Démêlés du Comte de Montaigu/Chapitre I

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I.

COMMENT JEAN-JACQUES FIT CONNAISSANCE DE L’AMBASSADEUR DE VENISE ET ENTRA À SON SERVICE


M. le comte de Montaigu, capitaine aux gardes, venait d’être nommé ambassadeur à Venise.

C’était un ambassadeur de la façon de Barjac, auquel il faisait assidûment sa cour[1].

Rousseau a eu connaissance des relations du comte avec Barjac, valet de chambre du cardinal Fleury. Il existe en effet plusieurs lettres de Barjac au comte de Montaigu.

26 juin 1742. Elle se termine ainsi : « Du Parc, Monglas, les aumôniers et Menjard vous font leurs compliments. Soyez persuadé de mon respect et de mon attachement. » De Barjac.

5 juillet 1742. Il lui dit qu’il a transmis sa demande à S. E., mais qu’il a des concurrents : M. de Puignon, soutenu par le Dauphin, et M. le Premier (il s’agit d’une charge à vendre). Même fin.

Une autre sans date (lundy) où il lui dit de venir voir le cardinal à 7 heures. Même fin.

19 août 1742, où il annonce au comte de Montaigu que « Son Éminence m’a dit de vous faire bien des amitiés de sa part ».

22 septembre 1742.

13 novembre 1742.

5 avril 1744.

Ces lettres indiquent suffisamment la cordialité des relations de Barjac avec la famille de Montaigu. Il convient d’ajouter, ce que ne fait pas Rousseau, ou ce qu’il ne savait probablement pas, que le cardinal connaissait assez intimement la famille de Montaigu pour s’occuper de ses affaires intérieures. C’est ce qui ressort

1o D’une lettre datée d’Issy (1er  mars 1731.) « Je connais toute cette famille par de bons endroits, dit le cardinal. Je serais bien aise aussi de pouvoir leur faire plaisir[2]. »

2o D’une autre lettre toute confidentielle et entièrement écrite par le cardinal à Mme  de Montaigu, religieuse du Calvaire, au Marais[3].

3o Des notes tracées par le cardinal lui-même en tête des lettres que lui adressait le comte de Montaigu ; par exemple, celle écrite sur la minute de la lettre où le comte sollicitait du cardinal son passage dans la diplomatie : « Soiez tranquille, monsieur, car je ne vous oublie pas[4]. » D’où il suit que la nomination du comte de Montaigu ne venait pas uniquement de l’inspiration de Barjac.

Son frère le chevalier de Montaigu, gentilhomme de la manche de Monseigneur le Dauphin,

J.-J. Rousseau est plus exactement renseigné (vingt-neuf lettres du chevalier à son frère). Le chevalier de Montaigu, frère cadet de l’ambassadeur, capitaine au régiment des gardes françaises, brigadier d’infanterie, menin[5] de Mgr  le Dauphin, alors enfant, ce qui n’empêchait pas le chevalier de lui parler souvent de son frère l’Ambassadeur : « J’aurai l’occasion de parler de toi, à Mgr  le Dauphin qui me demande quelquefois de tes nouvelles, et se fortifie tous les jours, et en est à surprendre tout le monde. » (23 août 1743.)

était de la connaissance de ces deux dames, Mme  de Broglie, Mme  de Beuzenval, et de celle de l’abbé Alary.

Rousseau doit se tromper. Il existe dans les papiers de la famille des lettres de ce genre, mais aucune de ces deux dames.

Je demandai cinquante louis d’appointement ce qui était bien peu dans une place où l’on est obligé de figurer. Il ne voulut me donner que cent pistoles et que je fisse le voyage à mes frais.

Ce passage est complètement inexact. C’est l’abbé Alary qui avait directement traité la question des appointements avec Jean-Jacques lui-même, sans que l’ambassadeur ni sa famille s’en fussent mêlés. L’auteur avait du reste parfaitement accepté les conditions de l’abbé. En voici la preuve. Le chevalier de Montaigu écrivait, le 26 juin 1743, à son frère l’ambassadeur. « Je viens de voir dans le moment le sieur Rousseau que l’on t’avait proposé pour secrétaire, que M. l’abbé Alary a envoyé à me voir ; j’en ai bonne opinion sur sa physionomie et son maintien. Il me parait déterminé à t’aller trouver, cependant il demande trois ou quatre jours pour rendre une réponse précise, et quinze jours pour l’arrangement de ses affaires avant de partir… À l’égard des conditions, ma sœur luy a offert mille livres et un valet pour le servir, et il a eu de la peine à s’en contenter, en me disant cependant que M. l’abbé Allary avait fixé ses appointements à cette somme, lorsqu’il avait été question de luy la première fois[6]. » Quelques jours après, le chevalier doit revenir sur cette affaire : « Je crains, écrit-il, que tu n’aye pas reçu une lettre que je t’ai adressée il y a huit jours… par laquelle je t’apprends que nous avions vu le sieur Rousseau et qu’il était presque déterminé à t’aller trouver moyennant mille francs d’apointements et qu’il demande qu’on luy paye par quartier, et un valet entretenu ; il a demandé outre cela qu’on luy avançent 300 livres pour s’habiller, ce que nous luy avons promis ; et quant aux frais de son voyage… j’ai conseillé à ma sœur de s’en raporter à M. Coli[7]. Ma sœur m’écrit aujourd’hui et me mande qu’il part lundy 10 par la diligence, que M. Coli fait monter les frais de son voyage à 445 l. 10, sans les 300 livres d’avance qu’on luy a promis, et qu’elle luy a donné encore 30 livres dont il avait besoin ; j espère que tu en seras content[8]. »

