Cyranette/22

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 178-189).

XIII

Quinze jours plus tard, ayant reconduit le docteur jusqu’à la grille du parc, Mr. Wellstone, pâle, soucieux, comme harassé, donne nerveusement ses instructions aux domestiques avant de remonter près de sa femme, laissée à la garde de Mary.

La rechute qui était à craindre a terrassé Liette au retour de sa folle équipée de Plymouth. Et ce soir-là, et toute la nuit, pendant que l’on courait de droite et de gauche après le médecin parti soigner d’autres malades, Robert a dû veiller la chère et imprudente enfant. Brûlée par la fièvre et toute délirante, ne se croyait-elle pas tantôt rue Nézin ou au presbytère de Mâché, tantôt à Paris, pendant le raid des gothas, bu sur le paquebot, au fort de la tempête ? Puis, subitement, sans transition, elle échangeait des propos aigres-doux avec Gerty, pourchassait Pat dans la grande allée d’Oak Grove, ou prenait part à l’explosion d’allégresse qui avait accueilli la nouvelle de l’armistice. Et, bien que tout cela fût aussi décousu, aussi incohérent, aussi absurde que le peuvent être des scènes de cauchemar, Robert n’en était que plus douloureusement affecté quand, penché sur elle, de toute sa tendresse conjugale, il s’efforçait en vain d’endiguer ce flot de propos étranges qu’entrecoupaient de brusques sanglots et des éclats de rire nerveux. Loin de se taire comme il l’en conjurait, elle s’était mise à chanter, non plus de sa jolie voix de soprano, d’une petite voix fêlée, lointaine, comme réduite à un filet et qu’une quinte de toux, un râle achevaient parfois de briser. Et c’était tout son répertoire qui y avait passé par bribes et par morceaux, depuis le « Petit Pioupiou » du concert de charité jusqu’à ce délicieux « Noël » d’Augusta Holmès qu’elle rappelait récemment à Nise, mais qui, nasillé ainsi, par cet organe de ventriloque, dans cette lugubre nuit de novembre, au fond de ce vieux manoir battu par la pluie et le vent, détonnait à faire mal :

Trois anges sont venus ce soir
M’apporter de bien belles choses…

Un air surtout revenait en leitmotiv, lancinant, obsédant comme une hantise, l’air alerte et triomphal de cette Madelon dont la vogue s’étendait à l’Angleterre et que, l’autre jour, en plein Plymouth, dans les rues débordantes d’une foule ivre de joie, elle s’était mise à reprendre de toutes ses forces, dix fois, cent fois, jusqu’à épuisement :

Quand Madelon vient nous verser à boire…

Elle a déliré ainsi durant des heures et des heures, et délirait encore à l’arrivée tardive du médecin dont les remèdes n’ont réussi qu’à couper sa fièvre, car depuis lors, sous l’œil impuissant de Robert, atterré de la marche rapide, implacable, du mal, elle n’est pas sortie d’une prostration, d’une atonie plus effrayantes peut-être que son délire.

Pourtant, ce matin, quand son mari est allé reconduire le docteur, elle semblait moins déprimée. Et il se peut que ce ne soit là que ce mieux qui, si souvent, prélude au pire, mais à peine les deux hommes ont-ils eu quitté sa chambre qu’elle a ouvert des yeux dont la flamme naguère vacillante, comme éteinte, paraît se raviver. Pénétrée d’une douce langueur, d’une sorte de béatitude, elle a regardé un moment autour d’elle et s’est vue esseulée dans son grand lit bas, tendu de rideaux blancs, jusqu’où se glisse un jour moins terne que d’habitude. Par extraordinaire, en effet, le soleil a percé. Il épanche sa douceur d’arrière-saison sur les chênes presque dépouillés du parc. Il caresse les vitres encore emperlées de gouttes scintillantes et, des pelouses mouillées, si vertes toujours, monte un arôme de foin que la chambre aspire par ses baies entr’ouvertes.

— Mary, soulevez-moi sur mes oreillers, voulez-vous ? J’ai à écrire.

La maid hésite. Si madame enfreint à nouveau les ordres du docteur, que dira monsieur ? Mais madame insiste :

— Entendez-vous, Mary ?

Mary obéit à regret. Pour un soldat, le devoir n’est pas très clair dès qu’un chef donne une consigne et que l’autre la viole. Et quand monsieur a dit ceci et que madame fait cela, la maid, volontiers, rentrerait sous terre.

