Démêlés du Comte de Montaigu/Thèse

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DÉMÊLÉS DU COMTE DE MONTAIGU
ET DE SON SECRÉTAIRE
JEAN-JACQUES ROUSSEAU

LE COMTE DE MONTAIGU JUSQU’À SA NOMINATION
À L’AMBASSADE DE VENISE


Pierre-François de Montaigu descendait des Montaigu d’Auvergne, auxquels appartenait Pierre-Guérin de Montaigu, grand maître des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem en 1208[1]. Une branche s’était établie en Poitou[2]. Il ne saurait être question d’exposer ici l’origine ni l’histoire de cette famille. La filiation suivie de l’ambassadeur remonte à Guillaume de Montaigu, qui habitait le Saumurois vers la fin du quatorzième siècle, et s’y maria en 1428. Il portait le titre de seigneur de Saugré[3]. Soixante ans plus tard, son petit-fils Jean devenait, également à la suite d’un mariage, seigneur de Boisdavid en Saumurois[4]. Au seizième siècle, encore à l’occasion d’une union, la famille émigra d’Anjou en Poitou, René de Montaigu épousa, en 1587, Suzanne de la Noue, qui lui apporta en dot la terre de la Bosse[5]. C’est là que pendant près de deux siècles ses descendants menèrent une existence des plus tranquille.

En 1719, Charles de Montaigu marquis de Boisdavid, père de l’ambassadeur, impliqué dans la conspiration de Cellamare, fut arrêté dans son château de la Bosse, non sans avoir opposé une sérieuse résistance. Ses papiers furent saisis[6] et il fut enfermé à la Bastille pendant un an. Marié deux fois, Charles-François eut du second lit, en 1692, Pierre-François, le futur diplomate.

Pierre-François portait les titres de comte et marquis de Montaigu, seigneur de haute justice, marquis de Cirières et du Plessis, comte de la Chaise, marquis de Boisdavid, seigneur de la Bosse, Brétignolles, le Plessis-Bastard, Montigny, la Bobinière, l’Estang, etc.[7].

Après s’être illustré dans plusieurs campagnes dont nous parlerons plus loin, il se maria avec Mlle de la Chaise d’Aix, le 30 juin 1736[8].

Malgré sa fortune et quoiqu’il fût l’aîné des enfants du second lit, Pierre-François de Montaigu fut destiné de bonne heure au métier des armes[9]. En 1707, capitaine dans le régiment royal d’infanterie, il prit une part brillante aux campagnes des Pays-Bas et du Rhin ; en 1708, il était à Oudenarde ; l’année suivante, à Malplaquet ; en 1712, à Denain ; à Fribourg en 1713. Entré au régiment des gardes françaises[10] comme enseigne en 1714, il y passa lieutenant en 1720 ; sept ans après, il achetait au prix de cent mille livres une compagnie dans le même régiment ; le 1er janvier 1740[11], il fut nommé brigadier d’infanterie, et en 1741 capitaine de grenadiers[12]toujours aux gardes françaises.

Le service était cependant devenu si peu actif dans le régiment[13] et par suite si désagréable pour un vrai soldat comme le comte de Montaigu, qu’il sollicita la faveur de sortir de la carrière militaire. Le 25 janvier 1742, il écrivait au cardinal Fleury : « Que Votre Éminence ne trouve pas mauvais que j’ose me rappeler dans l’honneur de son souvenir pour la grâce sur laquelle elle m’a fait pressentir ; je puis avoir bien des concurrens qui ont sans doute… des ressources que je n’ai point. Comme il y a déjà du temps que Votre Éminence a eu la bonté de me faire pressentir, je tremble de n’estre pas le préféré. Ma situation m’y rendrait d’autant plus sensible ; je ne puis plus tenir où je suis ; Monseigneur, mon parti est pris de donner ma démission à Votre Éminence à mon retour ; et cela est au point qu’Elle me ferait Mareschal de France à condition de rester où je suis, que je n’y resterais pas[14]. »

Qu’on ne s’imagine pas que ce dégoût fût un sentiment personnel et peu partagé dans l’armée. La lettre du comte de Montaigu est justement confirmée par le témoignage bien formel d’un autre officier, M. de Saint-Georges, qui écrivait à son ancien camarade au commencement de l’année 1744 : » Vous me demandez la situation du régiment ; ma foi, il fait pitiez par le dégoust général quy y règne ; il n’y a pas un capitaine quy ne désire avoir la retraite… je suis charmé d’en estre dehors[15]. » Un pareil découragement est bien fait pour étonner de la part d’un jeune officier qui avait débuté dans la vie militaire par les campagnes de la succession d’Espagne et qui conservera toute sa vie le caractère et les défauts mêmes d’un soldat. Il s’explique cependant si l’on tient compte de la désorganisation, de l’anarchie profonde qui détruisirent nos forces militaires jusqu’aux réformes violentes du comte de Saint-Germain. [16].

