Démêlés du Comte de Montaigu/Chapitre VI

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VI

comment jean-jacques apprécie les services rendus par lui-même aux français et son existence à venise


Je le laissai délirer à ses risques, content de lui parler avec franchise, et de remplir aux miens mon devoir auprès de lui.

Il était temps que je fusse une fois ce que le ciel qui m’avait doué d’un heureux naturel, ce que l’éducation que j’avais reçue de la meilleure des femmes, ce que celle que je m’étais donnée à moi-même, m’avait fait être, et je le fus. Livré à moi seul, sans ami, sans conseil, sans expérience, en pays étranger, servant une nation étrangère, au milieu d’une foule de fripons, qui pour leur intérêt et pour écarter le scandale du bon exemple m’excitaient à les imiter. Irréprochable dans un poste assez en vue, je méritais, j’obtins l’estime de la République, celle de tous les ambassadeurs avec qui nous étions en correspondance et l’affection de tous les Français établis à Venise sans en excepter le consul même, que je supplantais à regret dans les fonctions que je savais lui être dues et qui me donnaient plus d’embarras que de plaisir.

Nous avons déjà vu que la philosophie et la vertu de Jean-Jacques se trouvaient à Venise en périlleuse posture. Les éloges qu’il se décerne sont donc évidemment hyperboliques : c’est pour lui une occasion de parler de Mme de Warens. Dans un billet adressé à M. de Chavigny et resté dans les papiers de l’ambassadeur, Rousseau exprime les mêmes sentiments à regard de celle qu’il appelait sa mère[1]. Quant au milieu, au personnel de l’ambassade, il méritait ces qualificatifs ; mais c’était le consul Le Blond qui l’avait choisi, et l’ambassadeur, après avoir enduré trop longtemps les services de cette « canaille », s’en débarrassa.

Les éloges n’ont peut-être existé que dans l’imagination de Rousseau. En effet, les lettres de Gènes (M. de Joinville), de Naples (M. de l’Hôpital), de Constantinople (M. de Castellane), sont conservées dans les archives de la maison de Montaigu pour les années 1743 et suivantes, et il n’y a pas trace de ces témoignages d’estime. En revanche, la correspondance du comte de Montaigu relève des faits assez graves à la charge d’un secrétaire qui se disait irréprochable. En effet l’ambassadeur a directement accusé Rousseau d’avoir pratiqué la contrebande. Dans sa lettre du 3 juin 1747 au marquis de Puyzieulx, l’ambassadeur, annonçant qu’il vient de renvoyer son premier secrétaire (Henry, successeur immédiat de Rousseau), coupable d’une scandaleuse malversation, ajoute : « Voilà la seconde fois que j’essuie ce désagrément,[2]. » Il écrit encore dans un mémoire qui accompagne la lettre du 17 juin, au ministre : « Dans les commencements que je fus icy, j’eus un gentilhomme qui faisait de la contre bande… je le renvoyay… Quelque temps après mon secrétaire tomba dans la même faute. J’en usay avec luy comme j’avois fait avec le gentilhomme, et le gouvernement m’en sceut beaucoup de gré[3]. »

Une preuve irréfutable de cette indélicatesse consiste dans la pièce ci-jointe, pièce reproduite par la photographie[4] et au sujet de laquelle une explication s’impose. Les ministres étrangers étaient exempts de payer des droits pour les denrées destinées à leur usage. Elles devaient être, à leur entrée,

accompagnées simplement de deux certificats dont l’un portait la mention manuscrite duplicata et suivait les marchandises, tandis que l’autre restait aux mains de la douane et faisait foi de l’admission en franchise. En effaçant le mot duplicata on pouvait constituer un nouveau certificat original et doubler ainsi la quantité exempte des droits. Rousseau, qui avait les laissez-passer à sa disposition, ne résista pas à la tentation de grossir ses appointements en employant cette méthode aussi simple que peu scrupuleuse. Un examen attentif du document cité plus haut permet de remarquer que la falsification a été très habilement faite. Au lieu de gratter le mot duplicata, ce qui eût laissé une trace sur les vergeures et les pontuseaux, il a mouillé le papier, puis légèrement frotté la surface humide, pour n’enlever que les caractères de l’écriture. Cette particularité n’est pas nettement visible sur la photogravure, mais elle a été vérifiée[5] sur l’original, à Venise, où elle est très apparente. La pièce est accompagnée du procès-verbal de saisie adressé au Sénat et constatant la fraude. Naturellement, l’ambassadeur informa le ministre de cette affaire[6], et, afin de couper court à de nouvelles tentatives, il fit désormais imprimer le mot duplicata à côté de ses armes sur les certificats qui servaient à l’entrée des marchandises dans le port.

  1. Voir le texte du billet p. 26.
  2. Lettre du comte de Montaigu au marquis de Puyzieulx 3 juin 1747. (Archives du ministère des affaires étrangères. Venise, 211.)
  3. Lettre du comte de Montaigu au ministre. 17 juin 1747. (Archives du ministère des affaires étrangères.)
  4. La pièce originale est à Venise. M. Souchon, archiviste de l’Aisne, au cours de son voyage à Venise, obtint la permission de la photographier.
  5. M. Souchon, archiviste de l’Aisne, l’a vérifié à son voyage à Venise.
  6. Lettre du comte de Montaigu à La Porte-Dutheil, 13 juin 1744.