Détails sur la lecture de ma tragédie (O. C. Élisa Mercœur)

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DÉTAILS
SUR
LA LECTURE DE MA TRAGÉDIE
AU THÉÂTRE-FRANÇAIS [1].

Le 27 juillet 1830, je devais avoir une lecture au Théâtre-Franrais ; trois jours avant, l’avis m’en avait été donné par M. Sarason, acteur de ce théâtre. La révolution empêcha cette lecture. Pendant plus de dix mois, les membres du comité suspendirent leurs fonctions, et ils ne les reprirent que lorsque M. Taylor revint d’Égypte. Je ne le connaissais pas ; seulement, d’après le conseil qu’on m’en avait donné, comme devant le disposer en ma faveur, je lui avais envoyé un volume de mes poésies avant son départ pour l’Égypte. À son retour, nous fûmes le voir, maman et moi ; je lui dis que M. Royer-Collard devait lui écrire pour le prier de m’accorder une lecture. M. Taylor me répondit fort poliment que je n’avais pas besoin de protecteur, que mon nom était une recommandation plus que suffisante, et que j’obtiendrais une lecture la semaine suivante. M. Royer-Collard ayant, comme il me l’avait promis, écrit à M. Taylor, pour lui demander de m’accorder une lecture de ma tragédie, ainsi que le tour de faveur, il répondit que je l’aurais si j’étais reçue par le comité. M. Royer-Collard, pour m’encourager à lire ma tragédie sans crainte, m’envoya la réponse de M. Taylor ; je l’ai encore. Je reçus bientôt un rendez-vous pour ma lecture [2] ; mais, au jour indiqué, M. Joanny se trouvant malade, je fus remise au mardi suivant, 3 mai 1831. J’avais prié plusieurs acteurs que je connaissais d’assister à cette lecture ; un arrêté de M. Taylor défendit à tous ceux qui n’étaient pas du comité d’y entrer sans y être appelés. Lorsque M. Taylor me dit de lire, MM. Monrose, Joanny et Granville se placèrent à la table pour m’entendre ; je me disposais à commencer, lorsque M. Monrose appela un garçon de théâtre, et lui dit de faire monter les autres membres du comité ; M. Taylor s’y opposa : sur l’observation que lui fit M. Monrose, que le comité n’était pas complet, il répondit que, complet ou non, la lecture aurait lieu [3]. M. Monrose parut extrêmement surpris de cette réponse peu convenable, et me dit :

« Allons, mademoiselle, puisqu’il en est ainsi, lisez. »

Après que j’eus fini, MM. Monrose, Joanny et Granville me donnèrent de grandes louanges sur mon ouvrage. M. Taylor ne m’en donna que sur la manière dont j’avais lu ma pièce. Je lui demandai quel était le résultat de ma lecture, il me dit qu’il me le ferait savoir le lendemain. J’attendis en vain cette décision. Voyant que trois jours s’étaient écoulés sans que je susse mon sort, nous nous hasardâmes, maman et moi, à aller chez M. Taylor ; nous ne le trouvâmes point. Ne pouvant supporter plus long-temps cette incertitude, nous fumes chez M. Joanny ; je lui demandai quel était l’arrêt porté sur ma tragédie. Il parut étonné que je n’eusse point reçu de réponse. Voici ce que me dit M. Joanny :

« Je vais vous apprendre une chose que vous ignorez sans doute, mademoiselle ; M. Taylor vous a forcée à lire devant un comité de trois membres.

— Mais, monsieur, dis-je à M. Joanny, vous étiez cinq, cependant.

— Nous n’étions que trois membres, mademoiselle ; car M. Taylor et son secrétaire n’ont pas de voix. Songez qu’un comité doit être de sept ou de cinq. Nous vous avons donné tous les trois notre suffrage ; M. Taylor s’est seul opposé à la réception de votre tragédie. Il voulait que nous fissions comme lui ; mais, voyant que nous persistions à recevoir votre pièce, et que nous lui déclarions que nous, théâtre littéraire, nous ne pouvions dans notre âme et conscience refuser une œuvre littéraire, qu’il fallait que votre tragédie fût acceptée, et que, reçue, elle devait être jouée, parce que ce n’était point un ouvrage de ce mérite que l’on devait renfermer dans des cartons, alors il nous a dit que seize ans auparavant on avait joué à Feydeau un opéra sur les Abencerrages, qu’il avait eu beaucoup de succès, et que cela pouvait avoir usé le sujet. Comme M. Taylor ne vous a donné que la minorité du conseil, nous n’avons pas le droit de décider ; mais voici la marche que vous avez à suivre. Si M. Taylor vous dit que votre tragédie est acceptée, tenez-vous-en là. Mais, s’il vous dit qu’elle est refusée, voici ce que vous avez à faire : vous lui demanderez une autre lecture devant un comité de sept membres ; s’il vous la refuse, menacez-le d’en appeler à l’autorité supérieure, pour faire casser tout ce qu’il a fait, comme étant illégal. Je puis vous assurer qu’il ne résisterait pas à un ordre d’en haut. En vous donnant ce conseil, mademoiselle, je crois servir les intérêts de mes confrères, tout comme les vôtres. »