Liette doit faire un grand effort pour tenir la plume, mais elle sait s’armer en pareil cas d’une volonté, d’une énergie qui confondent Mary, comme elles passent Mr. Wellstone en personne. Ce qui fait qu’au bout d’un petit quart d’heure, venant à rejoindre sa femme, ledit Mr. Wellstone la surprend une fois de plus en flagrant délit de désobéissance. Discrétion ou tout autre motif, Mary s’esquive sans demander son reste.

— Liette, mon enfant, vous faites mon désespoir !

— J’en suis désespérée moi-même, darling, assure doucement la coupable. Mais il me fallait écrire cette lettre. Et, l’ayant commencée, vous permettrez que je la termine.

— C’est de l’avoir commencée que je vous fais reproche, Liette. Quant à vouloir la terminer, faible comme vous l’êtes, en vérité, mon enfant, vous n’êtes pas raisonnable.

— Raisonnable, darling, je ne l’ai jamais été. Il est un peu tard pour m’y mettre aujourd’hui.

— Vous n’êtes qu’une enfant.

— Oh ! non, Robert. Autrefois, je ne dis pas. Plus maintenant, mon ami.

Elle s’exprime si gravement que le jeune homme, un instant, en demeure interloqué.

— Vous êtes une enfant, répète-t-il machinalement. Si vous n’en étiez pas une, il y a longtemps que vous seriez guérie et que nous aurions quitte Oak Grove. Mais vous ne faites rien de ce qu’il faudrait faire pour vous rétablir, ma pauvre Liette. Le jour de l’armistice, par exemple, quelle imprudence de vous en aller à Plymouth sous la pluie et par le froid !

— Pouvais-je demeurer insensible à l’enthousiasme général ? Vous-même, Robert, entendant les cloches et le canon, n’avez-vous pas renoncé à vos démarches ?

— Oui, pour rentrer chez nous et ne pas vous y trouver, hélas !

— Mais vous m’avez rejointe en ville !

— Trop tard ! Vous vous étiez échauffée et brisée à crier et à chanter.

— On m’avait reconnue comme Française et on m’acclamait de si bon cœur, on poussait de tels hourras en l’honneur de mon pays, que n’importe qui, à ma place, eût fait comme moi. N’aurais-je pas eu mauvaise grâce à me dérober, quand ces braves gens me demandaient de leur chanter la Marseillaise ou la Madelon ?

— Oui, mais dans quel état je vous ai retrouvée !

Liette baisse la tête avec accablement. C’est vrai, elle a été bien imprudente encore ce jour-là et, depuis, son mal s’est terriblement aggravé. Mais ce qui est fait est fait. Il n’y a pas à y revenir.

— Ne me grondez pas trop, darling ! Je suis si punie !

Il l’embrasse tendrement et veut lui ôter l’écritoire qu’elle tient sur ses genoux, mais elle supplie :

— Non, Robert, il faut que je termine cette lettre.

— À qui est-elle destinée ?

— Vous êtes bien curieux.

— Pas du tout, mon enfant, mais comme j’ai écrit moi-même à Chambéry, pour presser M. et Mme Daliot de venir…

— Vous n’avez pas écrit à M. le curé. Et moi, darling, je veux que M. le curé vienne aussi.

— S’il vient, il sera le bienvenu, articule avec effort Mr. Wellstone, dont l’émotion va grandissant. Mais pourquoi lui écrire de votre main, Liette ? Je pourrais très bien le faire, moi.

— Ce ne serait pas pareil, darling. J’ai des choses à lui dire… Et si, par malheur, il ne vient pas, ces choses-là, j’entends qu’il les sache tout de même.

— Quelles choses, mon enfant ?

— Des choses que vous saurez aussi un jour, Robert.

— Pourquoi pas tout de suite ?

Liette le regarde étrangement.

— Au fait, vous avez raison : pourquoi pas tout de suite ?

Assis sur le bord du lit, il lui a passé le bras autour de la taille pour la soutenir et il sent battre contre le sien ce petit cœur de linotte.

Elle se recueille, puis câline :

— D’abord, darling, laissez-moi vous chanter quelque chose.

Il a un léger tic, l’air de dire : « mon Dieu, encore ! » mais elle va au-devant de toute objection.

— Oh ! pas la Madelon, bien entendu, elle ne serait plus de mise. Quelque chose qui vous fera comprendre ce que je ressens, darling.

Il n’ose la mécontenter.

— Chantez, mais très bas, mon enfant.