TABLEAU GÉNÉALOGIQUE
de la famille de charles-françois de montaigu, père de l’ambassadeur[17]


Charles-François, comte et marquis de Montaigu,
marquis de Boisdavy,
épouse :
1e femme
Louise Gillier, en 1672.
2e femme
Marie-Roberte
Prévost du Chatelier-Porteau,
en 1691
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Marc-Antoine de Montaigu, tué à Nerwinden, en 1693. Marie-Anne de Montaigu, admise à St-Cyr, 1687-1699. Marguerite. Une fille morte en bas âge.
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Pierre-François, comte et marquis de Montaigu, marquis de Cirières et du Plessis, compte de la Chaise, marquis de Boisdavy, seigneur de la Bosse, le Plessis-Bastard, l’Étang, etc., ambassadeur de France à Venise de 1743 à 1749. Né en 1692, mort en 1764, épouse en 1736 Anne-Françoise de la Chaise d’Aix. Louis-Gabriel-Christophle, chevalier de Montaigu, gentilhomme de la manche de Monseigr le Dauphin (4 fév. 1765), sous-lieutenant aux gardes (4 nov. 1724), commandant (27 juin 1729), colonel par commission (30 mars 1735), chevalier de Saint-Louis. Mort le 31 septembre 1753, enterré à Saint-Sulpice[18]. Charles-François, prétre, abbé, prieur du Pin et de la Chapelande, 1743.
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Louis-Marie-Toussaint de Montaigu, né le 1er novembre 1739, cheveau-léger de la garde du roi en 1755, mort sans alliance le 5 novembre 1789. Charles-Louis-François-Antoine-Geneviève, marquis de Montaigu, né le 9 août 1741, lieutenant-colonel en 1762, premier gentilhomme de la chambre du prince de Conti, épouse le 14 mai 1777 Louise-Françoise-Joséphine de Sailly. Mort en 1789, laissant deux fils qui continuent la descendance.
  1. Dezobry et Bachelet, t. II, jj. 1831, édit. de 1880.
  2. Dans la collection Letellier, il existe en effet un contrat d’emprunt fait par deux Montaigu, à la fin du douzième siècle, qui porte la mention : Qui Pictaviensis et Arvernensis consanguines… D’autre part, dans les archives de la famille de l’ambassadeur se trouve une lettre du mois d’août 1266 adressée par Alphonse, fils du roi de France, comte de Poitiers et de Toulouse, au sénéchal de Poitou, pour faire mettre en liberté Garin de Montaigu, chevalier, que Guy d’Orfeuille et Aimery Maynard ont injustement fait prisonnier avec deux de ses écuyers sur les terres dudit comte de Poitiers.
  3. Commune de Doué-la-Fontaine, chef-lieu de canton de l’arrondissement de Saumur (Maine-et-Loire). Cette seigneurie, relevant de celle de Trèves, appartenait à cette époque aux dauphins d’Auvergne. (Charte des archives privées de la Bretesche.)
  4. Commune de Saint-Georges-de-Sept-Voies, canton de Gennes, arrondissement de Saumur (Maine-et-Loire).
  5. Commune de Cyrières, canton de Cerizay, arrondissement de Bressuire (Deux-Sèvres).
  6. Les papiers ne lui furent pas tous rendus. La plupart furent gardés à la Bastille. Ils sont actuellement classés parmi les manuscrits de la Bibliothèque de l’Arsenal.
  7. Aveu du 13 septembre 1738. (Manuscrit de France. — Cabinet de Beauchet-Filleau.)
  8. « Le fiancé apportait en dot plus de 20,000 livres de rentes en terres et environ 50,000 livres en biens meubles, le tout grevé de 4,000 livres de rentes viagères à servir annuellement ; quant à la future, elle avait de son côté à peu près 13,000 livres de rentes sans compter le mobilier, qui n’était pas sans valeur. L’argenterie était évaluée 8,000 livres à l’inventaire ; les diamants et les bijoux 6,400 livres. » (Pièces contenues dans les archives de la famille.) Ces chiffres indiquent une fortune notable, si l’on se rapporte surtout à l’année 1736 : au commencement du dix-huitième siècle la richesse publique avait subi un amoindrissement considérable. L’ambassadeur habitait la terre de la Bosse, qui lui venait de René de Montaigu, ainsi que nous l’avons dit.
  9. La chronologie militaire de Pinard (t. VIII, p. 386) nous dit bien que dès 1706 il était en possession d’un brevet de lieutenant au régiment du roi. La chose parait invraisemblable si l’on songe que le jeune Montaigu n’avait alors que quatorze ans, d’autant plus que les archives de la famille contiennent une nomination authentique à ce grade, mais à une date postérieure. Il serait cependant possible que le roi ait accordé au jeune homme, non pas le brevet de lieutenant, mais celui de sous-lieutenant, ce qui se faisait en cas de guerre.
  10. C’était le 1er régiment d’infanterie dans l’ancien régime. Il comprenait trente-deux compagnies : chacune portait le nom de son capitaine, excepté la compagnie dite colonelle. Le régiment des gardes françaises avait le premier rang sur tous les autres comme formant (avec les Suisses) la garde du prince. Jusqu’aux maréchaux de logis inclusivement, les grades avaient le privilège de committimus.
  11. Almanach royal, année 1742 et suivantes.
  12. L’ordonnance du 17 juillet 1777 fixait à 109 hommes la compagnie de grenadiers et à 176 hommes chacune des cinq autres, y compris les officiers.

