Cyropédie (Trad. Talbot)/Livre I

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Cyropédie. Livre I
Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 191-228).
LIVRE II.  ►


CYROPÉDIE
OU
ÉDUCATION DE CYRUS.


LIVRE PREMIER[1].


CHAPITRE PREMIER.


Instabilité des gouvernements et difficulté de gouverner les hommes. — Cyrus prouve cependant que l’homme peut commander a ses semblables, s’il sait bien user du pouvoir. — Les grandes actions de Cyrus ont engagé Xénophon à écrire la vie de cet homme extraordinaire.


Une pensée nous venait un jour à l’esprit : c’est le grand nombre de démocraties renversées par des gens qui préféraient tout autre gouvernement à la démocratie, puis le nombre de monarchies et d’oligarchies détruites par des factions démocratiques, enfin le nombre d’hommes qui, voulant exercer la tyrannie, ont été renversés en un clin d’œil, tandis que d’autres, pour s’être maintenus quelque temps, sont admirés comme gens prudents et chanceux. Nous réfléchissions aussi que, dans les maisons privées, composées, les unes d’une foule de domestiques, les autres d’un personnel peu nombreux, il se trouve des maîtres qui ne sauraient se faire obéir même de ce petit nombre. Nous songions encore que les bouviers commandent aux bœufs, les palefreniers aux chevaux, et qu’enfin tous ceux qu’on appelle pasteurs sont considérés comme les chefs de ces animaux qu’ils surveillent. Or, il nous semblait voir que ces troupeaux obéissent plus volontiers à ceux qui les conduisent, que les hommes à ceux qui les gouvernent. Car les troupeaux vont où les pasteurs les mènent, paissent dans les endroits où on les lâche, s’abstiennent de ceux dont on les écarte, et laissent les pasteurs user de ce qu’ils rapportent absolument comme ils l’entendent. En effet, nous n’avons jamais appris qu’aucun troupeau se soit révolté contre le pasteur, ou pour ne point obéir, ou pour ne pas leur permettre d’user du produit qu’il leur donne. Il y a plus, les troupeaux sont moins faciles à tous les étrangers qu’à ceux qui les gouvernent et qui en tirent profit. Les hommes, au contraire, conspirent de préférence contre ceux qu’ils voient entreprendre de les gouverner.

Ces réflexions nous conduisaient à conclure qu’il est facile à quiconque est né homme de gouverner toute espèce d’animaux, plutôt que des hommes. Mais quand nous eûmes considéré que jadis Cyrus le Perse eut sous sa domination une immense quantité d’hommes qui lui obéirent, une immense quantité de villes et une quantité immense de nations, nous fûmes obligé de changer d’avis et de reconnaître que ce n’est point une œuvre impossible, ni même difficile, de gouverner les hommes, quand on s’y prend avec adresse. En effet, nous savons que des hommes se sont empressés d’obéir à Cyrus, bien qu’éloignés de lui d’une marche d’un grand nombre de journées et même de mois, quelques-uns ne l’ayant jamais vu, et d’autres sachant qu’ils ne le verraient jamais : et cependant ils voulaient être ses sujets. Aussi laissa-t-il bien loin derrière lui les autres rois qui ont hérité du pouvoir paternel ou qui ont acquis par eux-mêmes leur empire. En effet, le roi des Scythes ne pourrait se rendre maître d’aucun autre peuple, quoique les Scythes soient très-nombreux, mais il se contenterait de demeurer chef de sa propre nation ; le roi de Thrace voudrait demeurer chef des Thraces, l’Illyrien des Illyriens, et de même pour toutes les autres nations connues. De là vient qu’il y a, dit-on, encore aujourd’hui en Europe tant d’États indépendants et détachés les uns des autres. Mais Cyrus, ayant trouvé les nations de l’Asie également indépendantes, se met d’abord en campagne avec une petite armée de Perses, devient chef des Mèdes et des Hyrcaniens[2], qui s’empressent de lui obéir, et subjugue les Syriens, les Assyriens, les Arabes, les Cappadociens, les Phrygiens des deux pays[3], les Lydiens, les Cariens, les Phéniciens, les Babyloniens ; il dicte des lois aux Bactriens[4], aux Indiens[5], et aux Ciliciens ; il en est de même des Saques[6], des Paphlagoniens, Mariandyns et d’un nombre infini de peuples dont on aurait peine à dire même les noms. Enfin il commande aux Grecs d’Asie et, descendant vers la mer, il conquiert l’île de Cypre et l’Égypte[7].

Et toutefois, ces peuples qu’il gouvernait ne parlaient point son langage et ne s’entendaient pas entre eux. Cependant son ascendant s’étendait par la crainte sur cette immense étendue de pays au point d’effrayer tout le monde, sans que personne ait osé rien entreprendre contre lui : c’est qu’aussi il sut inspirer à tous un si vif désir de lui plaire, que l’on désirait ne jamais cesser d’être gouverné par sa volonté. Voilà pourquoi il a réuni des nations si nombreuses, que ce serait toute une affaire de les parcourir, en commençant le voyage de la résidence royale, et en se dirigeant vers le matin, vers le soir, vers l’ourse ou vers le midi. Pour nous, considérant que ce grand homme est digne d’admiration, nous nous sommes enquis de sa naissance, de son naturel et de son éducation, qui l’ont placé si haut dans l’art de gouverner les hommes ; et tout ce que nous ayons appris et que nous croyons avoir découvert sur lui, nous essayerons de le raconter.


CHAPITRE II.


Naissance de Cyrus. — Ses qualités physiques et morales. — Son éducation d’après les coutumes de la Perse.


Le père de Cyrus était, dit-on, Cambyse, roi de Perse. Ce Cambyse était de la race des Perséides : les Perséides tirent leur nom de Persée. Sa mère, d’après l’opinion commune, est Mandane. Mandane était fille d’Astyage, roi des Mèdes. Cyrus, s’il faut en croire les récits et les chants conservés encore chez les Barbares, était fort beau de figure, très-humain de caractère, très-ami de l’étude et de la gloire, au point d’endurer toute fatigue et d’affronter tout péril, pour mériter d’être loué. Telle est la tradition relative aux qualités de son âme et de son corps. Il fut élevé d’après les lois des Perses. Or, ces lois paraissent s’occuper du bien public, à un moment où l’on ne s’en occupe point dans la plupart des États. La plupart des États laissent chacun élever ses enfants comme il veut, et les plus âgés se conduire comme ils l’entendent, défendant de voler, de rapiner, de s’introduire de force dans une maison, de frapper injustement, de commettre un adultère, de désobéir aux magistrats, et ainsi du reste : si l’on y manque, elles infligent un châtiment.

Mais les lois perses vont au-devant du mal et pourvoient à ce que, dès le principe, les citoyens ne se laissent pas entraîner à rien faire de mauvais ou de honteux. Elles y pourvoient ainsi : il y a chez eux une place appelée Éleuthéra, où sont bâtis le palais du roi et les autres édifices du gouvernement. Les marchandises et les marchands, leurs cris et leurs inconvenances, sont relégués de cet emplacement et portés ailleurs, afin que leur tumulte ne se mêle point à l’ordre décent des gens qu’on y élève.

La place ménagée autour de ces édifices est divisée en quatre parties. L’une est destinée aux enfants, l’autre aux adolescents, la troisième aux hommes faits, et la quatrième à ceux qui ont passé l’âge de porter les armes. La loi exige que chacun d’eux se trouve dans son quartier, les enfants et les hommes faits à la pointe du jour, les vieillards dès qu’ils le peuvent, dans les jours fixés où il faut qu’ils se présentent. Mais les adolescents couchent toutes les nuits autour des édifices, avec leurs armes d’exercices, à l’exception de ceux qui sont mariés : ceux-ci en sont dispensés, s’ils n’ont un ordre antérieur de présence ; mais il est mal de s’absenter souvent.

Les chefs de ces sections sont au nombre de douze : car il y a aussi douze tribus chez les Perses. Pour les enfants, on choisit parmi les vieillards ceux qui semblent pouvoir rendre les enfants meilleurs : pour les adolescents, ceux des hommes faits qui semblent pouvoir rendre les adolescents meilleurs, et, pour les hommes faits, ceux qui semblent pouvoir les rendre plus capables d’obéir aux prescriptions et aux ordres de l’autorité suprême. Enfin les vieillards ont aussi leurs chefs, tirés de leurs classes, afin de veiller à ce qu’eux-mêmes accomplissent leurs devoirs.

Ce qui est prescrit à chaque âge, nous allons le retracer, afin de bien faire comprendre les moyens dont on use pour former d’excellents citoyens. Les enfants vont aux écoles pour apprendre les lettres. Leurs gouverneurs passent la plus grande partie de la journée à leur rendre la justice. Car il y a entre les enfants, aussi bien qu’entre les hommes faits, des accusations de vol, de rapine, de violence, de tromperie, d’injures et autres délits semblables ; et, si quelqu’un est convaincu de ces délits, on lui en inflige la peine. On châtie de même ceux qu’on prend à porter une fausse accusation. On juge encore un délit, qui est la source de toutes les haines parmi les hommes, et qui cependant n’est point poursuivi en justice : c’est l’ingratitude. Quand on voit qu’un enfant a pu être reconnaissant, et qu’il ne l’a pas été, on le châtie, et sévèrement. On croit que les ingrats se soucient fort peu des dieux, de leurs parents, de leur patrie, de leurs amis. Il leur semble aussi que l’ingratitude a pour compagne l’impudence : c’est, en effet, le guide le plus sûr vers tout ce qu’il y a de honteux.

Ils enseignent encore aux enfants la tempérance ; et ce qui contribue grandement à leur apprendre à être tempérants, c’est qu’ils voient chaque jour les plus âgés se montrer tempérants eux-mêmes. Ils leur enseignent aussi à obéir aux chefs ; et ce qui contribue grandement à leur éducation, sous ce rapport, c’est qu’ils voient les plus âgés pratiquer la même obéissance. Ils leur enseignent enfin à se régler pour le manger et pour le boire, et ce qui contribue à les rendre sobres, c’est qu’ils voient que les plus âgés ne vont prendre leur repas que quand leurs gouverneurs leur en ont accordé la permission. De plus, les enfants ne mangent pas chez leur mère, mais chez l’instituteur et aux heures que les gouverneurs prescrivent. Ils apportent de chez eux, pour nourriture principale, du pain, et pour assaisonnement, du cresson, puis une tasse pour aller boire, quand ils ont soif, en puisant à la rivière. En outre, ils apprennent à tirer de l’arc, à lancer le javelot. Tels sont les exercices des enfants depuis leur naissance jusqu’à seize ou dix-sept ans : après quoi ils entrent dans la classe des adolescents.

Voici, pour les adolescents, quel est leur régime : durant dix ans, à dater de leur sortie de l’enfance, ils couchent autour des édifices publics, comme nous l’avons dit plus haut, pour veiller à la sûreté de la ville et pratiquer la tempérance. Cet âge, en effet, a besoin d’une surveillance toute spéciale. Le jour, ils s’offrent à leurs gouverneurs qui disposent d’eux, s’il y a lieu, pour le service public ; ou bien, s’il le faut, ils demeurent tout près des édifices du gouvernement. Quand le roi sort pour la chasse, ce qu’il fait plusieurs fois le mois, il emmène la moitié de cette garde. Il faut que ceux qui sortent avec lui aient un arc, un carquois, et dans le fourreau un sabre ou une sagaris, puis un bouclier d’osier et deux javelots, afin de lancer l’un, et d’avoir l’autre en main, s’il est nécessaire. Or, si les Perses font de la chasse un exercice public, si le roi, comme s’il marchait en guerre, se met à la tête des chasseurs, s’il chasse lui-même et veille à ce que chacun fasse son devoir, c’est que cet exercice lui paraît la véritable école de la guerre. En effet, il habitue à se lever matin, à supporter le froid et le chaud ; il exerce aux marches, aux courses, et force à tirer de l’arc sur la bête, à lancer le javelot, de quelque part qu’elle arrive. Souvent aussi, de toute nécessité, la chasse aiguise l’âme, quand on a devant soi des bêtes vigoureuses ; car alors il faut que le chasseur frappe la bête qui se présente de près ou s’en garantisse quand elle fond sur lui. Il serait donc difficile de trouver dans la chasse quelque chose qui ne se retrouvât pas dans la guerre.