— Oui, en sourdine, à votre oreille.

Elle tousse, exprès cette fois, pour se dégager la gorge, et sa voix, contenue, mais redevenue mélodieuse et où ne tremble qu’un grand attendrissement, s’élève à peine dans le silence intime de la chambre.

Combien j’ai souvenance
Du joli lieu de ma naissance,
Ma sœur, qu’ils étaient beaux les jours
De France !
Ô mon pays, sois mes amours,
Toujours !

Robert, à cette poignante évocation de la patrie lointaine, où il retrouve ses propres nostalgies de soldat, ne sait comment retenir les soupirs qui l’oppressent. Mais Liette s’en aperçoit et ne va pas plus loin.

— Oh ! darling, ne voyez pas là un reproche. J’ai le mal du pays, mais vous n’y êtes pour rien.

— Je ne sais, balbutie-t-il. Si je vous avais enveloppée de plus de soins et de tendresse, le spleen ne vous ravagerait pas.

— Ni vos soins, ni votre tendresse ne m’ont manqué, darling. Mais — et c’est où il me fallait en venir — je n’avais pas droit à votre amour, puisque votre cœur ne vous appartenait plus.

Un tressaillement involontaire trahit le jeune homme, lors même qu’il proteste :

— Oh ! chère aimée, pouvez-vous bien… ?

— Ne m’appelez pas ainsi. Appelez-moi plutôt votre enfant, bien que, je vous l’ai dit, je ne sois plus la petite chose frivole et fantasque qui s’est jetée étourdiment en travers de votre bonheur.

— Que voulez-vous dire, Liette ? balbutie-t-il dans son émoi.

— Quelque chose de beaucoup plus douloureux encore pour moi que pour vous, mon ami. Quelque chose que je n’oserais jamais vous dire si je n’en étais au chapitre de la mort.

— De la mort ! Vous, Liette ? Quelle idée !

Elle se blottit contre lui, qui semble lui faire rempart de sa force et de son affection.

— Ce n’est pas une idée, c’est une conviction, une certitude que j’ai depuis quelques jours. Je ne reverrai pas ma Savoie. Et si papa et maman, si ma chère sœur Denise et notre bon M. le Curé n’arrivent pas bientôt, je sais que je ne les reverrai pas non plus.

— Nonsense ! s’efforce-t-il de se récrier bravement. Auriez-vous encore de la fièvre ?

Liette hocha la tête : elle a senti frissonner le jeune homme, qui ne sait pas mentir.

— Ni fièvre, ni délire, non. Et combien de fois devrai-je vous répéter que je ne suis plus une poupée ? La poupée, déjà, est morte, darling. Il a suffi d’un choc et elle s’est brisée en morceaux, ne laissant échapper que du son. Beaucoup de bruit pour rien.

Elle sourit vaguement de son calembour, qui a d’ailleurs échappé à Robert, et, avec ce sérieux, cette gravité sereine qu’il ne lui connaissait pas depuis leur mariage :

— Le médecin m’a condamnée, Robert. J’ai lu son verdict dans vos yeux. Mais vous n’y êtes pour rien encore une fois, et il est juste que je m’en aille.

— Ma chère petite, je vous en supplie, ne parlez pas ainsi. C’est blasphémer.

— Oh ! non. C’est reconnaître mon erreur, une erreur qui, M. le curé m’en avait prévenue, portait son châtiment en soi. Je ne devais pas m’interposer entre vous et celle que vous aimiez, Robert. Je le devais d’autant moins qu’elle vous aimait aussi et qu’en vous donnant le change je la livrais au désespoir.

— Je ne comprends pas, je ne comprends pas, assure le jeune homme, en toute sincérité.

— Attendez, vous allez comprendre, mon ami. Si je ne vous arrache pas plus vite à vos illusions, c’est qu’il m’est très pénible de le faire… Qui aimiez-vous avant notre mariage ?

— Mais vous assurément !

— Non, Robert, pas moi. Celle qui vous écrivait sous mon nom et dont les qualités s’harmonisaient si bien avec les vôtres. Et celle-là, vous la connaissez, mon pauvre ami. C’est la meilleure, la plus dévouée des sœurs.

Mr. Wellstone blêmit. Pour lui, qui cherchait la vérité depuis six mois, quelle brusque clarté, quelle révélation !

— Denise ?

