Cyranette/21

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 164-177).

XII

— Liette, j’ai à sortir, mon enfant. J’espère qu’en mon absence vous serez bien sage. Le médecin…

La jeune femme fait la moue :

— Oh ! le médecin… Il est comme Gerty : si on l’écoutait !… D’ailleurs, pour venir à bout de cette vilaine toux qui me déchire la poitrine, je sais bien ce qu’il me faudrait, darling. Il me faudrait changer d’air, aller un peu là où il y a du soleil. Quel malheur que la Savoie soit si loin ! Et puis, traverser l’eau en ce moment, je n’en aurais pas le courage. Ça vous secoue trop, la mer. Mais quand je serai mieux, nous irons à Chambéry, n’est-ce pas ?

— Certainement. Je ne veux pas vous voir rouler à la neurasthénie, chère petite. Et, puisque vous vous ennuyez tellement ici, j’ai décidé de vendre mes terres. Nous garderons le manoir, qui est le patrimoine d’une longue lignée de Wellstone et que je voudrais pouvoir transmettre à mon fils (si le Lord nous en donne un) comme je l’ai reçu de mon père. Mais nous n’y viendrons qu’en été et n’y séjournerons qu’autant qu’il vous plaira. Le reste du temps, nous serons en Savoie, à Brighton ou ailleurs.

Liette tend les bras au brave garçon qui, depuis cinq mois, s’applique patiemment à déchiffrer son étrange petite nature qui, pour lui, tient de la sphynge.

— Ça, c’est mignon, darling ! Je ne sais si nous aurons un fils, mais assurément vous êtes un amour de mari…

Ils sont à l’étage d’Oak Grove, dans la grande chambre du devant réservée à la malade et dont les fenêtres s’ouvrent sur les pelouses du jardin et l’allée maîtresse de la chênaie.

Liette va mieux. Toutefois des précautions s’imposent si l’on veut éviter une rechute qui, d’après le docteur, serait très grave. Elle commence à se lever et même à quitter sa bergère, et elle pourrait descendre une heure ou deux chaque jour dans le parc, au bras de son mari, si les brumes et les nuées du Devon laissaient percer le pâle soleil d’automne. Mais l’humidité persiste ; un crachin tenace poisse l’air, enveloppe le rustique château d’une fine poussière d’embruns qui en détrempent les festons de lierre. Aussi Robert s’est-il rendu au conseil de son médecin, lequel, comme la jeune femme elle-même, estime que ce climat, si tempéré soit-il, ne lui convient pas. Encore faut-il pouvoir l’emmener. Et Mr. Wellstone, qui a des dispositions à prendre, préfère attendre qu’elle ait recouvré ses forces.

— Quand partons-nous ? interroge Liette, au bout d’un temps.

Il s’est assis à côté d’elle, car déjà elle ne tient plus en place.

— Dès que possible, mon enfant. Patientez encore quelques jours. À la première éclaircie, nous filerons.

Le sein de Liette se gonfle.

— Quelques jours et quelques jours, cela fait bien des jours, darling ! Et si la pluie ne cesse pas ? Pleut-il toujours comme ça, chez vous ?

— En cette saison-ci seulement. Vous avez vu la douceur de nos étés. Nos printemps sont également fort agréables. Mais en automne et en hiver, il arrive qu’il tombe beaucoup d’eau.

— Oui, beaucoup, murmure Liette.

Robert lui tient compagnie encore un moment, causant de choses et d’autres avec elle, notamment de l’arrivée possible des siens, à qui elle a demandé de venir la voir. S’ils viennent, comment fera-t-on ? Qu’à cela ne tienne. Mr. Wellstone compte louer tout un cottage là où l’on ira. On s’arrangera pour les y recevoir aussi hospitalièrement qu’à Oak Grove.

— Allons, dit le jeune homme, au revoir, chère petite chose. J’ai affaire, vous savez. Il me faut harceler l’avoué qui s’est chargé de la liquidation de mes biens.

D’ordinaire, quand il la quitte ainsi, ce n’est jamais qu’après une petite scène où, avec sa tyrannie d’enfant malade, elle lui reproche de la laisser à l’abandon. Mais telle est sa joie de la décision qu’il a prise de vendre ses terres que, cette fois, elle ne cherche pas à le retenir.