Quand ils sortent pour la chasse, ils prennent avec eux des vivres pour un repas qui, sans différer de celui des enfants, est naturellement plus copieux. Tant que la chasse dure, ils ne mangent point ; mais si la bête qu’ils poursuivent les oblige à s’arrêter ou qu’ils veuillent, pour tout autre motif, prolonger la chasse, ils mangent ce qu’ils ont, et chassent de nouveau jusqu’au souper, et ils ne comptent les deux journées que pour une, parce qu’ils n’ont mangé que la portion d’un jour. Or, ils agissent ainsi pour s’accoutumer, quand il le faudra, à le faire en guerre. Ces jeunes gens n’ont encore d’autre nourriture accessoire que leur chasse : autrement, c’est du cresson. Mais si l’on se figure qu’ils aient moins d’appétit à ne manger que du cresson avec leur pain, et qu’ils éprouvent moins de plaisir à boire, parce qu’ils n’ont que de l’eau, que l’on songe quelles délices on éprouve, quand on a faim, à manger une croûte de pain bis, quelles délices, quand on a soif, à boire de l’eau pure.

Les tribus des jeunes gens, de séjour à la ville, s’occupent des mêmes exercices qu’ils ont appris dans leur bas âge, tirer de l’arc, lancer le javelot : il ne cesse d’y avoir entre eux, sur ce point, une grande rivalité. Quelquefois ces concours sont publics, et on y propose des prix. La tribu dans laquelle se trouve le plus grand nombre de jeunes gens recommandables par leur science, leur courage, leur soumission, reçoit les éloges des citoyens, qui font honneur non-seulement à leur gouverneur actuel, mais à tous ceux qui les ont élevés dès l’enfance. Ces jeunes gens qui restent sont encore employés, au besoin, par les magistrats pour monter la garde, découvrir des malfaiteurs, poursuivre des voleurs, et autres services analogues, qui exigent de la vigueur et de la promptitude. Telle est la façon de vivre des adolescents. Après avoir passé dix ans de la sorte, ils entrent dans la classe des hommes faits.

À dater du moment où ils sont sortis des adolescents, ils vivent vingt-cinq ans de la façon que nous allons dire. Et d’abord, comme les adolescents, ils se mettent à la disposition des magistrats, pour le service public, quand il exige des hommes à qui l’âge a donné la maturité du conseil et n’a pas encore ôté la vigueur de l’action. S’il faut, par hasard, aller en guerre, les hommes ainsi élevés ne portent plus ni flèches ni javelots : ils n’ont plus que les armes qu’on dit faites pour combattre de près, une cuirasse autour de la poitrine, un bouclier au bras gauche, comme on représente les Perses, et à la main droite un coutelas ou un sabre. C’est de cette classe qu’on tire tous les magistrats, excepté les instituteurs de l’enfance. Quand ils ont accompli les vingt-cinq ans et qu’ils en ont un peu plus de cinquante, ils entrent dans la classe de ceux qu’on appelle vieillards, et qui le sont en effet.

Les vieillards ne vont plus à la guerre hors de leur patrie, mais ils restent chez eux et y jugent toutes les affaires publiques ou privées. Ils prononcent les arrêts de mort, et choisissent toutes les autorités. Si quelqu’un des adolescents ou des hommes faits a manqué aux devoirs prescrits par la loi, les phylarques, ou quiconque le veut, se chargent de l’accusation. Les vieillards, après audition, dégradent le coupable, et l’homme ainsi dégradé demeure infâme le reste de sa vie.

Mais afin de mieux faire comprendre tout le gouvernement des Perses, je reprends d’un peu plus haut, ce peu de paroles suffisant pour être clair d’après ce qui a été dit. On dit que les Perses ne sont pas plus de douze myriades[8]. Pas un d’eux n’est exclu par la loi des charges ni des honneurs. Il est permis à tous les Perses d’envoyer leurs enfants aux écoles communes de justice. Cependant il n’y a que ceux qui peuvent élever leurs enfants à ne rien faire, qui les y envoient ; ceux qui ne peuvent pas ne les y envoient pas. Les enfants instruits dans ces écoles communes peuvent seuls passer dans la classe des jeunes gens. Ceux qui n’y ont pas été instruits en sont exclus. D’autre part, ceux qui ont fait leur temps légal parmi les adolescents, peuvent passer dans la classe des hommes faits, et prendre part aux dignités et aux honneurs ; tandis que ceux qui n’ont point passé par la classe des enfants et celle des adolescents n’entrent pas dans celle des hommes faits. Enfin ceux qui ont demeuré, sans donner lieu de plainte, le temps prescrit parmi les hommes faits, prennent place parmi les vieillards. Ainsi la classe des vieillards se compose de ceux qui ont passé par tous les degrés du bien. Telle est l’organisation du gouvernement, par laquelle les Perses croient parvenir à se rendre meilleurs.

Au reste, il dure encore aujourd’hui chez eux des marques de leur extrême frugalité et de leur attention à digérer par l’exercice. C’est une honte encore aujourd’hui chez les Perses de cracher, de se moucher, et de se montrer allant à l’écart pour quelque besoin semblable ; ce qui leur serait impossible, s’ils n’étaient fort sobres dans leur manger, et s’ils ne dissipaient par l’exercice les humeurs forcées ainsi de prendre un autre cours. Voilà ce que nous avions à dire des Perses en général : parlons maintenant de Cyrus, qui est l’objet de cet écrit, et traitons de ses actions, à partir de son enfance.


CHAPITRE III.


Enfance de Cyrus. — Sa mère le conduit chez son grand-père. — Leçons qu’il en reçoit. — Il demeure près d’Astyage.


Cyrus, jusqu’à douze ans au moins, fut élevé d’après ce système d’éducation, et se distingua visiblement de tous ceux de son âge par sa facilité à apprendre ce qu’il fallait, par son adresse et son courage dans tous les exercices. Vers cette époque, Astyage envoya chercher sa fille et son enfant : il désirait le voir, ayant entendu dire qu’il était beau et bon. Mandane arrive auprès de son père, ayant avec elle Cyrus, son fils. Aussitôt qu’elle est arrivée et que Cyrus sait qu’Astyage est le père de sa mère, à l’instant même, entraîné par sa nature d’enfant aimant, il l’embrasse comme on embrasserait quelqu’un avec qui l’on aurait été nourri et qu’on aimerait depuis longtemps. Le voyant ensuite bien paré, les yeux peints, le visage fardé, avec des cheveux postiches, toutes choses accoutumées chez les Mèdes, car les Mèdes connaissaient tout cela, et les tuniques de pourpre, et les manteaux, et les colliers au cou et les bracelets aux, mains, tandis que les Perses, aujourd’hui même encore, quand ils ne sortent pas de leur pays, ont des vêtements plus simples et des habitudes beaucoup moins raffinées ; voyant donc le luxe de son grand-père, et le regardant fixement, il dit : « Mère, il est beau mon grand-père. » Sa mère lui demande qui des deux lui paraît le plus beau, de son père ou de celui-ci. Cyrus lui répond : « Mère, mon père est de beaucoup le plus beau des Perses ; mais de tous les Mèdes que j’ai vus par les chemins ou sur les portes, mon grand-père que voici est le plus beau. » Astyage l’embrasse, lui met une belle robe, le pare et l’embellit de colliers et de bracelets. Quand il va quelque part à cheval, il l’emmène en promenade sur un cheval à bride d’or, ainsi qu’il avait coutume d’aller lui-même. Cyrus, comme un enfant, aimant l’élégance et le luxe, était charmé de sa robe, et prenait grand plaisir à apprendre à monter à cheval. Chez les Perses, en effet, à cause de la difficulté d’élever des chevaux et de monter à cheval, puisque le pays est montagneux, c’est une rareté que de voir un cheval.

Astyage soupait un jour avec sa fille et Cyrus. Or, voulant que l’enfant trouvât beaucoup d’agrément à souper pour qu’il regrettât moins son pays, il lui fit servir du ragoût, des sauces et des mets de toute espèce. On raconte que Cyrus dit alors : « Grand-père, comme tu as à faire dans le repas, si tu es obligé de tendre la main vers tous ces plats et de goûter les mets de toute espèce ! — Comment ! dit Astyage, est-ce que ce repas ne te semble pas beaucoup plus beau que ceux de la Perse ? » À cela Cyrus répond, dit-on : « Mais non, grand-père ; au contraire, c’est par une route bien plus simple et bien plus directe qu’on arrive à se rassasier chez nous plus tôt que chez vous. Chez nous on y va tout droit avec du pain et de la viande : vous aussi, vous allez au même but que nous, mais ce n’est qu’après avoir erre du haut en bas, par mille détours, que vous parvenez à grand’peine où nous sommes arrivés depuis longtemps. — Mais, mon garçon, dit Astyage, nous ne sommes pas fâchés de faire tous ces détours : goûte toi-même, et tu verras que tout cela est agréable. — Mais, reprend Cyrus, toi-même, grand-père, tu n’aimes pas ces mets, je le vois bien. » Alors Astyage : « Et sur quoi te fondes-tu, garçon, pour dire cela ? — Parce que je vois que, quand tu as touché au pain, tu ne t’essuies point la main, tandis que quand tu as touché à l’un de ces plats, tu t’essuies tout de suite la main ta serviette, comme si tu étais fâché de te l’être remplie de ces plats. » À cela Astyage répond : « Eh bien garçon, si tu te figures cela, régale-toi du moins de ces viandes, afin de t’en retourner jeune homme chez toi. » Et tout en disant cela, il lui sert force venaison et chair d’animaux domestiques. Alors Cyrus, voyant toutes ces viandes, lui dit : « Grand-père, est-ce que tu me donnes toutes ces viandes pour faire ce que je voudrai ? — Oui, par Jupiter, je te tes donne pour cela, mon garçon. » Alors Cyrus prend les viandes et les distribue aux servants qui sont autour de son grand-père, puis il dit à chacun d’eux : « Ceci à toi, parce que tu m’apprends de bon cœur à monter à cheval. À toi, parce que tu m’as donné un javelot. Je n’ai que cela pour le moment. À toi, parce que tu sers bien le, grand-père. À toi, parce que tu as des égards pour ma mère. » Et il continue ainsi jusqu’à ce qu’il ait distribué toutes les viandes qu’il a reçues.