— Denise ! affirme véhémentement Liette… Oh ! croyez-moi, Robert, je n’ai péché que par légèreté et un peu aussi par vanité. Mais j’ai besoin de votre pardon comme de celui de Nise, mon cher ami. Je ne puis m’en aller sans l’assurance que vous me serez indulgents tous les deux et que mon souvenir ne vous abreuvera pas d’amertume. Non, Robert ! Je ne puis partir ainsi, sans avoir au moins l’espoir que le mal que j’ai fait involontairement, mais fait tout de même, n’est pas irréparable et qu’il sera réparé un jour.

Et avec exaltation :

— Songez-y ! Puis-je comparaître devant Dieu avec cette tache sur la conscience ? Denise vous aime. Dans sa timidité, elle a fait un secret de cet amour. Dans sa modestie, elle s’est effacée devant moi. Dans sa bonté et son abnégation, elle s’est sacrifiée tout entière, et c’est miracle qu’elle ait survécu à ce sacrifice, M. le curé vous le dira comme moi. Et qui plus est, vous n’avez jamais cessé de l’aimer, vous, Robert. C’est elle que vous aviez découverte, elle, l’âme tendre et sûre à qui vous rêviez obscurément. Moi je n’étais que la marionnette qui vous faisait peur et l’impression que j’avais produite sur vous n’était pas trompeuse, comme vous en veniez à le penser sur la foi de notre correspondance. Les belles lettres que vous receviez n’étaient pas de moi. Elles étaient de Nise et toutes imprégnées de son esprit, de son âme et de son cœur. C’est Nise qui vous apparaissait à travers elles si différente du jugement que vous aviez porté sur moi. Vous ne m’aviez nullement devinée, nullement comprise comme vous l’imaginiez, mais vous l’aviez très bien devinée, très bien comprise, elle. Et de votre propre aveu — car j’ai bonne mémoire, Robert, — c’est ce qui a dissipé le doute que vous aviez à mon sujet. C’est pourquoi, mon pauvre ami, qui me connaissiez si peu, il n’y eut plus en vous que de la joie et de l’amour et vous en vîntes à m’écrire que vous m’aimiez ardemment, passionnément, de toutes vos forces, pour la vie.

Liette, sur un hoquet qui sonne comme un sanglot, s’arrête, épuisée. Dans la tête de Robert, tout n’est que vertige. Un immense désarroi lui bouleverse l’âme et le cœur, et peut-être y a-t-il chez lui, à ce moment, comme un effroi, comme une répulsion — l’épouvante de tout ce qu’il vient d’entendre, le choc en retour d’une affection qui se brise. Mais ce n’est là qu’un sentiment passager et qui l’effleure à peine. Au fond de cette âme si noble, seule la pitié subsiste ; pour ce cœur si généreux ne comptent que la franchise de Liette et la sincérité de sa contrition. Et cette pitié grandit, et cette générosité emporte tout, quand l’homme sent défaillir dans ses bras la frêle et déconcertante créature qui a fait le mal sans le savoir et qui, sachant l’avoir fait, en a tant de regret, tant de chagrin, tant de remords.

— Liette, my child, mon petit enfant !

Le soleil danse par le travers de la chambre comme il dansait chaque matin dans celle des deux sœurs, à Chambéry. Il arrive jusqu’au lit où, sans les bras qui l’enlacent, Liette retomberait, pâmée de douleur.

— Mon enfant, revenez à vous ! Vous vivrez, Liette ! Vous vivrez, vous dis-je, par amour de Nise et de moi !

— Là-haut, oui, dit-elle en levant les yeux au ciel. Et je ne serai plus entre vous comme une ombre. Je planerai sur votre bonheur commun. J’en serai l’ange gardien.

Il ne trouve plus rien à dire que ceci :

— Nous verrons ce que M. le curé en pense. Car il va venir, mon enfant, je vous réponds qu’il va venir.

— Oui, n’est-ce pas ? Il le faut. Et vous convenez que je n’ai pas tort de lui écrire.

— Oh ! dit Robert, en se contraignant à un sourire confiant, je ne vous avais pas attendue pour le faire, Liette. Je lui ai déjà écrit, comme à vos parents, et même télégraphié. Mon intention était de vous faire la surprise de son arrivée, qui est imminente.

— Il vous a répondu ?

— Oui, mon enfant.

— Et Nise vient aussi ?

— Oui, mon enfant. Je les attends aujourd’hui même.

— Ah ! mon Dieu, merci ! dit Liette avec ferveur.