Good bye, darling… Dites à Mary de monter, voulez-vous ? Quand je la sonne, elle n’en finit pas de répondre à mes appels, et c’est agaçant. Je voudrais Pat aussi.

— Bon, dit Robert, comptez sur moi.

Par le fait, deux minutes après, bousculant la maid pour entrer plus vite, Patrick, un jeune fou de cocker irlandais, brun sur le dos, blanc sous le ventre, avec un poil crépu comme une laine, de larges oreilles tombantes, des yeux d’intelligence aux reflets presque humains, se précipite vers le fauteuil de sa maîtresse, autour de qui il gambade, saute et jappe, en lui léchant les mains et lui faisant mille amitiés, mille caresses.

— Doucement, Pat !… Vous me salissez, my boy ! Oh ! l’amour de toutou !

— Madame désire ? interroge la maid.

— Le courrier n’est pas arrivé ?

— Non, madame.

— Dieu que c’est long !… Il est souvent en retard le courrier, ne trouvez-vous pas, Mary ?

— Oui, madame, répond impassiblement la maid, qui a l’air d’une ordonnance plutôt que d’une chambrière, une ordonnance trop rompue au « drill » et au règlement militaire pour jamais sourire, jamais se départir d’une attitude martiale, jamais ouvrir la bouche avant qu’on ne lui ait adressé la parole, et ne répondant, d’ailleurs, que par monosyllabes.

— Vous devriez le faire observer au facteur.

— Bien, madame.

— Mais ce n’est peut-être pas sa faute, à ce brave homme. C’est sans doute la poste qui marche mal. Qu’en pensez-vous, Mary ?

— Je ne sais pas, madame.

— À moins que ce ne soit la pluie qui l’arrête en route, réfléchit Liette. Il ne doit pas être à la fête tous les jours quand il fait sa tournée. Comment peut-il y tenir, Mary ?

— Je ne sais pas, madame.

Liette hoche la tête. La voilà bien renseignée !

— Sois sage, Pat… Mr. Wellstone ne veut pas que nous fassions les fous, tant que je serai patraque… Mary !

— Madame ?

— Vous pouvez vous retirer, ma fille. Si j’ai des lettres au courrier, vous me les monterez tout de suite. Les journaux aussi. Les journaux français, s’entend, car les autres… Mais ils arrivent bien irrégulièrement, les journaux français, et avec des retards épouvantables… Ah ! cette guerre, Mary, cette guerre, quand finira-t-elle ?

— Je ne sais pas, madame.

— Espérons que ce sera bientôt. Les Bulgares ont capitulé. Les Autrichiens sont en pleine déroute. Seuls, les Boches tiennent encore, mais on les aura, Mary, on les aura… Vous avez un frère aux armées, m’avez-vous dit ?

— Non, madame.

— C’est juste. Je confonds avec Flora. Vous, Mary, vous y avez votre « boy », n’est-ce pas ?

— Non, madame.

— Ah ! oui, c’est Dora. Vous, Mary, vous n’y avez qu’un cousin ?

— Oui, madame.

— Un caporal, je crois ?

— Oui, madame.

— Il est venu jusqu’à Oak Grove lors de sa dernière permission ?

— Oui, madame.

— Vous devez bien l’aimer, ce brave cousin ?

— Oui, madame.

— Mais pas d’amour ?

— Non, madame.

— Tant mieux pour vous, ma fille. L’amour, voyez-vous, ça risquerait de vous mener trop loin. J’en sais quelque chose, moi qui ai quitté la France pour l’Angleterre, la Savoie pour le Devon, Chambéry pour Sidmouth et la rue Nézin pour Oak Grove… Vous n’êtes jamais allée en France, Mary ?

— Non, madame.

— Cela vous fera plaisir d’y venir avec moi ?

— Je ne sais pas, madame.

Liette part d’un éclat de rire qui fait aboyer Pat et met au front de la maid un pli soucieux. Elle craint que sa maîtresse ne se moque d’elle et, toute militaire qu’elle est dans l’âme, comme le caporal son cousin, elle a le sens de sa « respectability », ainsi qu’il sied d’une chambrière de bonne et pure race britannique. Très digne, elle insiste à dessein :

— Non, je ne sais pas, madame. Je ne crois pas, madame. Je…

— Mais si, mais si, vous verrez ! pouffe Liette de plus belle. Je vous présenterai à Agathe, la terreur de M. le curé. Elle ne sait jamais non plus, elle. Asinus asinum fricat. Vous vous entendrez très bien toutes les deux.