« Et Sacas[9], dit Astyage, mon échanson, que j’estime tant, tu ne lui donnes rien ? » Or, Sacas était un bel homme, ayant pour fonction d’introduire auprès d’Astyage ceux qui demandaient à le voir, et d’éloigner ceux qu’il ne jugeait pas à propos de laisser entrer. Cyrus à l’étourdie, et comme un enfant qui n’a peur de rien : « Pourquoi donc, grand-père, estimes-tu ainsi celui-là ? » Alors Astyage dit en se raillant : « Ne vois-tu pas comme il verse le vin avec adresse et avec élégance ? » Or, les échansons de ces rois sont d’habiles échansons ; ils versent proprement, et, prenant la coupe avec trois doigts, ils la donnent et la présentent de manière à la placer commodément aux mains de celui qui la prend pour boire. « Commande donc à Sacas, grand-père, dit Cyrus, de me donner la coupe, afin que, moi aussi, je te verse bien à boire, et que je gagne aussi ton cœur si je puis. » Astyage la lui fait donner. Cyrus prend la coupe, la rince proprement comme il avait vu faire à Sacas, puis, faisant son visage, il apporte et tend la coupe à son grand-père de l’air le plus sérieux et le plus gracieux du monde, si bien que sa mère et Astyage se prennent à éclater de rire. Cyrus rit à son tour, saute vers son grand-père, l’embrasse et dit : « Ô Sacas ! tu es perdu : je t’évince de ta fonction : je serai en tout meilleur échanson que toi, et je ne boirai pas le vin comme tu fais. » En effet, les échansons des rois, quand ils donnent la coupe, y puisent avec le cyathe et versent dans leur main gauche un peu de vin qu’ils avalent : de la sorte, s’ils y versaient du poison, ils n’en seraient pas plus avancés[10]. Sur ce propos, Astyage dit en plaisantant : « Eh bien, Cyrus, puisque tu imites si bien Sacas, pourquoi n’as-tu pas avalé du vin ? — Parce que j’ai craint, par Jupiter, qu’il n’y eût du poison dans la coupe. Le jour où tu as régalé tes amis pour célébrer ta naissance, je me rappelle bien que Sacas vous en a versé. — Et comment donc, garçon, as-tu su cela ? — Parce que, par Jupiter, je vous ai vus tous chopper d’esprit et de corps. Et d’abord ce que vous ne nous laissez pas faire à nous enfants, vous le faisiez. Vous criiez tous ensemble ; vous ne faisiez pas attention à ce que vous disiez les uns des autres, vous chantiez d’une façon ridicule, et, sans entendre celui qui chantait, vous juriez qu’il chantait à ravir. Chacun de vous vantait sa force ; et cependant, quand il fallut se lever pour danser, loin de pouvoir danser en mesure, vous ne pouviez pas même vous tenir debout. Vous aviez oublié complètement, toi que tu étais roi, et les autres que tu étais leur souverain. C’est alors que moi, pour la première fois, j’ai appris ce que c’est que l’égalité de la parole, car vous ne vous taisiez pas un seul instant. » Astyage lui dit : « Et ton père, garçon, quand il boit, est-ce qu’il ne s’enivre pas ? — Non, par Jupiter ! — Alors, comment fait-il ? — Il cesse d’avoir soif ; mais il ne s’en trouve point mal. C’est, je pense, grand-père, parce qu’il n’a pas de Sacas qui lui verse du vin. » Alors sa mère lui dit : « Mais pourquoi donc, garçon, fais-tu ainsi la guerre à Sacas ? — Parce que, ma foi, dit Cyrus, je le déteste. Souvent, quand je veux aller voir mon grand-père, ce scélérat m’en empêche. Mais je t’en prie, grand-père, laisse-moi lui commander pendant trois jours. — Et que lui commanderais-tu, dit Astyage ? — Comme lui, dit Cyrus, je me tiendrais près de l’entrée, et, quand il voudrait aller dîner chez le roi, je lui dirais : « Ce n’est pas possible d’aller dîner ; le roi est en affaire avec quelques personnes ; » puis, quand il viendrait pour souper, je lui dirais : « Le roi est au bain ; » et, s’il avait encore plus hâte de manger, je lui dirais : « Il est chez les femmes. » Enfin je le vexerais, comme il me vexe, quand il m’empêche d’aller chez toi. » C’est ainsi que Cyrus leur donnait des divertissements durant le repas. Le jour, s’il s’apercevait que son grand-père ou le frère de sa mère avait besoin de quelque chose, il eût été difficile de le prévenir pour le leur donner ; tant Cyrus était enchanté de pouvoir leur rendre service.

Or, quand le temps fut venu que Mandane devait retourner auprès de son mari, Astyage la pria de lui laisser Cyrus. Elle répondit qu’elle désirait en tout être agréable à son père, mais qu’elle croyait difficile de laisser l’enfant malgré lui. Astyage dit donc à Cyrus : « Garçon, si tu restes avec moi, d’abord Sacas ne t’empêchera plus d’entrer chez moi, mais quand tu voudras entrer, cela dépendra de ta volonté : et même plus tu viendras, plus je t’en saurai gré. Ensuite tu te serviras de mes chevaux et de tant d’autres que tu voudras, et, quand tu t’en iras, tu emmènera ceux qu’il te plaira. Et puis encore, au repas, pour arriver à ce qui te paraît frugal, tu suivras la voie qui te fera plaisir. Et puis enfin, je te donne les bêtes qui sont actuellement dans le parc, et j’en ferai rassembler d’autres de toute espèce, afin que, dès que tu sauras monter à cheval, tu aies le plaisir de les poursuivre et de les tuer à coups de flèches ou de javelots, comme les grandes personnes. Je te donnerai aussi des enfante de ton âge pour jouer avec toi : et, si tu veux autre chose, tu n’as qu’à me le dire, rien ne te manquera. »

Quand Astyage a fini de parler, Mandane demande à Cyrus s’il veut rester ou partir. Celui-ci n’hésite point, il dit tout de suite qu’il veut rester. Sa mère lui ayant encore demandé pourquoi : « Parce que, dit-il, chez nous, ma mère, je suis et je parais le plus habile de ceux de mon âge à tirer l’arc et à lancer le javelot ; mais ici je vois bien que je suis le plus faible de ceux de mon âge pour monter à cheval ; et, sache-le bien, mère, cela me chagrine beaucoup. Si tu me laisses ici, et que j’apprenne à monter à cheval, quand je serai chez les Perses, je pense que je vaincrai même les plus forts dans les exercices à pied, et que, quand je viendrai ici chez les Mèdes, j’essayerai, étant le meilleur des bons cavaliers, de venir en aide à mon grand-père. » Sa mère lui dit : « Et la justice, garçon, comment l’apprendras-tu ici, puisque tes maîtres sont là-bas ? » Cyrus répond : « Mais, ma mère, je sais déjà parfaitement la justice. — Comment sais-tu cela, dit Mandane ? — Parce que le maître, voyant que je connaissais bien la justice, m’avait donné mission de juger les autres. Et même un jour je reçus des coups pour n’avoir pas bien jugé. Voici quelle était l’affaire. Un enfant grand, qui avait une petite robe, déshabille un enfant petit qui avait une robe grande, lui met la sienne et se revêt de l’autre. Chargé de les juger, je décide qu’il vaut mieux que chacun d’eux ait la robe qui lui va. Alors le maître me frappe en disant que, quand je serais nommé juge de ce qui convient ou non, il faudrait juger comme j’avais fait, mais que, puisqu’il fallait décider auquel des deux était la robe, je devais considérer si celui qui l’avait prise de force devait plutôt l’avoir que celui qui l’avait faite ou achetée. Il ajoutait que ce qui est conforme aux lois est juste, tandis que ce qui est contraire aux lois est tyrannique, et il voulait que le juge donnât toujours un suffrage conforme à la loi. Ainsi, ma mère, je sais parfaitement à présent ce qui est juste ; et, s’il me manque encore quelque chose, mon grand-père me l’apprendra. — Oui, mon garçon ; mais ce qui paraît juste à ton grand-père n’est pas reconnu pour tel chez les Perses. Ainsi, il s’est rendu maître absolu chez les Mèdes, et chez les Perses l’égalité c’est la justice. Ton père, tout le premier, ne fait que ce que l’État lui prescrit, ne reçoit que ce que l’État lui donne : la mesure pour lui n’est point son caprice, mais la loi. Afin donc de ne pas périr sous le fouet, quand tu serais chez nous, si tu venais après avoir appris de ton grand-père à être tyran au lieu de roi, évité ce qui consiste à se figurer qu’il faut avoir plus que les autres. — Mais, ma mère, répond Cyrus, ton père excelle à enseigner comment i} faut avoir pin tôt moins que plus. Eh ! ne vois-tu pas comment il a appris, à tous les Mèdes à se contenter de peu ? Ainsi sois tranquille, ton père ne me renverra ni moi, ni personne, instruit à désirer plus qu’il ne faut. »


CHAPITRE IV.


Cyrus se concilie l’amitié des Mèdes. — Preuve de son attachement à Astyage. — Qualités naïves de Cyrus. — Cyrus à la chasse. — Grande chasse donnée par Astyage. — Guerre entre les Assyriens et les Mèdes. — Premiers exploits de Cyrus. — Victoire des Mèdes. — Cyrus est rappelé par Cambyse. — Générosité de Cyrus envers ses compagnons.


Telles étaient les causeries de Cyrus. Enfin sa mère s’en va ; Cyrus reste et est élevé chez Astyage. En peu de temps, il fait amitié avec ceux de son âge, et devient leur intime. Bientôt il gagne l’affection de leurs pères en les visitant, et en donnant des marques visibles de son attachement à leurs fils ; de sorte que, s’ils avaient quelque grâce à demander au roi, ils faisaient prier Cyrus par leurs enfants de l’obtenir pour eux. Or Cyrus, par bonté et par amour-propre, s’employait de son mieux à obtenir ce que les enfants lui demandaient. De son côté, Astyage ne pouvait rien refuser de ce que lui demandait Cyrus ; et cherchait à lui être agréable. Car, durant une maladie ; Cyrus n’avait pas quitté son grand-père d’un seul instant ; il n’avait pas cessé de pleurer ; mais tout le monde l’avait vu en proie à la crainte que son grand-père ne mourût. Et si Astyage avait besoin de quelque chose la nuit, Cyrus le premier s’en apercevait et s’élançait le plus vite de tous, pour lui offrir ce qu’il pensait lui être agréable ; si bien qu’il avait complètement gagné Astyage.

Cependant Cyrus était peut-être un peu bavard ; ce qui venait en partie de son éducation, qui l’obligeait perpétuellement à rendre compte à son maître de ce qu’il faisait, et d’entendre les raisons des autres, quand il jugeait. Ajoutez que, désireux de s’instruire, il adressait toujours des questions à ceux avec lesquels il se trouvait ; puis, quand les autres-le questionnaient, comme il avait l’esprit très-vif, il était prompt à la réplique : tout cela le rendait grand parleur. Seulement, de même que pour le corps, les jeunes gens qui ont pris vite leur croissance, conservent cependant un air enfantin qui accuse leur âge, de même aussi chez Cyrus on ne trouvait aucune prétention, mais une sorte de naïveté simple et caressante, qui faisait qu’on préférait son babil à son silence quand on était avec-lui. Toutefois, à mesure qu’avec la croissance il approcha de la puberté, il commença à parler moins et d’une voix moins tranchante : il devint même si modeste, qu’il rougissait, dès qu’il se trouvait avec des personnes plus âgées ; cette habitude pétulante de petit chien, d’aborder indistinctement tout le monde, finit par disparaître en lui. Il n’en était que plus posé et plus aimable dans les réunions. Dans les exercices où les jeunes gens se défient souvent les uns les autres, il ne provoquait jamais ses compagnons aux choses qu’il était assuré de faire mieux qu’eux ; mais dans celles où il savait qu’il était le moins adroit, il commençait en disant qu’il essayerait de les vaincre. Ainsi, il commençait en sautant à cheval, en lançant le javelot, en tirant l’arc de dessus un cheval, n’y étant point encore solide ; et vaincu, il riait de lui du meilleur cœur.

Comme il ne se rebutait point d’un exercice parce qu’il y était faible, mais qu’il s’y attachait obstinément pour y devenir plus fort, il parvint d’abord bientôt à être de la force de ceux de son âge en équitation ; puis il les dépassa vite, grâce à son ardeur à cet exercice. Il ne tarda guère à dépeupler le parc de bêtes fauves, poursuivant, frappant, abattant ; si bien qu’Astyage ne savait plus où lui trouver du gibier. Cyrus, ayant remarqué que son bon vouloir à lui procurer beaucoup de bêtes vivantes demeurait sans effet, lui dit : « Grand-père, pourquoi te donner tant de peine à chercher des bêtes ? Envoie-moi à la chasse avec mon oncle ; tout ce que je verrai de bêtes, je croirai qu’elles ont été élevées pour moi. » Cependant, malgré son vif désir de sortir en chasse, il ne pouvait pas encore, lui, un enfant, faire trop d’instances, mais il abordait son grand-père avec une grande réserve. Et comme il se plaignait jadis de Sacas, qui l’empêchait d’aller voir son grand-père, il était devenu pour lui-même un Sacas : car il ne l’abordait qu’après s’être assuré de l’opportunité ; et il priait Sacas de lui faire savoir le moment où il pourrait se présenter, et celui où il ne le devait pas ; de sorte que Sacas le chérissait tendrement, comme tous les autres.