Nous quittâmes M. Joanny et nous nous rendîmes chez M. Monrose, qui parut fort surpris de ce que M. Taylor ne m’avait pas fait de réponse. Il me dit aussi qu’il fallait que j’eusse une autre lecture, mais qu’il me conseillait d’attendre que Camille Desmoulins fût joué, pour qu’aucun des membres du comité ne manquât ; que ma pièce était trop importante pour être lue devant un comité illégal…

« Mais qu’avez-vous donc fait à M. Taylor, mademoiselle, pour qu’il vous soit si défavorable ?

— Rien, que je sache, monsieur ; je ne l’avais jamais vu, et, par conséquent, je ne pouvais l’avoir offensé. »

M. Monrose me dit qu’il allait voir M. Taylor, et qu’il allait le faire m’écrire. Effectivement, je reçus dans la journée une lettre du secrétaire de la Comédie Française. Il me priait de passer au théâtre le dimanche suivant, M. Taylor désirant m’entretenir. Deux messieurs, qui étaient venus avec nous à ma lecture, eurent la complaisance de nous accompagner le dimanche au rendez-vous que venait de nous faire donner M. Taylor. Nous le trouvâmes ; je lui demandai des nouvelles de ma tragédie : il me dit que c’était pour m’en parler qu’il m’avait fait prier de passer.

« Eh bien ! monsieur, saurai-je enfin ce que ces messieurs pensent de ma pièce ?

— Ces messieurs, mademoiselle, en trouvent le plan parfait ; ils admirent la beauté des vers, la rapidité du dialogue, ainsi que la vérité des passions que vous y avez traitées. Ils trouvent la mise en scène magnifique, et votre cinquième acte du plus grand effet.

— Suis-je acceptée, monsieur ?

— Non, mademoiselle, ces messieurs vous refusent. Moi seul ai été pour vous ; mais une voix ne pouvait l’emporter sur celles de ces messieurs. Ils ont signé une lettre de refus : je me suis opposé à ce qu’elle tous soit envoyée, j’ai préféré, par égard pour vous, mademoiselle, vous dire moi-même ce qu’ils ont décidé, car je ne suis pas dans l’habitude d’instruire verbalement les auteurs de la décision du comité.

— Quel est le sujet du refus, monsieur ?

— Mademoiselle, c’est au génie à le deviner.

— Mais, monsieur, il me semble qu’un refus doit être motivé ; et, puisque vous refusez de m’en instruire, Je vous dirai que je sais que MM. Monrose, Joanny et Granville, ont accepté ma tragédie, et que vous seul avez été contre moi.

— Vous avez donc vu quelqu’un, mademoiselle ? s’écria-t-il tout troublé. »

Cette phrase maladroite l’accusait ; mais je crois qu’il la prononça malgré lui.

« Je sais encore, monsieur, qu’un comité doit être de sept ou de cinq ; je demande une autre lecture.

— Vous l’aurez, mademoiselle, si vous croyez qu’on n’ait pas agi légalement avec vous. Cependant un membre, souvent, suffit pour accepter une pièce.

— Si un membre suffit, comment se fait-il que vous trouviez incompétens les trois qui m’ont acceptée ? Eh bien ! monsieur, si j’ai la majorité du comité ?…

— Eh bien ! mademoiselle, vous serez acceptée.

— Me ferez-vous jouer, monsieur ?

— Non, mademoiselle.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que je ne suis pas convaincu que vous puissiez attirer la foule.

— Mais, monsieur, mon nom est déjà bien connu, et vous-même m’avez dit que c’était une puissante recommandation.

— Cela ne fait rien, mademoiselle.

— Cependant le nom d’une femme a valu un brillant succès à la Belle Fermière.

— Vous êtes dans l’erreur, mademoiselle, c’est que la Belle Fermière est une pièce du plus grand mérite, et que c’est à ce mérite qu’elle a dû les huit cents représentations qu’elle a eues aux Français.

— Eh bien ! monsieur, si ces considérations ne sont rien, je pense que la magnificence des décors et la pompe de la représentation sont quelque chose pour le public.

— Non, mademoiselle.

— Quoi ! monsieur, tout le luxe oriental, uni à ce magnifique palais de l’Alhambra, ce jardin du généralif, si vanté, et cette belle place de l’Albaysin, ne pourraient piquer la curiosité de personne ?

— Non, mademoiselle : je vous mettrais tout Grenade sur la scène que pas une personne ne sortirait de chez elle pour l’aller voir.

— Mais si ma tragédie réunit les avantages que lui ont trouvés ces messieurs, c’est pourtant une chance de succès.

— Vous êtes dans l’erreur, mademoiselle, cela ne fait rien.