Et Mary, qui n’y a rien compris, s’en va de son pas de gendarme, que Liette rit encore en embrassant Pat, dressé sur le bras de son fauteuil.

— Quel numéro, cette Mary !… C’est pourtant vrai qu’il faudra que je la présente à Agathe. Mademoiselle Agathe Routin, gouvernante en chef de M. le curé de Maché… Miss Mary Broomstaff, première camériste du manoir d’Oak Grove — que dis-tu de ça, mon Pat ? N’est-ce pas que cela fera très bien dans le tableau ?

Un accès de toux interrompt brutalement la petite folle qui, de pale devenue rouge, et les larmes aux yeux, repousse le cocker, cherche son mouchoir et, ne le trouvant pas, appuie sur la poire de la sonnette électrique volante qui pend du plafond à portée de sa main.

Reparaît Mary.

— Un mouchoir, ma fille, dit Liette.

Et, après le mouchoir :

— J’ai les bronches en feu. Donnez-moi vite une tasse de tisane.

Et, la tisane apportée :

— Dieu que c’est amer, ce lichen ! Je n’en veux plus, vous entendez, Mary ?

— Oui, madame.

— Désormais vous ne me ferez que des infusions de mauves.

— Oui, madame.

— Allez, ma fille, et pensez à mon courrier.

Ainsi se passent les matinées de la jeune Mrs Wellstone à Oak Grove. Et ses après-midi n’en diffèrent guère, sauf en plus « saumâtre », car le courrier lui est généralement d’une grande distraction et le facteur n’en fait qu’une distribution par jour.

Certain matin qu’elle se morfondait dans son attente, le regard tendu sur la grande allée d’où il débouche nécessairement, elle le voit qui arrive à pas mesurés, comme un homme que rien ne presse. Oh ! la lenteur des minutes qui s’écoulent entre cette apparition et le moment où Mary lui apporte le plateau traditionnel ! Elle se tortille sur sa bergère, la tête tournée vers la porte qui tarde tant à s’ouvrir. Enfin, voici la maid, moins pressée encore que le facteur et qu’elle a déjà sonnée deux ou trois fois.

— Eh bien, Mary, que faisiez-vous ?

— Rien, madame.

— Vraiment ? Vous ne dormiez pas ?

— Non, madame.

Liette n’en est pas très convaincue malgré ses dénégations. Mais elle a mieux à faire que de tancer Mary et elle s’empare avidement des deux lettres qui sont sur le plateau, deux lettres de France, à l’écriture familière, une de Nise, une de M. le curé.

Nise lui écrit de Chambéry, à la date du 6 novembre 1918 :


« Ma bien chère sœur,

« Puisque tu te languis tant de nous et que l’état de la santé ne te permet pas d’affronter les fatigues du voyage, papa et maman me chargent de te dire qu’ils feront l’impossible pour l’aller voir en Angleterre aussitôt que l’on ne se battra plus. Or les derniers communiqués ont si fière allure que cette échéance, désirée de tous, paraît imminente. On assure que les Allemands lâchent pied sur toute la ligne et que, s’ils veulent éviter un désastre, un immense Sedan, ils n’ont plus un jour à perdre pour implorer la paix. Puisse-t-il en être ainsi ! Il est temps que ces affreuses boucheries prennent fin, que nos pauvres et braves soldats recueillent le bénéfice de leur vaillance et que leurs familles cessent de trembler pour eux.

« Je voudrais bien accompagner papa et maman et serais infiniment heureuse de répondre ainsi à ton invitation, ma chère petite. Mais ne compte pas trop sur moi. Je suis assez souffrante moi-même et, quoiqu’il n’y ait pas lieu de s’inquiéter à mon sujet, peut-être vaut-il mieux que je reste à la maison. Aucune décision n’est encore prise pour ou contre. Tout dépendra de mon degré de solidité. Quel que soit mon désir de nous retrouver un peu ensemble, tu comprends bien en effet qu’il ne serait pas raisonnable de m’exposer à tomber malade comme toi… »

Liette, que le début de la lettre avait enchantée, ne va pas plus loin et laisse retomber ses bras avec découragement. C’est son tour d’apprendre à lire entre les lignes et elle devine ce que son aînée hésite à lui annoncer crument. Nise ne viendra pas. D’ores et déjà, elle en est certaine. Et si Nise ne vient pas, ce n’est point que la traversée l’effraie comme elle voudrait le faire croire, mais qu’elle ne tient pas à repasser par où elle est passée à cause de Robert.