À la fin, Astyage, ayant remarqué qu’il avait une forte passion d’aller chasser au dehors, lui permit d’accompagner son oncle et lui donna des gardes à cheval d’un certain âge, pour veiller sur lui dans les pas difficiles et contre les bêtes sauvages qui pourraient se présenter. Cyrus s’informe avec soin auprès de ceux qui le suivent, de quelles bêtes il faut se garder et quelles sont celles qu’on peut poursuivre en confiance. Ceux-ci lui disent que les ours, les lions, les sangliers et les léopards ont tué parfois beaucoup d’hommes qui s’en sont approchés ; mais que les cerfs, les chevreuils, les brebis et les onagres sont inoffensifs. Ils lui disent encore qu’il faut prendre garde aux mauvais chemins tout autant qu’aux bêtes, et que bien des gens se sont jetés dans des précipices, eux et leurs chevaux.

Cyrus écoute tout cela avec beaucoup d’attention ; mais voyant partir un cerf, il oublie tout ce qu’il vient d’entendre, s’élance à sa poursuite et ne songe plus qu’à tenir la voie. Dans son élan, son cheval tombe sur les genoux et lui fait presque faire la culbute, mais Cyrus se retient de son mieux ; le cheval se relève, Cyrus entre en plaine, pousse au cerf son dard et le jette sur le flanc : c’était une grande et belle bête. Cyrus est au comble de la joie : les gardes arrivent au galop, le grondent et lui disent le danger qu’il a couru, et ajoutent qu’ils s’en plaindront. Cyrus, qui avait mis pied à terre, se tient debout et n’est pas content de leur réprimande. Mais il entend un cri, saute à cheval, comme plein d’enthousiasme, aperçoit un sanglier qui fond du côté opposé, se porte à sa rencontre, le vise avec adresse, le frappe en plein front et abat le sanglier.

Son oncle ne peut s’empêcher de le gronder en voyant sa témérité ; mais Cyrus, pendant cette réprimande, le prie néanmoins de lui permettre d’emporter et de donner à son grand-père les deux bêtes qu’il a tuées. Son oncle, dit-on, lui répond : « Mais s’il apprend que tu as chassé, non-seulement il te grondera, mais moi aussi pour t’avoir laissé faire. — Eh bien, dit Cyrus, qu’il me fasse fouetter, s’il veut, après que je lui aurai donné ma chasse. Quant à toi, mon oncle, si tu le veux, punis-moi à ton gré, mais accorde-moi cette grâce. » Alors Cyaxare finit par lui dire : « Agis comme tu voudras ; car tu me fais l’effet à présent d’être notre roi. »

Aussitôt Cyrus fait emporter les deux bêtes, les présente à son grand-père et lui dit qu’il les a chassées exprès pour lui. Il ne lui montre pas, il est vrai, les javelots, mais il les place tout sanglants où il pensait que son grand-père les verrait. Astyage lui dit donc : « Oui, mon garçon, je reçois avec plaisir ce que tu me donnes ; cependant je n’ai pas tellement besoin de tout cela, que tu t’exposes à des dangers. » Cyrus répond. « Si tu n’en as pas besoin, je te supplie, grand-père, donne-moi ces bêtes pour que je les distribue à mes compagnons d’âge. — Eh bien, va, mon garçon, dit Astyage, prends-les, donne-les à qui tu voudras, et toutes celles qu’il te plaira parmi les autres. » Cyrus les prend, les donne aux enfants et leur dit en même temps : « Enfants, que nous étions donc naïfs, quand nous chassions des bêtes dans le parc ! cela me produit l’effet d’une chasse à des bêtes attachées. D’abord elles étaient resserrées dans un petit espace ; puis chétives et pelées : celle-ci était boiteuse, celle-là mutilée ; mais les bêtes des montagnes et des prairies, comme je les ai trouvées belles, grandes et grasses ! Les cerfs, on eût juré qu’ils avaient des ailes et s’envolaient au ciel : les sangliers, comme on le dit des hommes braves, couraient sus à l’ennemi, et leur grosseur était telle qu’il n’y avait pas moyen de les manquer. Mortes, je l’assure, elles me paraissent plus belles que ne le sont en vie les bêtes captives dans nos enclos. Mais enfin, vos pères vous laisseront-ils aussi venir à la chasse ? — Très-facilement sans doute, dirent-ils, si Astyage le prescrit. » Alors Cyrus leur dit : « Et qui de vous se chargerait d’en parler à Astyage ? — Mais qui donc, répondent-ils, est plus capable que toi de le convaincre ? » Cyrus leur dit : « Oui, mais par Jupiter, je ne sais pas, en vérité, ce que je suis devenu. Je n’ai plus le courage de parler à mon grand-père, ni même de le regarder en face. Si je fais des progrès dans ce sens-là, j’ai peur de devenir tout à fait un niais et un imbécile. Quand j’étais tout petit, il me semble que j’étais grand parleur. » Les enfants lui disent : « Voilà, certes, une fâcheuse affaire, si tu ne peux rien faire pour nous ; il faudra que nous en cherchions quelque autre pour demander ce qui dépend de toi. » Ces paroles piquent vivement Cyrus : il se retire sans dire un mot, s’encourage lui-même, et, après avoir rêvé aux moyens de rendre la proposition le moins désagréable possible à son grand-père, et d’obtenir pour lui et pour les enfants ce qu’ils désiraient, il va le trouver. Là, il commence ainsi : « Dis-moi, grand-père, si un de tes serviteurs s’était enfui et que tu l’eusses repris, que lui ferais-tu ? — Pas autre chose que de le mettre aux fers et le forcer à travailler. — Et, s’il revenait de lui-même, comment ferais-tu ? — Pas autre chose que le fouetter, afin qu’une commît plus la même faute, et puis je m’en servirais comme auparavant. — Eh bien dit Cyrus, il faut te préparer à me fouetter car je guette le moment de m’échapper et de prendre mes amis pour aller à la chasse. » Alors Astyage : « Tu as bien fait, dit-il, de me prévenir, et je te défends absolument de bouger. Il serait bien que pour quelques morceaux de chair l’enfant de ma fille s’égarât par ma faute. »

En entendant cela, Cyrus obéit et demeure ; mais, morne et affligé, il passe le temps sans dire un mot. Alors Astyage, le voyant plongé dans ce profond chagrin, veut lui être agréable, et le conduire à la chasse. Il fait assembler force gens de pied et de cheval, ainsi que les enfants, et après avoir fait pousser les bêtes dans les terrains propres aux chevaux, il arrange une grande chasse. Suivi de son cortège royal, il vient lui-même et défend à qui que ce soit de lancer un seul trait avant que Cyrus soit las de la chasse ; mais Cyrus le prie de ne pas faire cette défense, et lui dit : « Si tu veux, grand-père, que j’aie du plaisir à chasser, permets à tous ceux de mon âge de poursuivre à l’envi, et laisse chacun faire de son mieux. »

Là-dessus, Astyage retire sa défense ; et, se tenant dans un lieu favorable, il regarde la troupe s’acharnant sur les bêtes, rivalisant, poursuivant, lançant des javelots. Surtout ce qui le ravit, c’est Cyrus, qui ne peut se taire de plaisir, mais qui, semblable à un chien de bonne race, jette les hauts cris en s’approchant du gibier, et appelle chacun par son nom. il se complaît à le voir railler l’un, et il le considère en louant un autre, sans la moindre apparence de jalousie. À la fin, Astyage fait emporter beaucoup de bêtes et s’en va. Et, par la suite, il était si charmé de cette chasse, que, toutes les fois qu’il le pouvait, il partait avec Cyrus, prenait avec lui un grand nombre de personnes, ainsi que les enfants, à cause de Cyrus. Cyrus passait donc ainsi la plus grande partie de son temps, divertissant et obligeant tout le monde, sans jamais faire aucun mal.

Quand il fut près de quinze ou seize ans, le fils du roi des Assyriens, étant sur le point de se marier, voulut faire une grande chasse. Ayant donc entendu dire que, sur les frontières de son pays et celles des Mèdes, il y avait beaucoup de gibier, parce qu’on n’y avait pas chassé à cause de la guerre, il désira y aller. Mais, afin de chasser en toute sûreté, il prend avec lui un grand nombre, de cavaliers et de peltastes, destinés à lui amener le gibier hors des fourrés, dans les endroits labourables et praticables. Arrivé aux forteresses où il y avait garnison, il s’y arrête pour souper, afin de commencer la chasse dès le lendemain matin.

Le soir même, la garde qui devait relever l’autre arrive de la ville, fantassins et cavaliers. Il lui semble que cela fait une nombreuse armée, les deux gardes se trouvant réunies, et lui-même ayant amené pour sa part beaucoup de cavaliers et de fantassins. Il songe donc que ce serait un bel exploit d’aller butiner sur le territoire médique : il pense que cette entreprise serait plus brillante qu’une chasse, et qu’il en emporterait une grande quantité de bestiaux. S’étant donc levé de bonne heure, il fait avancer son armée, laisse les fantassins réunis sur les frontières, et s’approche lui-même, avec les chevaux, des forteresses des Mèdes, suivi de ses soldats les plus nombreux et les meilleurs : là il s’arrête, afin que les gardes des Mèdes ne fassent pas de sortie sur les coureurs, et il envoie le reste, par escadrons, battre la campagne de côté et d’autre, leur recommandant de fondre sur tout ce qui se présenterait et de le lui amener. Ainsi font-ils. Astyage, averti que les ennemis sont dans le pays, part au secours de sa frontière avec les troupes qu’il avait auprès de lui. Son fils le suit avec des cavaliers rassemblés à la hâte, après l’avoir donné aux autres troupes l’ordre de venir toutes au secours. Voyant les hommes des Assyriens en bon nombre, bien rangés, et leurs chevaux immobiles, les Mèdes font halte également. Cyrus, voyant tout le monde partir en masse, part lui-même et revêt alors pour la première fois ses armes ; il n’y comptait plus, tant il avait à cœur de se voir armé. Et, en effet, ces armes étaient magnifiques ; elles lui allaient admirablement, son grand-père les ayant fait faire à sa taille. Il s’arme donc, monte à cheval et part. Astyage est tout étonné de le voir arriver, ne sachant d’après quel ordre il venait. Il lui dit cependant de rester auprès de lui.

Cyrus, voyant les nombreux cavaliers qu’il avait en face, fait cette question : « Est-ce que ce sont les ennemis, grand-père, ces gens qui se tiennent là tranquillement sur leurs chevaux ? — Oui, ce sont les ennemis, dit Astyage. — Et ceux là-bas qui galopent ? — Également. — Par Jupiter, grand-père, dit Cyrus, ce sont de pauvres gens, et montés sur de pauvres chevaux, qui nous enlèvent nos biens sous nos yeux. Il faut détacher sur eux quelques-uns d’entre nous. — Mais ne vois-tu pas, garçon, quelle longue file de cavaliers se développe pour soutenir les autres ? Si nous les attaquons, ils viendront nous couper par derrière : et nous ne sommes pas encore en force. — Mais si tu restes pour attendre le renfort, ces gens-là auront peur et ne bougeront pas, et les pillards lâcheront prise aussitôt qu’ils verront qu’on se porte sur eux. »

Quand Cyrus a dit ces mots, Astyage trouve qu’il y a du bon dans son avis. Admirant sa prudence et son intelligence éveillée, il ordonne à son fils de prendre un escadron de cavalerie et de se porter sur ceux qui enlevaient le butin. « Pour moi, dit-il, je me porterai sur les autres, s’ils font mine de remuer, et je les forcerai à ne faire attention qu’à nous. » Cyaxare prend donc des chevaux et des hommes vigoureux et part au galop. Cyrus, les voyant partir, s’élance avec eux et marche promptement en tête, tandis que Cyaxare le suit et crie les autres ne demeurent point en arrière. En les voyant approcher, les maraudeurs laissent là leur butin et s’enfuient.