Sa jolie petite tête pâle et maigre, où les yeux, immenses, cernés de bistre, scintillent comme des étoiles derrière l’embu de leurs larmes, se retourne vers Robert qui, à bout de vaillance, les dents plantées dans les lèvres, ferme les paupières pour retenir l’eau qui les gonfle.

— Ne pleurez pas, mon ami. Dieu est juste, Dieu est bon. Et puisque sa sagesse nous éclaire, nous devons l’en remercier…

En bas, dans le « parlour », les domestiques tiennent conciliabule.

— Il va être l’heure d’aller au train, dit John, le chauffeur. Mais je me demande comment je vais identifier la famille de madame.

— Ce n’est pourtant pas malin, répond Fred, le palefrenier. Monsieur vous a dit à l’instant, devant Dora et moi, qu’un prêtre français accompagne monsieur son beau-père, madame sa belle-mère et mademoiselle sa belle-sœur. Une soutane en gare de Sidmouth, il n’y a pas moyen de s’y tromper, mon vieux.

— Mais, dit John à Mary, croyez-vous que Madame soit si bas ?

— Hélas ! soupire la maid, dont la froideur, la raideur ne sont après tout qu’en surface. Phtisie aiguë, on a beau faire, John, ça ne pardonne pas…

En haut, dans la grande chambre de la malade. Robert, le visage caché parmi la chevelure éparse de Liette, pleure silencieusement. Ah ! ces larmes d’homme, qui pourrait dire de quoi au juste elles sont faites, de quelle tendresse et de quelle compassion pour celle qui se meurt et qui, si elle ne pouvait se faire aimer vraiment de lui, comme une sweetheart de son sweetheart, sut être une si gentille petite femme et se faire chérir comme un enfant ?

— My child !… My own dear little child !

— Ne pleurez pas, Robert, ou je vais pleurer aussi et ce n’est pas le moment, puisque, dites-vous, père, mère, Nise et M. le curé sont sur le point d’arriver. J’aime mieux chanter, chanter encore… Oh ! laissez-moi chanter encore un peu, mon ami ! Rien qu’un couplet, pendant que le soleil me caresse et m’empêche de tousser. Le soleil, c’était ma vie, à moi. Le soleil et la neige, comme l’edelweiss qui pousse dans l’une et fleurit dans l’autre. Et vous savez, darling, en France, tout finit par des chansons.

Il se raidit, parvient à sourire comme elle.

— Ne vous fatiguez pas, my child.

— Au contraire. Je vais me mettre l’âme en fête pour mieux accueillir les miens… Vous vous rappelez, Robert, le jour où nous étions allés au Bourget avec Denise ? Le lac était si beau, vers le soir, avec ses eaux bleues, roses et violettes, que, si je vous avais écouté, nous aurions manqué le dernier train à force de nous attarder dans leur contemplation. Denise rêvait comme vous. Et moi, petite folle, je fredonnais je ne sais quoi, tout ce qui me passait par la tête, quand vous me demandâtes le Lac de Lamartine. Mais je ne voulus pas le chanter. Un caprice. Et je ne chantai que le Temps des Cerises, comme pour faire un peu plus de peine encore à ma pauvre sœur :

J’aimerai toujours le temps des cerises
C’est de ce temps-là que je garde au cœur
Une plaie ouverte !
Et dame Fortune, en m’étant offerte,
Ne pourra jamais fermer ma douleur…

« J’ai été bien vilaine ce soir-là, mon ami. Mais ne mentais-je tant à moi-même en persiflant :

Quand vous en serez au temps des cerises,
Si vous avez peur des chagrins d’amour,
Évitez les belles !
Moi qui ne crains pas les peines cruelles,
Je ne vivrai point sans souffrir un jour.

Et puisque ce jour est venu, ô Robert, je veux vous le chanter, le Lac. Je veux vous le chanter comme je vous l’aurais chanté là-bas, sur ses belles eaux dormantes, si je vous avais aimé comme vous aimait Denise :

Ô lac, l’année à peine a fini sa carrière
Et près des flots chéris qu’elle devait revoir
Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s’asseoir…
Un soir, t’en souvient-il, nous voguions en silence,
On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux.
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Les flots harmonieux.

— Écoutez ! dit Fred, dans le parloir. Je crois que madame chante.

— Dieu l’assiste ! murmure Dora. Le rossignol aussi chante avant de rendre l’âme… Dépêchez-vous, John ! Mais dépêchez-vous donc, lambin ! Et ramenez vite la famille de madame, car, croyez-moi, il n’y a qu’un ange pour chanter un chant si suave…