— Reste donc tranquille, Pat !… Tu es assommant, ce matin, mon pauvre ami !

Penaud de la petite tape qu’elle lui a infligée, le cocker lève sur sa maîtresse le doux reproche de ses bons yeux étonnés. Et, c’est plus fort qu’elle, voici que Liette se met à pleurer. Elle ne sait pas très bien ce qu’elle a ou plutôt elle le sait trop bien.

Lorsqu’elle a épousé Robert, à quel mobile a-t-elle obéi ? L’aimait-elle vraiment ? Grand, beau, distingué, son genre lui plaisait beaucoup. Et elle était fière de se montrer à son bras, comme on l’est quand on a été une petite jeune fille sans grand avenir devant soi et que l’on se voit élevée à la dignité de dame — d’une dame richement rentée, d’une lady du meilleur monde roulant auto et ayant tout un train de maison. Mais l’aimait-elle ?… Ses prévenances et ses soins la comblaient d’aise. Elle lui témoignait une sympathie croissante, une réelle affection faite de reconnaissance, d’estime et d’orgueil, de reconnaissance pour sa bonté, d’estime pour son caractère, d’orgueil pour sa fortune et sa position sociale. Mais l’aimait-elle ?… L’aimait-elle vraiment comme l’aimait Nise, d’un pur et puissant amour où gratitude, intérêt, vanité n’avaient rien à voir, d’un amour si entier et si exclusif qu’il se suffirait à lui-même et qu’elle eût aimé tout autant, voire davantage, si Mr. Wellstone était revenu défiguré de la guerre ou s’y était ruiné ?

Aujourd’hui même est-elle bien sûre de l’aimer autrement que comme un généreux ami, un bon camarade, un charmant garçon qu’elle apprécie de plus en plus pour toutes ses qualités et qu’elle trouve exquis parce qu’il lui est indulgent comme M. Daliot et bienveillant comme M. le curé ?

Non, elle n’en est pas très sûre, et c’est ce qui lui arrache des larmes. Elle se rappelle son avertissement, à M. le curé. Elle se revoit délibérant avec lui dans son cabinet de travail et l’entend encore lui dire d’un ton si solennel :

— Chère petite, nul plus que moi ne désire que la vie te soit toujours facile et douce. Puisse aucun regret, aucun remords n’assombrir cet avenir inconnu vers lequel tu t’élances avec une si belle insouciance !

Cet avenir, à présent qu’elle le connaît, répond-il bien à ses espérances ? Et même répond-il bien aux aspirations de Robert ? L’aime-t-il bien, Robert, l’aime-t-il passionnément comme il aimait la Liette d’avant le mariage — une Liette qui n’était pas la vraie Liette, qui n’en était que le prête-nom ?

Infortunée Denise !

Est-ce l’effet du mal qui mine la jeune Mrs Wellstone et dont, non plus que son entourage, elle ne soupçonne pas encore toute la gravité ? Est-ce le résultat de cette souffrance où le sceptique voit un motif de plus de douter, mais où le croyant voit, lui, une autre raison de croire parce qu’il la sait purifiante et régénératrice ? Le remords n’est pas étranger à la crise de la jeune Mrs Wellstone et elle commence à comprendre qu’elle n’a pas bien agi en donnant le change à Robert et en n’écoutant pas

M. le curé qui s’efforça de la mettre en garde contre les conséquences de cette erreur. Mais que peut-il bien avoir encore à lui reprocher, M. le curé ? Ne serait-ce pas de lui avoir écrit pour le prier d’insister près de sa sœur et de ses parents afin de les décider à la venir voir ? Voyons un peu ce qu’il dit :

« Ma chère enfant,

« J’espère que ce mot te trouvera plus vaillante. Cependant, je me suis empressé de déférer à ton désir et d’appuyer ta requête. Sache que tes parents sont disposés à y donner suite dans la mesure de leurs moyens. On parle d’un armistice prochain. S’il est signé, ce ne sera plus pour eux qu’une question de formalités et là encore je pourrai t’être utile en leur facilitant les démarches de mon mieux.