Mais Cyrus et sa troupe leur coupent le chemin et frappent sur ceux qu’ils saisissent, Cyrus en tête ; tandis que ceux qui avaient gagné de vitesse par un autre côté, ils les poursuivent de près et ne les lâchent pas avant d’en avoir pris quelques-uns. Comme un chien de bonne race, mais sans expérience, se jette inconsidérément sur un sanglier, de même Cyrus se porte avec ardeur, ne songeant qu’à frapper celui qu’il saisit, et pas à autre chose. Cependant les ennemis, voyant le danger des leurs, font avancer la cavalerie de réserve, espérant que la poursuite cesserait, quand on apercevrait leur mouvement. Mais Cyrus, sans reculer, appelle son oncle avec grands cris et grands transports de joie, et poussant avec force, il précipite la fuite des ennemis. Cyaxare le suit : il aurait eu honte sans doute devant son père : leurs gens viennent après, avec une grande ardeur de poursuite, même ceux qui, d’ordinaire, n’étaient pas très-braves contre l’ennemi. Mais quand Astyage voit d’une part leur poursuite inconsidérée, et de l’autre les ennemis serrés et bien rangés s’avançant à leur rencontre, il craint que son fils et Cyrus ne tombent sans ordre au milieu d’hommes bien préparés et n’éprouvent un échec, et s’élance vivement sur les ennemis. De leur côté, les ennemis, voyant les Mèdes s’ébranler, font halte le javelot et la flèche en arrêt, s’imaginant que, quand les Mèdes seront à la portée du trait, ils s’arrêteront comme d’habitude. En effet, jusque-là, quand ils étaient proches, ils s’avançaient les uns contre les autres, et escarmouchaient souvent jusqu’au soir. Mais quand les ennemis voient leurs coureurs revenir sur eux à toute bride, Cyrus les serrer de près, et Astyage s’approcher avec ses chevaux jusqu’à la portée du trait, ils plient et prennent la fuite. Les autres, lessuivant au galop, en prennent un grand nombre, frappent ceux qu’ils prennent, hommes et chevaux, et tuent ceux qui tombent : on ne les quitte pas, avant d’être arrivés à l’infanterie assyrienne : mais là, craignant qu’il n’y eût quelque grande embuscade, l’on s’arrête.

Astyage s’en retourne après cela, tout ravi de l’avantage remporté par sa cavalerie ; mais pour Cyrus, il ne sait que lui dire : il voyait bien qu’il était la cause du succès ; mais il trouvait qu’il y avait de la folie dans son audace. En effet, au moment où tout le monde se retirait chez soi, Cyrus, resté seul, s’amusait à se promener à cheval pour regarder les morts. Ceux qui avaient ordre de le ramener, après avoir eu peine à l’arracher de là, le conduisent à Astyage ; mais il se cache derrière ceux qui remmènent, ayant remarqué le front courroucé de son grand-père à son aspect.

Voilà ce qui se passa avec les Mèdes. Dès lors tous ont à la bouche le nom de Cyrus, soit dans leurs discours, soit dans leurs chansons ; et Astyage, qui déjà l’avait en estime, est alors plein d’admiration pour lui. Cambyse, père de Cyrus, est enchanté en apprenant ces nouvelles ; puis, quand on lui dit que Cyrus fait déjà les actions d’un homme, il le rappelle, pour lui faire achever son éducation à la façon nationale des Perses. On dit que Cyrus répond aussitôt qu’il est prêt à partir pour ne pas fâcher son père, ni se faire blâmer par ses compatriotes. Astyage d’ailleurs juge nécessaire de le renvoyer. Il lui donne à choisir parmi ses chevaux ceux qu’il désire prendre, lui fait encore plusieurs autres présents en le congédiant, pour montrer la tendresse qu’il a pour lui, et les grandes espérances qu’il a conçues de le voir un jour capable d’être utile à ses amis et de nuire à ses ennemis. Quand Cyrus part, tout le monde lui fait cortège à cheval, enfants, jeunes gens, hommes, vieillards, et Astyage aussi : et l’on dit qu’il n’y avait personne qui ne s’en allât en versant des larmes.

On dit encore que Cyrus partit les yeux baignés de larmes, qu’il distribua à ses camarades d’âge une grande partie des dons qu’Astyage lui avait faits, et qu’à la fin il se dépouilla de sa robe médique pour la donner à quelqu’un, montrant par là qu’il le chérissait plus que tous les autres. Cependant on conte que ceux qui avaient pris et accepté les présents les renvoyèrent à Astyage. Astyage les reçut et les renvoya à Cyrus, qui les fit de nouveau remettre aux Mèdes, en disant : « Grand-père, si tu veux que je revienne un jour auprès de toi sans rougir, permets à chacun de garder ce que je lui ai donné. » Astyage, en entendant cela, fit comme Cyrus le demandait.

Il faut ici parler d’une anecdote amoureuse. On dit que quand Cyrus s’en allait et qu’on se séparait les uns des autres, ses parents le baisèrent sur la bouche, à la façon persique, comme le font encore les Perses aujourd’hui. Un certain Mède, homme beau et bon, avait été frappé depuis longtemps de la beauté de Cyrus. Quand il voit les parents lui donner le baiser, il s’arrête à l’écart ; puis, quand tout le monde est parti, il s’approche de Cyrus et lui dit : « Suis-je donc le seul de tes parents que tu ne reconnaisses point, Cyrus ? — Comment, lui dit Cyrus, est-ce que tu es aussi de mes parents ? — Certainement, dit-il. — C’est donc pour cela, dit Cyrus, que tu me regardais tant : car il me semble t’avoir vu souvent me regarder. — Je voulais toujours m’approcher de toi, mais, par les dieux, j’avais honte. — Il ne le fallait pas, dit Cyrus, étant un parent. » Et cela dit, Cyrus s’avance et lui donne le baiser. Le Mède ainsi baisé lui dit : « Est-ce que c’est aussi chez les Perses la mode de donner le baiser aux parents ? — Certainement ; quand il y a longtemps qu’ils ne se sont vus, ou quand ils se séparent les uns des autres. — C’est donc le moment, dit le Mède, de me donner un second baiser, car je m’en vais comme tu vois. » Cyrus lui donne un second baiser d’adieu, et l’autre s’en va. Ils n’avaient pas encore fait beaucoup de chemin, quand le Mède revient sur son cheval tout en sueur. Cyrus le voyant : « Eh quoi ! dit-il, as-tu donc oublié quelqu’une des choses que tu voulais me dire ? — Non, par Jupiter, mais j’arrive après bien longtemps. — Par Jupiter, dit Cyrus, après bien peu de temps. — Comment ! après bien peu de temps ! dit le Mède ; tu ne sais donc pas, Cyrus, que même le temps de cligner l’œil me semble tout à fait long, parce que je ne te vois plus, toi qui es ce que tu es ? » Alors Cyrus, passant des larmes au sourire, lui dit, en le quittant, de ne pas se mettre en peine, que dans peu il sera de retour, et qu’alors il aura pleine liberté de le voir à son aise, sans cligner de l’œil.


CHAPITRE V.


Cyrus en Perse. — Il reste encore un an dans la classe des enfants et entre dans celle des jeunes gens, où il se distingue par son exactitude et son zèle à remplir ses devoirs. — Ligue de l’Asie contre Cyaxare, successeur d’Astyage. — Cyrus est envoyé au secours de la Médie. — Son discours aux officiers de l’armée.


Cyrus retourne donc en Perse, et l’on dit qu’il y demeure encore un an dans la classe des enfants. D’abord ses compagnons se moquent de lui à son retour, comme s’il avait appris à vivre mollement chez les Mèdes. Mais quand ils le voient manger et boire avec le même plaisir qu’eux-mêmes, quand ils remarquent que, lorsqu’il y a un régal dans une fête, il donne plutôt de sa portion qu’il n’en redemande ; quand ils voient, en outre, qu’il les surpasse également dans le reste, ceux de son âge s’inclinent devant lui. Après avoir traversé cette discipline, il entre parmi les adolescents. Là, il se place encore au-dessus d’eux, soit dans les exercices qu’il faut faire, soit par la patience qu’il faut déployer, respectant les vieillards, obéissant aux chefs.

Cependant, avec le temps, Astyage meurt chez les Mèdes, et Cyaxare, fils d’Astyage et frère de la mère de Cyrus, prend le gouvernement des Mèdes. Le roi des Assyriens, après avoir soumis tous les Syriens, nation considérable, s’être rendu tributaires le roi des. Arabes et les Hyrcaniens, et s’être mis en guerre avec les Bactriens, se figure que, s’il peut affaiblir les Mèdes, il deviendra facilement maître de tous les peuples qui l’environnent. Il députe donc à toutes les nations qui lui sont soumises, à Crésus, roi des Lydiens, au roi des Cappadociens, aux peuples des deux Phrygies, aux Cariens, aux Paphlagoniens aux Indiens, aux Ciliciens, calomniant les Mèdes et les Perses, disant que ces peuples grands, puissants, resserrés en un seul corps, se sont réunis par des mariages, et qu’ils lui font l’effet, si l’on ne se hâte de les affaiblir, de devoir aller subjugue chaque nation successivement. Les uns font alliance avec lui convaincus par ces discours, les autres gagnés par des présent et de l’argent ; car il en avait beaucoup.

Cependant Cyaxare, fils d’Astyage, à la nouvelle de ces intrigues et des préparatifs des alliés ligués contre lui, prend lui même ses disposions du mieux qu’il peut. Il députe à la république des Perses et à Cambyse, mari de sa sœur et roi des Perses. Il députe aussi à Cyrus, le priant de tâcher de venir à a tête de l’armée, si la république des Perses envoyait quelques soldats. Car Cyrus, après avoir achevé les dix ans de l’adolescence, était déjà parmi les hommes faits. Cyrus accepte, et les vieillards, après en avoir délibéré, le nomment chef de l’armée envoyée chez les Mèdes. Ils lui permettent de choisir deux cents des homotimes, et permettent à chacun de ceux-ci d’en prendre quatre du même rang : ils étaient donc tous ensemble au nombre de mille. Chacun de ces mille a ensuite la permission de choisir dans le peuple perse dix peltastes, dix frondeurs et dix archers. De la sorte, il y avait dix mille archers, dix mille peltastes, dix mille frondeurs, sans comprendre les mille homotimes. Telle était l’armée confiée à Cyrus. À peine élu, il commence aussitôt par les dieux, obtient des présages favorables, et choisissait les deux cents, qui, à leur tour, choisissent les quatre, il les assemble et leur tient tout d’abord ce discours : « Amis, je vous ai choisis, non pour vous avoir éprouvés aujourd’hui pour la première fois, mais parce que je vous ai vus rechercher avec un laborieux empressement depuis votre enfance ce que notre cité considère comme beau, et ce qu’elle considère comme honteux, le rejeter sans réserve. Maintenant pourquoi ai-je voulu me voir élever à ce commandement, et pourquoi vous ai-je convoqués, je veux vous l’expliquer. J’ai toujours eu l’idée que nos ancêtres n’étaient pas pires que nous : car ils vivaient en pratiquant les exercices que nous nommons œuvres de vertu. Cependant quel bien leur manière d’être a-t-elle procuré à la république, je ne puis le voir encore. Je ne crois pas toutefois que les hommes pratiquent une seule vertu pour que les bons n’en tirent pas plus avantage que les méchants. Ainsi ceux qui se privent des plaisirs présents, ne le font pas dans le dessein de n’en goûter jamais aucun ; c’est, au contraire, afin de se ménager, pour l’avenir une jouissance beaucoup plus grande au moyen de cette tempérance. Ceux qui désirent devenir habiles dans l’art de la parole, ne s’y exercent pas pour parler bien sans cesse en public mais ils espèrent, par leur talent de bien parler, convaincre les hommes et faire un jour des choses grandes et bonnes. Ceux qui se livrent aux exercices militaires, ne se proposent pas de passer leur vie à combattre ; mais ils pensent qu’en devenant habiles dans les travaux guerriers, ils acquerront une grande fortune, uns grande prospérité, de brillants honneurs pour eux et pour leur pays.

« Si quelques-uns, après avoir beaucoup travaillé, sont devenus incapables, par la vieillesse, d’en recueillir quelque fruit, je les comparerai à un homme qui, désirant devenir un bon agriculteur, sèmerait bien, planterait bien, mais qui, au moment de la récolte, laisserait son grain tombe à terre, au lieu de le recueillir. De même, un athlète qui, par beaucoup d’exercices, se serait rendu capable de vaincre, et qui resterai là sans lutter, me paraîtrait encourir justement le reproche de folie. Pour nous, soldats, ne tombons point dans ce défaut, Et puisque nous savons que, dès l’enfance, nous avons été exercés pour les actions belles et bonnes, marchons contre les ennemis qui, je le sais les ayant vus, ne sont que des novices à lutter contre nous. Car je n’appelle pas antagonistes sérieux des hommes qui savent tirer de l’arc, lancer le javelot ou monter à cheval, et qui, s’il faut supporter la fatigue, en sont incapables : or, ceux-ci ne sont que des novices en fait de fatigue ; ni des hommes qui, lorsqu’il faut veiller, en sont incapables : or, ceux-ci ne sont que des novices en fait de veille ; ni des hommes qui, tout en étant capables de fatigue et de veille, ne savent pas se conduire avec des alliés et des ennemis : or, ceux-ci ne connaissent pas évidemment cette science, la plus importante de toutes.