    Lieutenants-colonels, majors, capitaines de grenadiers, fusiliers 
    80,000 livres.
    Capitaines en deuxième, aides-majors, lieutenants en premier 
    40,000
    Lieutenants en deuxième, sous-aides-majors 
    30,000
    Sous-lieutenants en deuxième 
    10,000
    Enseignes 
    6,000

    Les charges vacantes par mort restent à la disposition du roi. Comme la noblesse est exigée pour le grade d’enseigne, les bas officiers ne peuvent dépasser celui d’adjudant.

  13. Les gardes françaises résidaient à Paris, car elles avaient conservé le privilège de la garde de la famille royale. Le colonel continue à prendre les ordres du roi. Malheureusement, tout en conservant ses distinctions honorifiques, le régiment des gardes françaises, par sa constitution intérieure, par les détails du service et ses exercices, ne différait plus sensiblement des autres régiments d’infanterie. Ce régiment appartenait à la maison du roi.
  14. Archives de la famille.
  15. Archives de la famille.
  16. Les grands officiers étaient : comte de Saint-Germain, ministre de la guerre ; prince de Montbarey, adjoint ;
    Quinze maréchaux de France : (Gaspard) marquis de Clermont-Tonnerre, duc de Richelieu, duc de Biron, duc de Bercheny, duc de Conflans, marquis de Contades, prince de Soubise, duc de Broglie, duc de Brissac, duc d’Harcourt, duc de Noailles, duc de Nicolay (mort en 1777), duc de Fitz-James, duc de Mouchy, J.-B. de Durfort duc de Duras ;
    Trois colonels généraux : comte d’Artois, colonel général des Suisses et Grisons ; marquis de Béthune, colonel général de la cavalerie ; duc de Coigny, colonel général des dragons.
    Officiers généraux
    des divisions
    pour
    l’inspection des
    troupes
    22 lieutenants généraux commandants.
    46 maréchaux de camp commandants.
    145 lieutenants généraux des armées du roi.
    349 maréchaux de camp des armées du roi.
    258 brigadiers d’infanterie.
    138 brigdiers de cavalerie.
    34 brigdiers de dragons.

    Total des grands officiers : 1,012.

    Appointements et soldes : 1,232,000 livres.

  17. Tous ces documents sont contenus dans les archives de la famille de Montaigu, château de la Bretesche, par Misillac (Loire-Inférieure).
  18. Luynes le qualifie d’homme fort sage et fort sensé, et qui n’admettait pas les plaisanteries libres que M. d’Aven mit à la mode à la table du Dauphin. (Archives de la famille.)