« Mais, ma chère enfant, ne me demande pas l’impossible. Quelque disposé que je sois à te venir en aide dans l’espèce de crise que tu sembles traverser, tu ne peux attendre de moi que je fasse pression sur ta sœur pour qu’elle aille là-bas. Denise a toujours besoin de beaucoup de ménagements, mon enfant, et, il serait inique de lui imposer une épreuve qui pourrait avoir de si déplorables résultats. Ta maman qui, je ne sais comment, a fini par découvrir la vérité, partage mon sentiment à cet égard. Je ne doute pas que tu le partages aussi et qu’en y réfléchissant… »

Pour la seconde fois, les mains de Liette retombent lourdement, et ses larmes coulent, lentes et amères, le long de ses joues creuses où la fièvre met comme un éclat de mauvais aloi.

— Pat !… Viens, mon chien ! Console-moi ! Je suis si misérable !

Une réaction se produit sous la première pensée qui lui vient et, dans un ressaut de volonté, ayant sonné la maid :

— Mary, dit-elle, donnez-moi vite de quoi écrire !

Avec l’aide de cette femme, elle s’installe à un guéridon. Mary, patiente en somme et attentionnée, lui cale le dos avec des coussins, dispose l’encre et la plume devant elle, ouvre le sous-main où sont des feuilles de papier au chiffre de la jeune Mrs Wellstone et qu’orne cette belle devise qui est la sienne : « Ma foi est ma loi ! »

— Si Nise ne vient pas, soliloque-t-elle, c’est à cause de Robert. Mais si j’éloigne Robert de moi, elle pourra venir sans inconvénient, je présume. Oui, mais, comment éloigner Robert ?

Cette autre réflexion coupe l’inspiration à Liette.

— Mary ! Mary !

— Madame ?

— Décidément, je ne me sens pas capable de répondre à ces lettres aujourd’hui. Remettez-moi dans ma bergère, ma fille… Et puis jetez donc une bûche dans la cheminée. Ce n’est pas le bois qui manque à Oak Grove et, moi, je n’ai pas chaud.

Dehors, la tempête mugit et bouscule la chênaie ; les averses cognent aux vitres et le grand feu qui brule jour et nuit dans la chambre de la convalescente n’y maintient une température assez douce qu’autant qu’il donne toute sa flamme.

Voyant que sa maîtresse n’est pas d’humeur à jouer, Pat va se coucher sur la dalle du foyer, entre les sphynx hiératiques des landiers monumentaux qui l’encadrent. Et Liette, derechef esseulée, se console comme elle peut.

— Éloigner Robert, non, je n’en ai pas le moyen… Enfin, tant pis !… Si Nise reste à la maison, tant pis pour moi. Je ne l’aurai pas volé et c’est plus que je ne mérite si papa et maman se décident à venir… Mais quand viendront-ils ? Mettons qu’il faille huit ou dix jours pour les formalités. Je pense bien qu’il n’en faudra pas davantage. Mais ce délai ne courra qu’à partir de l’armistice, a l’air de dire M. le curé. Voyons un peu… Mary !… Allons bon, elle est redescendue (nouveau coup de sonnette)… Il ne faut pas vous sauver comme cela, ma fille, sans savoir si je n’ai plus besoin de vous… Qu’est-ce que je voulais vous demander déjà ? Je ne me rappelle plus, tenez, vous me faites perdre la tête… Ah oui… les journaux ! Il n’y en avait pas au courrier ?

— Non, madame.

— Pas même de journaux anglais ?

— Si, madame.

— Qu’attendez-vous pour me les monter ?

La maid, toujours impassible, redescend chercher les feuilles. Liette en déplie une et la parcourt fébrilement.

— Le communiqué… Où diable niche-t-il, le communiqué, dans vos gazettes anglaises, Mary ?

— Je ne sais pas, madame.

— Vous ne les lisez donc pas ?

— Non, madame.