« Vous, au contraire, vous usez de la nuit, comme les autres du jour ; vous regardez le travail comme la source de bien vivre ; la faim vous sert d’assaisonnement, et vous buvez de l’eau avec plus de plaisir que les lions. Surtout vous possédée dans vos âmes la passion la plus belle pour un guerrier : vous aimez les louanges par-dessus tout le reste ; or, quand on aime les louanges, on doit acquérir ce qui les procure, on doit supporter, pour y atteindre toutes les fatigues, tous les dangers. Si en vous parlant ainsi de vous-mêmes je pensais autrement, c’est moi-même que je tromperais. Car, si jamais vos actions venaient à me démentir, votre défaillance retomberait sur moi. Mais je suis sûr, grâce à votre expérience, à votre affection pour moi et à l’ignorance des ennemis, que ces espérances ne seront point trompées. Marchons avec confiance, puisque nous ne pouvons pas même être soupçonnés de convoiter injustement le bien d’autrui. Ce sont les ennemis dont les mains injustes commencent par nous attaquer ; ce sont des amis qui nous appellent à leur défense. Y a-t-il rien de plus juste que de repousser une attaque, rien de plus beau que de secourir ses amis ?

« Je crois aussi que ce qui vous donne plus de confiance encore, c’est que je n’ai point négligé les dieux à notre départ. Pour avoir vécu longtemps avec moi, vous savez que non-seulement dans les grandes entreprises, mais même dans les petites, mon premier soin est de commencer par les dieux, toujours. Enfin, que vous dirai-je ? Allez, choisissez, prenez les hommes qu’il vous faut, préparez tout le reste, et partez pour la Médie. Pour moi, je retourne auprès de mon père, et puis je pars, après m’être informé avant tout de l’état de nos ennemis, et avoir tout préparé de mon mieux, pour que le succès, avec l’aide de Dieu, soit assuré à notre lutte. » Tout s’exécute ainsi.


CHAPITRE VI[11].


Cyrus retourne auprès de Cambyse : ils s’entretiennent longuement des devoirs d’un bon général.


Cyrus retourne à la maison, adresse des prières à Vesta nationale[12], à Jupiter national et aux autres dieux, et part pour l’armée. Son père lui fait la conduite. Quand ils sont hors de la maison, on dit que des éclairs brillèrent à leurs yeux et qu’on entendit des tonnerres de bon augure. Ces signes s’étant produits, ils marchent sans attendre d’autres présages que ces signes éclatants du grand Dieu. Chemin faisant, le père de Cyrus lui adresse ainsi la parole : « Oui, mon fils, les dieux propices et bienveillants favorisent ton expédition : les victimes l’attestent, et ces signes qui se manifestent dans le ciel. Toi-même tu le reconnais. Car je t’ai toujours instruit de ces pratiques, afin que tu comprennes directement les volontés des dieux sans autres interprètes, c’est-à-dire, que tu voies ce qui peut être vu, que tu entendes ce qui peut être entendu, et que tu ne sois pas à la discrétion des devins, qui, voulant te tromper, te disent autre chose que ce qui est annoncé par les dieux ; ou bien encore afin que, si par hasard tu te trouves sans devin, loin d’être embarrassé d’expliquer les signes divins, la divination te fasse connaître la volonté des dieux et te mette en état d’y obéir. — Mon père, dit Cyrus, pour mériter que les dieux propices veuillent me conseiller, je continuerai toujours, tant que je le pourrai, de me conformer à ton langage. Car je me rappelle t’avoir entendu dire un jour qu’un moyen efficace d’obtenir ce qu’on souhaite des dieux aussi bien que des hommes, c’est de ne point attendre qu’on soit dans la détresse pour leur rendre hommage, mais que la prospérité est le moment même où il faut se souvenir des dieux ; tu disais également que c’est ainsi qu’on doit agir avec ses amis. — N’est-ce donc pas, mon fils, en raison même de ces maximes, que tu viens avec plus de plaisir prier les dieux, et que tu espères davantage obtenir ce que tu leur demandes, attendu que ta conscience ne te reproche point de les avoir négligés ? — Cela est vrai, mon père, je considère les dieux comme des amis pour moi. — Te souvient-il aussi, mon fils, de ce que nous avons dit un jour à ce propos ? Les hommes qui savent ce que les dieux ont mis à notre portée, réussissent mieux que ceux qui les ignorent ; ceux qui travaillent vont plus vite que ceux qui demeurent oisifs ; le soin est une voie plus sûre que l’incurie, et il faut se montrer tel qu’on doit être, quand on veut demander quelques biens aux dieux. — Oui, par Jupiter, dit Cyrus, je me rappelle t’avoir entendu dire ces paroles ; et j’ai dû me rendre à l’évidence de ton langage. Je sais que tu disais encore qu’il n’est pas permis de demander aux dieux, quand on ne sait pas monter à cheval, de vaincre dans un combat à cheval ; quand on ne sait pas tirer de l’arc, de l’emporter en tirant de l’arc sur ceux qui le savent ; quand on ne sait pas gouverner, de vouloir sauver un vaisseau en le gouvernant ; quand on ne sème pas de grains, de demander de faire une bonne récolte ; quand on n’a rien fait pour se défendre à la guerre, de demander à n’être pas Vaincu. Tout cela, en effet, est contraire aux lois établies par les dieux ; et tu disais que, quand on demande des choses injustes, il est aussi naturel de ne pas les obtenir des dieux, que de ne rien obtenir des hommes quand on leur demande des choses illégales. — Mais, as-tu donc oublié, mon fils, ce que nous disions encore moi et toi ? qu’il est beau pour un homme de pouvoir veiller à devenir lui-même beau et bon à toute épreuve, et de se procurer les moyens d’avoir largement le nécessaire, lui et ses serviteurs. Mais si c’est là un grand point savoir gouverner les autres hommes de manière à leur procurer abondamment le nécessaire et les rendre tous tels qu’ils doivent être, nous paraissait une œuvre réellement admirable. — Oui, par Jupiter, mon père, dit Cyrus, je me rappelle que tu disais cela. Aussi me semblait-il qu’une œuvre gigantesque, c’est de bien gouverner. Et maintenant même encore je suis dans la même idée, quand, en y réfléchissant, je considère le gouvernement en lui-même. Seulement, quand, regardant les autres hommes, je considère et ce que sont les gouvernants, et ce que sont particulièrement nos antagonistes, il me semble qu’il serait honteux de craindre ces gens-là et de ne pas vouloir les attaquer. En effet, je vois que tous, à commencer par nos alliés, s’imaginent que la principale différence entre le gouvernant et les gouvernés, c’est de faire meilleure chère, d’avoir plus d’or dans ses coffres, de dormir plus longtemps, de vivre en se donnant moins de peine que les gouvernés. Moi, au contraire, je pense que la différence entre le gouvernant et les gouvernés ne consiste pas dans la vie plus facile, mais dans une prévoyance plus active et un plus grand amour du travail. — Oui, mais, mon garçon, il y a des circonstances où il faut lutter non pas contre les hommes, mais contre les choses elles-mêmes, et il n’est pas toujours facile d’en triompher sans obstacle. Par exemple, tu sais que, si ton armée n’a pas le nécessaire, ton commandement s’évanouira bientôt. — Cela est vrai, mon père ; mais Cyraxare a dit qu’il fournira ce qu’il faut à tous ceux qui lui viennent d’ici, quel qu’en soit le nombre. — Tu pars donc, mon garçon, sur la foi des richesses de Cyaxare ? — Mais oui, dit Cyrus. — Et sais-tu précisément ce qu’il a ? — Non, par Jupiter, dit Cyrus, je n’en sais rien. — Tu comptes donc sur ce que tu ne sais pas ? Ainsi, tu auras besoin de bien des choses, il te faut même, dès à présent, faire mille et mille dépenses, ne le sais-tu pas ? — Je le sais, dit Cyrus. — Et s’il n’a pas le moyen de dépenser, s’il ment avec connaissance de cause, comment ira ton armée ? Il est évident que cela n’ira pas bien. — Alors, mon père, dit Cyrus, si tu vois quelque ressource qui s’ajoute aux miennes, tant que nous sommes encore en pays ami, dis-le-moi.

— Tu me demandes, mon garçon, s’il y a quelque ressource qui s’ajoute aux tiennes ? Mais qui peut mieux trouver des ressources que celui qui a la force en main ? Tu pars d’ici avec une infanterie qui n’a pas, j’en suis sûr, son égale au monde : la cavalerie des Mèdes, qui est très-forte va être ton alliée. Quelle est alors la nation d’alentour qui ne s’empresse de te venir en aide soit par désir de te plaire, soit par crainte d’éprouver quelque mal ? Tu dois te concerter avec Cyaxare pour qu’il ne te manque rien de ce qu’il faut avoir ; et pour le courant, te ménager des ressources assurées. Mais retiens-moi bien ce point-ci, le plus essentiel de tous : il ne faut jamais attendre pour te procurer le nécessaire que la nécessité t’y oblige ; mais quand tu seras surtout dans l’abondance, songe à te munir contre la disette. Car, moins tu paraîtras avoir besoin de ce que tu demandes, plus tu l’obtiendras facilement ; tes soldats n’auront rien à te reprocher, et de plus tu obtiendras le respect des autres. Si tu veux, selon ton pouvoir, faire du bien ou du mal à quelqu’un, tant que tes soldats auront le nécessaire, ils t’obéiront plus vite, et, sache-le bien, tu trouveras des paroles plus persuasives, quand on verra que, de plus, tu es en état de faire, si tu veux, du bien ou du mal. — Tout ce que tu dis, mon père, me paraît fort juste : ajoutons que ce que les soldats vont, dit-on, recevoir aujourd’hui, il n’y en a pas un qui m’en saura gré. Car ils savent à quelle condition Cyaxare les fait venir pour alliés ; tandis que, s’ils reçoivent de moi la moindre chose, ils regarderont cela comme un honneur et ils en sauront, j’en suis sûr, un gré infini à celui qui leur aura donné. Quand on a une armée avec laquelle on peut servir ses amis à charge de revanche, et essayer de punir ses ennemis, et quand on néglige de se procurer des ressources, n’est-ce pas, selon toi, aussi honteux que d’avoir des champs, d’avoir des travailleurs pour y travailler et de laisser la terre en friche et inutile ? Aussi, pour ma part, jamais je ne négligerai le moyen de donner le nécessaire à mes soldats, soit en pays ami, soit en pays ennemi ; tu peux en être certain.