Mme  de Broglie me proposa…

Ce fut l’abbé Alary qui fit la proposition (voir ci-dessus).

M. de Montaigu partit, emmenant un autre secrétaire appelé M. Follau qu’on lui avait donné aux bureaux des affaires étrangères.

Il est vrai que le comte de Montaigu emmena Follau avec lui, mais il ne faut pas croire que ce secrétaire eût été fourni à l’ambassadeur par les affaires étrangères. Follau, en effet, avait été indiqué au comte de Montaigu par un de ses parents, M. du Parcq, familier du cardinal de Fleury et l’un de ses agents aux affaires étrangères ; du Parcq avait agi en ami particulier du cardinal, et non pas au nom des bureaux.

Deux lettres de du Parcq au comte de Montaigu l’attestent. La première, du 30 novembre 1742, datée d’Issy où il lui indique ce secrétaire ; la deuxième, d’Issy, le 10 décembre 1742, dans laquelle il le remercie d’avoir accepté son parent.

En outre, dans la correspondance de Venise au ministère des affaires étrangères il n’est nullement question de Follau ; il y aurait lieu de s’en étonner si ce personnage avait été indiqué par les bureaux. Ce n’est pas la dernière fois que Rousseau cherchera à donner à cette charge de secrétaire d’ambassadeur une importance qu’elle n’avait nullement au dix-huitième siècle.

À peine furent-ils arrivés à Venise qu’ils se brouillèrent. Follau, voyant qu’il avait affaire à un fou, le planta là.

Rousseau est dans l’erreur. Follau n’alla pas jusqu’à Venise. Plusieurs lettres du chevalier de Montaigu à son frère attestent qu’il fut renvoyé avant le terme du voyage.

Il fut congédié à Chambéry. Dans une lettre du 26 juin 1743, le chevalier de Montaigu écrivait à son frère : « Ma sœur m’apprends que tu as été obligé de renvoyer ton secrétaire ; cela ne laisse pas d’être désagréable et embarrassant pour toy, mais il vaut encore mieux qu’il n’ait pas été jusqu’à Venise. »

Peu de temps après, Follau, soupçonné de contrebande[9], était arrêté à Turin. Une autre lettre du chevalier de Montaigu prouve que son frère l’ambassadeur s’en était défait à Chambéry : « J’ay vu le beau-frère de Folleau (sic), qui est chez le roi, et à qui j’ay appris cette séparation avec les circonstances qui l’avoient occasionné, en luy promettant de n’en point parler ; il a été touché de cet événement, et des raisons que je luy ay donné, que je ne laisseray pas ignorer à M. Duparcq quand je le verray. Le sieur Folleau n’en a rien mandé à sa famille, qui ne saurait te rien imputer, et je te trouve heureux encore de t’en être défait à Chambéry[10]. »

En résumé, le comte de Montaigu avait accepté Follau parce que, sur la recommandation de du Parcq, il l’avait cru honnête homme. Il le congédia, dès qu’il vit qu’il s’était trompé ou plutôt qu’on l’avait trompé. La discrétion qu’il apporta dans cette affaire, afin de ménager du Parcq, explique l’ignorance de Jean-Jacques à cet égard.

  1. Le texte des Confessions est imprimé en caractères italiques.
  2. Archives de la Bretesche : adresse illisible. Issy, 1er  mars 1731.
  3. Archives de la Bretesche ; Versailles, 21 janvier 1742.
  4. Archives de la Bretesche ; sans date, réponse à la lettre écrite de Lille le 25 janvier 1742.
  5. Gentilhomme de la manche.
  6. Lettre du 26 juin 1743, du chevalier de Montaigu à son frère, ambassadeur.
  7. Coli ou Kolly, banquier, homme d’affaires de l’ambassadeur à Paris.
  8. Lettre du chevalier de Montaigu à son frère, ambassadeur. Août 1743.
  9. Lettre du chevalier de Montaigu à son frère, 17 août 1743.
  10. Ibid., juillet 1743.