— Eh bien, vous n’êtes guère curieuse, ma fille… Ah ! le voici, tenez, enfoui et comme caché dans le bas de cette colonne. Si c’était le compte rendu d’un match de boxe ou de football, il s’étalerait sous une manchette d’un pied, dans le haut de la première page. Mais un communiqué… peuh !

Elle s’arrête un instant et pousse un petit cri :

— Mais non, je n’y étais pas. Ça, ce n’est que le communiqué de l’armée d’Orient. L’autre, le bon, est bien en première page et en caractères gras. Il paraît même joliment intéressant !

Elle s’absorbe dans sa lecture, arrêtée par des mots rares, des termes techniques, des phrases, difficiles. Mais l’ensemble la satisfait beaucoup.

— Les Boches demandent la cessation immédiate des hostilités, Mary ! Hier, le maréchal Foch, mon compatriote, vous savez, a reçu leurs plénipotentiaires. On s’attend à la signature d’un armistice pour aujourd’hui. Vous voyez que j’ai bien fait de regarder dans le journal. Mr. Wellstone ne m’avait rien dit et, si je savais déjà que ça marchait très bien, je ne m’attendais pas à un pareil coup de théâtre.

Dans cet instant, du côté de la mer, des salves d’artillerie grondent formidablement. Ce sont les batteries côtières qui tonnent toutes à la fois, faisant trembler les vitres d’Oak Grove et jusqu’aux tableaux de la chambre.

— Mary !… Le canon !

— Oui, madame.

— Est-ce que les pourparlers sont rompus ? La guerre recommence peut-être. Peut-être les Boches nous tendaient-ils un piège pour mieux bombarder Sidmouth.

— Je ne sais pas, madame.

— Moi non plus, comme de juste, mais vous feriez bien d’aller voir. C’est très important, cette canonnade-là. Ça me rappelle les raids de gothas à Paris. Vous n’avez jamais été bombardés à Oak Grove, Mary ?

— Non, madame.

— Je ne vous souhaite pas de l’être… Allez voir et ne soyez pas trop longue, ma fille… Pat, ici ! Ne t’en va pas, toi. Toute seule, j’aurais trop peur. Et puis, s’il y a un débarquement avant le retour de Robert, tu me défendras, dis, mon petit chien ?

Mary revient bientôt. Elle revient avec Flora, avec Dora, avec tout le personnel féminin d’Oak Grove, que suit tout le personnel masculin. Et chez ces gens si flegmatiques, c’est une émotion, une effervescence extraordinaire.

— Oh ! madame… Oh ! madame…

— Quoi ? interroge ardemment la jeune Mrs Wellstone, gagnée par la contagion.

— L’armistice, madame ! L’armistice !

Liette, surexcitée, transfigurée, s’est levée d’un bond. Elle a tout oublié, sa faiblesse et sa langueur, la promesse qu’elle a faite à Robert d’être bien sage en son absence, jusqu’à sa dignité un peu factice de grande dame.

— Nous sommes vainqueurs ?

— Oui, madame, dit un palefrenier. Vive la France !

— Vive l’Angleterre ! s’écrie Liette, complètement emballée.

— Madame, reprend le palefrenier, avec une belle révérence, nous voudrions bien aller voir un peu au village. Monsieur n’est pas at home. Si madame avait la bonté de nous permettre…

— Mais oui, mes amis. Courez !… Courez-y tous ! J’y vais moi-même.

— Oh ! fait Dora. Si j’étais de madame, ce n’est pas là que j’irais.

— Et où iriez-vous, ma bonne ?

— À Plymouth, madame ! L’escadre toute pavoisée, les équipages à terre, le défilé de la garnison : c’est ça qui va être beau !

— Vous faites bien de me le dire. Il faut que je voie cela. L’armistice !… La victoire !… Pareille occasion ne se rencontre pas deux fois dans la vie… Mais dites-moi, Fred, comment Mr. Wellstone est-il sorti ?

— Monsieur a pris le cab, répond le palefrenier.

— Prévenez le chauffeur, dit Liette. Qu’il prépare l’auto !… Allez, braves gens ! Allez le prévenir… Pas vous, Mary. J’ai besoin de vous pour m’habiller. Et puis vous m’accompagnerez, ma fille. À Plymouth ! À Plymouth !