— Mais n’y a-t-il pas, mon garçon, d’autres choses que nous croyions nécessaires de ne pas négliger ? T’en souviens-tu ? — Comment aurais-je oublié le jour où je vins te demander de l’argent pour payer les leçons de celui qui prétendait m’avoir donné des leçons de stratégie ? En me le donnant, tu me fis à peu près cette question : « Dis-moi, mon garçon, l’homme à qui tu portes cet argent, t’a-t-il parlé de l’économie comme rentrant dans les devoirs d’un général ? Car enfin les soldats n’ont pas moins besoin de choses nécessaires, que les domestiques dans une maison. » Et lorsque, te disant la vérité, je te répondis qu’il ne m’en avait pas dit un mot, tu me demandas s’il m’avait touché quelque chose de la santé et de la vigueur, comme préoccupations nécessaires du général au sujet de son armée. Comme je te dis qu’il ne m’en avait point parlé, tu me demandas encore s’il ne m’avait point enseigné quelques ruses propres à rendre les alliés très-habiles dans chacun des travaux militaires. Je te dis qu’il ne m’en avait pas dit un mot, et alors que tu cherchas à savoir s’il m’avait appris comment je pourrais inspirer du courage à une armée, disant qu’en toute entreprise il y a une différence énorme entre le courage et la timidité, je te répondis qu’il n’en avait pas été question, et tu t’informas si, dans ses leçons, il m’avait donné quelques conseils sur le meilleur moyen de se faire obéir de son armée. Je te répondis qu’il ne m’avait pas ouvert la bouche de tout cela, et enfin tu me demandas ce qu’il m’avait appris pour dire qu’il m’avait appris la stratégie. Je te répondis que c’était la tactique. Tu te mis à rire et à m’expliquer ensuite, en reprenant par les détails, à quoi pourrait servir la tactique, en fait de stratégie, sans les choses nécessaires ; à quoi, sans la santé, à quoi, sans savoir les ruses de guerre ; à quoi, sans l’obéissance. Et quand tu m’eus démontré clairement que la tactique est la moindre partie de la stratégie, comme je te demandais si tu étais en mesure de m’enseigner quelqu’une de ces choses, tu m’engageas à aller m’en entretenir auprès des hommes réputés bons stratégistes, et à m’informer comment chacune d’elles se pratique.

« Depuis lors, j’ai toujours fréquenté ceux que j’entendais dire savants sur ces matières. Ainsi pour la nourriture, j’ai cru pouvoir m’en remettre aux soins de Cyaxare ; pour la santé, j’ai entendu dire et j’ai vu que, comme les villes qui veulent être en bonne santé se choisissent des médecins, les généraux emmènent avec eux des médecins pour leurs soldats : par conséquent, à peine entré en fonctions, je m’en suis préoccupé, et je crois, mon père, que j’ai avec moi des hommes habiles dans l’art médical. »

À cela le père de Cyrus lui répond : « Les gens dont tu parles, mon garçon, me font l’effet de certains raccommodeurs d’habits déchirés : les médecins, quand on est malade, viennent vous guérir ; mais pour toi, il y a une mesure plus noble à prendre relativement à la santé, c’est d’empêcher ton armée d’être malade : telle doit être ta préoccupation. — Et quelle est la marche à suivre, mon père, pour arriver à cela ? — Quand tu dois rester quelque temps au même endroit, aie soin avant tout de t’assurer d’un campement salubre ; et tu ne seras pas en défaut sur ce point, si tu t’en donnes la peine. Il n’est mention chez les hommes que des endroits malsains ou salubres : et de plus, on a dans les deux cas des témoignages manifestes dans la constitution et dans le teint des habitants. Cependant il ne suffit pas de considérer la localité, mais il faut te souvenir des soins que tu prends toi-même pour conserver ta santé. — Par Jupiter, répond Cyrus, je veille avant tout à ne point trop me remplir ; c’est chose fort incommode ; puis je prends de l’exercice pour digérer ; et ce moyen me paraît excellent pour me conserver la santé et y ajouter de la vigueur. — C’est bien, mon garçon, mais il faut penser aux autres. — Oui, mon père ; mais les soldats ont-ils le temps de s’exercer le corps ? — Par Jupiter, dit le père de Cyrus, ce n’est pas seulement une chose bonne, mais indispensable. Il faut qu’une armée, pour accomplir ses devoirs, ne cesse pas un instant de faire du mal aux ennemis, ou du bien à elle-même. Or, s’il est difficile, mon garçon, de nourrir un homme oisif, s’il est plus difficile de nourrir une maison entière, le plus difficile de tout c’est de nourrir une armée oisive. Car il y a dans une armée beaucoup de bouches qui mangent, qui se mettent en campagne avec très-peu de chose et qui consomment largement ce qu’on leur donne ; ainsi une armée ne doit pas rester oisive. — Tu veux dire, mon père, que, s’il n’y arien à faire d’un laboureur paresseux, il n’y a rien à faire d’un général oisif. — Aussi j’affirme qu’un général actif, si quelque dieu ne traverse son action, saura mettre sous nos yeux des soldats bien pourvus du nécessaire, et leur donner des corps bien portants. — Quant aux manœuvres militaires, je pense, mon père, qu’il sera bon d’établir certaines luttes et de proposer un prix : ce sera un bon moyen d’encourager les soldats à bien faire et de les avoir tout préparés pour s’en servir au besoin. — Tu as raison, mon garçon. En faisant cela, sois sûr que tu verras que tes troupes seront aussi bien dressées que des chœurs de danse.

— Je te dirai encore, reprend Cyrus, que, pour donner du cœur aux soldats, je ne vois rien de meilleur que de remplir ses hommes de belles espérances. — Oui, mon garçon ; mais c’est faire là comme si à la chasse on appelait toujours ses chiens du cri usité quand on aperçoit la bête. D’abord, je le sais bien, ils s’empressent d’obéir ; mais, si on les trompe plusieurs fois, ils finissent, même quand on les appelle réellement, au vu de la bête, par ne plus obéir. Il en est de même de l’espérance. Si l’on fait souvent entrevoir l’attente d’un bien mensonger, on finit par ne plus persuader, même quand on parle d’un espoir qui est réel. Il faut donc se garder de parler, mon garçon, de choses qu’on ne sait point parfaitement, bien que parfois ce moyen ait réussi à d’autres. Quant aux exhortations réservées pour les grands dangers, il faut en ménager le plus possible le crédit. — Oui, par Jupiter, tu me sembles, mon père, parler avec justesse, et cette conduite m’agrée ainsi. Toutefois, en ce qui concerne l’art de rendre les soldats obéissants, je crois, mon père, en avoir quelque expérience. Car, dès mon enfance, tu m’as appris à t’obéir, puis, quand tu m’as mis aux mains des maîtres, ils m’ont fait suivre la même pratique ; enfin, lorsque nous étions parmi les adolescents, notre chef y donnait une scrupuleuse attention. Au reste, la plupart de nos lois ne m’ont pas semblé enseigner autre chose que ces deux principes, commander et obéir. Or, en y réfléchissant, je crois que ce qui conduit le mieux à obéir, c’est que l’obéissance soit louée et honorée, la désobéissance humiliée et punie. — Sans doute, mon garçon, c’est la marche à suivre pour te faire obéir par contrainte ; mais, ce qui vaut bien mieux, pour se faire obéir volontairement, il y a une voie beaucoup plus courte. Quand les hommes croient que quelqu’un sait mieux qu’eux ce qui est de leur intérêt, ils lui obéissent volontiers. C’est une remarque que tu peux faire dans mille circonstances, mais particulièrement chez les malades : ils s’empressent d’appeler les médecins pour se faire prescrire les remèdes nécessaires. Sur mer, tout l’équipage s’empresse d’obéir aux pilotes ; et généralement, quand on croit que quelqu’un connaît mieux la route, on n’hésite point à marcher derrière lui. Au contraire, quand on croit que l’obéissance peut tourner mal, on ne cède point aux punitions et l’on ne se laisse point séduire par les présents. Car jamais personne de gaieté de cœur ne reçoit des présents pour son propre mal. — Ainsi, mon père, tu dis qu’il n’y a rien de meilleur pour se faire obéir que de paraître plus habile que ceux auxquels on commande. — C’est ce que je dis. — Eh bien, mon père, comment arrive-t-on le plus vite à donner de soi cette opinion ? — Il n’y a pas, mon garçon, de voie plus courte que de devenir habile dans les choses où tu souhaites paraître plus habile. Or, en parcourant, une à une, les différentes conditions, tu verras que ce que je t’ai dit est vrai. Si tu veux, n’étant pas bon laboureur, paraître bon laboureur, ou cavalier, ou médecin, ou joueur de flûte, ou toute autre profession, pense à tout ce dont il faudrait s’ingénier pour le paraître. Et même si tu gagnais quelques personnes pour te louer, afin de te donner de la réputation, si tu achetais les plus beaux instruments pour chacun de ces métiers, tu pourrais d’abord tromper le monde ; mais, avant peu, quand on t’aurait mis à l’épreuve, tu serais découvert et tu passerais pour un charlatan. — Mais quel est le moyen de devenir réellement habile dans un art qui doit être utile ? — Il est clair, mon fils, que c’est en apprenant tout ce qui peut être appris-, comme tu as appris la tactique. Si ce sont des choses que les hommes ne peuvent pas apprendre, que la pénétration humaine ne peut pas pénétrer, il faut les demander aux dieux par la divination, et tu deviendras plus habile que les autres ; puis, quand tu verras quelque chose de meilleur à faire, tu veilleras à ce que cela soit fait. Car le soin de ce qu’il faut est plutôt d’un homme habile que la négligence. Au reste, pour se faire aimer de ceux auxquels on commande, ce qui me paraît la chose du monde la plus importante, il faut suivre la même voie que quand on désire se faire aimer de ses amis. Je crois qu’il faut évidemment faire du bien. Il est vrai, mon fils, qu’il est difficile de faire toujours du bien à qui l’on veut ; mais partager la joie de ceux auxquels il arrive quelque bien, la douleur de ceux qui éprouvent quelque mal, s’empresser de venir en aide à leurs besoins, craindre qu’ils ne réussissent pas dans leurs projets, essayer par sa prévoyance de les garantir d’un échec : telles sont les preuves manifestes d’une affection réciproque.

« Entrons dans la pratique : si l’on est en été, le chef doit ostensiblement s’exposer davantage au soleil ; en hiver, au froid ; quand il faut peiner, aux travaux : tout cela le fait chérir encore plus de ceux auxquels il commande. — Tu dis donc, mon père, qu’il faut qu’un chef ait plus de courage à tout, que ceux auxquels il commande ? — C’est ce que je dis. Cependant rassure-toi, mon fils. Sache bien que les mêmes travaux n’affectent pas de la même manière le chef et celui qui obéit ; mais la gloire allège les travaux du chef, et la conscience qu’il a que rien de ce qu’il fait ne demeure caché. — Mais enfin, mon père, quand les soldats auront le nécessaire, la santé, l’habitude de la fatigue, l’exercice des manœuvres militaires, l’ardeur de montrer leur bravoure, le désir plus vif d’obéir que de désobéir, te paraîtrait-on sage alors en voulant les conduire aussitôt à l’ennemi ? — Oui, par Jupiter, si l’on doit avoir l’avantage : autrement, plus je croirais être vaillant et avoir de vaillants soldats, plus je me tiendrais sur la réserve. Car d’ordinaire les objets que nous croyons les plus précieux, nous nous efforçons de les déposer dans l’endroit le plus sûr. — Comment donc mon père, peut-on avoir l’avantage sur les ennemis ? — Par ma foi, mon garçon, tu me demandes là une chose qui n’est point une petite affaire, ni toute simple. Car, sache-le bien, pour faire ce que tu dis, il faut être insidieux, dissimulé, rusé, trompeur, voleur, pillard et supérieur en tout aux ennemis. — Par Hercule, reprend Cyrus en riant, quel homme, mon père, tu me conseilles de devenir ! — Mais oui, mon fils, le plus juste et le plus loyal des hommes. — Pourquoi donc alors, mon père, quand nous étions enfants et adolescents, nous enseigniez-vous tout le contraire ? — Par Jupiter, c’est encore aujourd’hui la même chose, quand il s’agit de vos rapports avec vos amis et vos concitoyens. Mais dès qu’il s’agit de faire du mal à vos ennemis, ne sais-tu pas qu’on vous apprend mille détours ? — Pour moi, mon père, je n’en ai point appris. — Et pourquoi donc avez-vous appris à tirer de l’arc ; pourquoi à lancer le javelot ; pourquoi à prendre des sangliers dans des filets et dans des fosses ; pourquoi des cerfs dans des pièges et dans des lacets ? pourquoi enfin ne combattiez-vous pas de plain-pied contre les lions, les ours et les léopards, mais tâchiez-vous toujours de prendre sur eux quelque avantage ? Ignores-tu que ce sont là des détours, des tromperies, des ruses, des moyens de succès ? — Oui, par ma foi, dit Cyrus, avec des bêtes ; mais avec des hommes, j’ai voulu un jour en tromper un, et je sais que j’ai reçu force coups. — Je ne crois pas cependant, dit Cambyse, que nous vous ordonnions de viser de l’arc ou de lancer le javelot sur un homme, mais nous vous apprenions à frapper un but, de manière à ce que, sans faire de mal dans ce moment à vos amis, une guerre échéant, vous pussiez viser les hommes[13]. Et de même nous ne vous enseignions pas à tromper les hommes et à prendre avantage sur eux, mais à le faire avec des bêtes, de manière à ce que, sans nuire à vos amis, vous fussiez, une guerre échéant, exercés à ces manœuvres. — Cependant, mon père, puisqu’il est utile de savoir également faire du bien et du mal aux hommes, il me semble qu’il faudrait que les hommes apprissent l’un et l’autre. — Aussi dit-on, mon garçon, que du temps de nos pères, il y eut un maître de l’enfance, qui enseignait aux enfants la justice comme tu le demandes : ne pas mentir et mentir, ne pas tromper et tromper, ne pas calomnier et calomnier, ne pas prendre avantage et prendre avantage. Il faisait ensuite une distinction entre ce qu’il fallait faire avec ses amis et avec ses ennemis. Il allait jusqu’à enseigner qu’il peut être juste de tromper ses amis pour le bien, de voler même ses amis pour le bien. Comme conséquence de ses leçons, il exerçait les enfants à les pratiquer entre eux, comme on dit que les Grecs enseignent à tromper dans la lutte, et il exerçait les enfants à agir de la sorte les uns contre es autres. Quelques-uns donc, ayant de leur nature de bonnes dispositions pour bien tromper et pour bien prendre avantage, et n’en ayant peut-être pas de mauvaises pour l’appât du gain, ne s’abstenaient pas de s’exercer sur leurs amis et d’en tirer avantage. Il en résulta un décret, qui est encore en vigueur, d’après lequel il faut instruire les enfants, comme nous instruisons nos serviteurs, à dire simplement la vérité, à ne pas tromper, à ne pas voler, à ne pas essayer de tirer avantage ; et l’on punit les délinquants. Il en résulte qu’avec cette habitude on a des citoyens dont les mœurs sont plus douces.

« Mais quand ils ont atteint l’âge que tu as maintenant, on croit pouvoir leur enseigner sans danger comment on doit se comporter avec les ennemis, parce qu’il ne paraît guère possible que vous deveniez des citoyens de mœurs sauvages, après avoir été nourris à vous respecter les uns les autres. Ainsi nous ne parlons pas d’amour aux trop jeunes gens, de crainte que la vivacité du désir, s’ajoutant à la légèreté de leur âge, ne les entraîne à des excès. — Par Jupiter, dit Cyrus, je suis bien en retard pour ce qui concerne ces ruses de guerre : ne tarde donc pas, mon père, si tu en connais, de me les apprendre, afin que j’obtienne des avantages sur les ennemis. — Tâche donc, dit Cambyse, autant que possible, de surprendre avec des troupes bien rangées les ennemis en désordre, avec des soldats armés des troupes sans armes, éveillés, des gens endormis : tâche de les voir en leur demeurant invisible ; d’être dans un lieu avantageux, quand ils sont dans un mauvais poste. — Est-il donc possible, mon père, de prendre l’ennemi dans de pareilles fautes ? — Il est de toute nécessité, mon garçon, que vous et les ennemis vous vous trouviez souvent en pareilles conjonctures. Ainsi, de part et d’autre, il faut manger ; il faut dormir ; il faut aller de bon matin aux choses indispensables ; il faut passer, bon gré mal gré, par les routes telles qu’elles sont. Il faut donc que tu considères, avant tout, les points sur lesquels tu sens que vous êtes faibles, pour te mettre sur tes gardés, et ceux sur lesquels les ennemis sont le plus faciles à vaincre, pour les y attaquer. — Est-ce dans ces occasions seulement, dit Cyrus, qu’on peut avoir l’avantage, ou y en a-t-il encore d’autres ? — Il n’en faut pas douter, mon garçon. Dans ces occasions, tous ceux qui connaissent leur faible se tiennent particulièrement sur leurs gardes. Mais c’est bien savoir tromper les ennemis que de leur inspirer de la confiance pour les surprendre à l’improviste, et de les mettre en désordre en feignant de fuir devant eux, de les attirer par la fuite dans un mauvais pas, pour les y attaquer. D’ailleurs, mon garçon, puisque tu désires apprendre toutes ces ruses, il ne faut pas t’en tenir seulement à celles que tu auras apprises, mais devenir toi-même un inventeur de machinations contre les ennemis. C’est ainsi que les musiciens ne se contentent pas des airs qu’ils ont appris, mais ils essayent de composer de nouvelles mélodies. Et comme dans la musique les chants nouveaux et frais sont es. plus grande estime, de même à la guerre les stratagèmes les plus récents sont les plus estimés, parce qu’ils trompent le mieux les ennemis. Au reste, mon garçon, quand tu ne ferais que transporter aux hommes les ruses dont tu te servais contre les petits animaux, ne crois-tu pas que tu serais assez avancé dans l’art de prendre avantage sur l’ennemi ? Tu te levais quelquefois la nuit, au cœur de l’hiver, pour aller faire la chasse aux oiseaux, et, avant qu’ils fussent levés, tu leur tendais des pièges dans les endroits où tu voulais les attirer, de manière à ce que la terre remuée parût ne pas l’avoir été ; puis tu avais des oiseaux dressés à servir tes desseins, et à tromper ceux de leur race. Alors tu les épiais de façon à n’en pas être vu, et, après t’y être exercé, tu tirais le filet avant qu’ils pussent s’enfuir. Pour chasser le lièvre qui broute la nuit, et qui le jour se tient au gîte, tu nourrissais des chiens qui le suivaient à l’odeur, et qui le faisaient lever. Comme il est vite à fuir, une fois découvert, tu avais d’autres chiens dressés à le prendre sur pied ; et s’il venait à s’échapper, toi, après avoir épié ses passages et les refuites familières aux lièvres, tu y tendais des filets invisibles, où il tombait et se liait lui-même dans la rapidité de sa fuite. Enfin, de crainte qu’il ne s’échappât encore, tu plaçais à côté des pièges des surveillants, qui devaient se tenir au plus près, puis, toi-même sur la piste du lièvre, et poussant des grands cris, tu l’enrayais de manière à le prendre tout ahuri. Seulement, tu recommandais le silence à ceux que tu avais fait cacher en embuscade. Comme je l’ai dit, si tu voulais user de toutes cas ruses avec les hommes, je ne pense pas qu’un seul de tes ennemis pût s’échapper. S’il faut parfois combattre en rase campagne, en plein jour, et bien armé des deux parts, c’est alors, mon garçon, que les avantages ménagés de longue main sont d’une grande utilité : je veux dire des soldats dont le corps a été bien exercé, l’âme bien aiguisée, l’éducation militaire bien faite. Mais il faut aussi ne pas perdre de vue que ceux de qui tu veux être obéi, veulent à leur tour que ta prévoyance s’étende sur eux. N’aie donc pas un instant d’insouciance ; mais songe la nuit à ce que ceux qui t’obéissent auront à faire, quand le jour sera venu ; puis le jour, à ce que la nuit les choses marchent à merveille. Comment il faut ranger une armée en bataille, comment il faut la mener de jour ou de nuit, dans un défilé, sur une route unie, dans les montagnes ou dans les plaines, asseoir un camp, placer des sentinelles de nuit et de jour, mener à l’ennemi, battre en retraite, se comporter auprès d’une ville ennemie, s’approcher ou s’éloigner d’un rempart, traverser un bois ou une rivière, se garder de la cavalerie, des gens de trait ou des archers, se ranger promptement en bataille, si les ennemis se présentent quand on marche en colonne, leur faire face s’ils se présentent pour charger en queue ou sur les flancs, éventer de son mieux leurs secrets, et leur cacher de ton mieux les tiens, tout cela, pourquoi t’en parlerais-je ? Tout ce que j’en ai dit, tu l’as souvent entendu, et d’ailleurs tous ceux que tu as crus versés dans ces matières, il n’en est pas un que tu aies négligé d’entendre, pas un dont les leçons ne t’aient profité. Il faut donc, d’après l’occurrence, je crois, te servir des moyens que tu jugeras les plus convenables.

« Mais surtout, mon fils, apprends de moi la chose importante entre toutes : quand les victimes, quand les présages ne sont point favorables, ne t’expose jamais, ni toi ni ton armée. Songe que les hommes forment leurs desseins sur de simples conjectures, et ne savent pas ce qui doit leur être le plus utile. Tu le comprendras par ce qui arrive tous les jours. Nombre d’hommes, qui passaient pour de grands politiques, ont souvent engagé leur patrie dans des guerres contre des peuples qui les ont précipités à leur perte. Beaucoup d’autres ont fait prospérer des particuliers et des États, et, pour prix de leurs services, ils ont souffert les plus grands maux. D’autres, pouvant se créer des amis par un échange de bons offices, ont mieux aimé traiter ces amis en esclaves ; ils ont été punis par ceux-là mêmes qu’ils voulaient asservir. D’autres encore, peu contents de ce qui leur assurait une vie douce, ont désiré tout posséder, et ils ont perdu même ce qu’ils avaient d’abord. Beaucoup enfin, après avoir acquis cet or tant désiré, y ont trouvé leur perte. Ainsi la sagesse humaine ne met pas plus de prudence à choisir le meilleur que si, après avoir tiré au sort, l’on agissait sur la foi du hasard. Mais les dieux, mon fils, qui sont éternels, savent tout, et ce qui a été, et ce qui est, et ce qui doit suivre ; et, consultés par des hommes auxquels ils sont propices, ils leur indiquent ce qu’il faut faire ou non. Seulement, s’ils ne veulent pas donner ces conseils à tout le monde, il n’y a rien d’étonnant ; rien, en effet, ne les oblige à s’occuper de ce qu’ils ne veulent point. »




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  1. Nous conseillons aux lecteurs studieux, avant de commencer la Cyropédie, de lire dans le volume de l’Univers pittoresque qui contient la Perse, par M. L. Dubeux, les différentes traditions grecques relatives à l’histoire de Cyrus, p. 67 et suivantes. — Cf. Bossuet, Hist. universelle.
  2. Fréret fait observer que les Hyrcaniens soumis par Cyrus ne doivent pas être confondus avec ceux de la mer Caspienne. Les Hyrcanîens de la Cyropédie étaient censés habiter le pays qui se trouve à quatre ou cinq journées au sud de la Babylonie. (Voy. Mém..de l’Acad. des Inscript., t. IV, p. 604 et suivantes.)
  3. On sait qu’il y avait deux Phrygies : la Petite, près de l’Hellespont, fameuse par la guerre de Troie, et la Grande, vers le centre de l’Asie Mineure.
  4. La Bactriane de Xénophon était dans la Mésobatène, entre l’Élymaïde et la Susiane, dans les Vallées du mont Cambalidus. Ce pays est habité de nos jours par les Bakhtiaris. Voy. Fréret à l’endroit cité.
  5. Peuple voisin de l’Arménie. La signification du mot Inde est très-vague chez les écrivains anciens.
  6. Les Saques ou Saces, étaient une peuplade scythique au N.-E. de l’empire des Perses. C’était, suivant Hérodote, VII, lxiv, le nom perse des Scythes.
  7. Cette conquête est attribuée par Hérodote à Cambyse, fils de Cyrus.
  8. Cent vingt mille, probablement sans compter les femmes, les enfants et les esclaves.
  9. On peut croire avec Weiske que le nom de Sacas est plutôt celui d’une fonction que d’un homme, en le dérivant du mot Sakkah, qui signifie boire dans les idiomes de l’Orient.
  10. Pour cette fonction du προγεύστης ou esclave dégustateur, cf. Tacite, Annales XII, lxvi.
  11. Cf. Mém. III, 1, t. I, p. 64 et suivantes.
  12. Sur le culte de Vesta, voyez la thèse latine de Fustel de Coulanges, Quid Vestæ cultus in institutis veterum privatis publicisque valuerit. — Cf Cyrop. VIII, ch. v ; Hist. gr. I, vii.
  13. Voy. les mêmes idées dans le traité De la chasse, t. I, p. 313, 339.