— Alors, monsieur, soyez donc assez bon pour m’indiquer les corrections qu’il faut que je fasse à ma pièce, afin que vous ne vous opposiez plus à sa représentation.

— Je ne m’y opposerais pas, mademoiselle, si je pouvais me persuader qu’elle pût me faire faire de l’argent.

— Eh ! pourquoi en douter, monsieur ?

— C’est qu’il n’y a pas conviction chez moi, mademoiselle.

— Oh ! ne soyez pas insensible à la prière d’une pauvre jeune fille qui vous implore pour sa mère ; songez que je suis son seul soutien…

— Mademoiselle, je n’ai plus rien à vous dire.

Maman, qui pendant toute cette scène avait gardé le silence, me dit alors :

« Sortons ; tu ne parviendrais pas à convaincre monsieur.

— Madame, répondit M. Taylor, taisez-vous, vous n’avez pas le droit Je parler ; dans un procès, vous ne seriez pas entendue, car tous les oiseaux trouvent leur nid beau. »

Maman obéit à cet ordre insolent de M. le baron Taylor. Avant de sortir, je lui redemandai s’il était bien vrai qu’une lettre de refus avait été écrite et signée par MM. Monrose, Joanny et Granville.

« Je vous le répète encore, mademoiselle, me répondit-il ; c’est moi qui, par égard pour vous, n’ai pas voulu qu’on vous l’envoyât. »

Comme il achevait ces mois, la porte du comité s’ouvrit, et M. Monrose entra. Il vint à moi d’un air riant.

« Monsieur, lui dis-je, je viens de prendre un arrangement avec M. Taylor : j’aurai une seconde lecture devant un comité de sept membres.

— Il le faut bien, dit M. Monrose, cela ne peut pas être autrement.

— Monsieur, lui dis-je, vous avez donc refusé ma tragédie ?

— Non, mademoiselle, nous l’avons acceptée tous trois.

— Comment se fait-il donc, monsieur, que vous ayez signé une lettre de refus ?

— Qui vous a dit cela, mademoiselle ?

— M. Taylor que voici… »

Alors M. Monrose croisa les bras, passa devant M. Taylor, et frappant du pied :

« Qu’avez vous dit, monsieur ? Nous avons signé une lettre de refus ! Cela n’est pas ; nous avons tous trois accepté la tragédie de mademoiselle ; c’est vous, monsieur, qui vous êtes opposé à la réception. Permettez-moi, monsieur, de vous dire que tout ce que vous avez fait jusqu’ici est fort ridicule et surtout fort inconvenant. Ayez soin qu’à la seconde lecture de mademoiselle il ne manque personne au comité ; prenez vos précautions, monsieur. Vous aurez la bonté de laisser passer Camille Desmoulins, afin que nous ne soyons détournés par rien. La tragédie de mademoiselle est trop importante pour être entendue légèrement. »

M. Taylor ne répondit pas un mot : il était anéanti. M. Monrose me parut alors un géant, M. Taylor ne me sembla plus qu’un nain. Nous sortîmes. Toute cette scène s’est passée devant les deux messieurs qui nous accompagnaient. J’ai su depuis que M. Taylor avait dit à MM. Monrose, Joanny etGranville qu’il prendrait sur lui de me dire qu’ils avaient refusé ma tragédie. M. Monrose lui répondit que s’il le faisait, lui et ses camarades lui eu donneraient le démenti partout où ils le trouveraient. M. Taylor, malgré cette menace, a fait le mensonge, et M. Monrose a tenu sa promesse, en lui donnant devant moi ce démenti. Je n’ai pas sollicité d’autre lecture, je m’en suis tenue là jusqu’ici, car je suis persuadée qu’aucun moyen ne doit répugner à M. Taylor lorsqu’il veut empêcher une pièce de paraître.

M. le docteur C. B. ayant fait, pour le journal du Temps, un article sur ma tragédie, dans lequel il disait qu’il serait odieux aux directeurs de me faire éprouver le moindre obstacle, M. Taylor, qui a des agens dans tous les bureaux de journalistes, averti avant l’impression de l’existence de cet article, fut prier à mains jointes le rédacteur de ne pas l’insérer. Celui-ci parut étonné, et lui fît connaître qu’on savait ce qu’il m’avait fait. M. Taylor se défendit le mieux possible, mais ne put obtenir, malgré toutes ses supplications, que le retranchement du passage où il était question des directeurs.


Je joins ici les copies des lettres dont parle Elisa dans sa lecture. Je conserve ces autographes avec grand soin.

  1. Je dois faire part ici du motif qui m’a engagée à écrire ma lecture au Théâtre-Français.

    M. le comte d’Argout, qui était ministre du commerce et des travaux publics lorsque nous lui fûmes présentées maman et moi, me dit qu’il avait un grand désir de lire ma tragédie. Il me demanda si je voulais bien avoir l’obligeance de la lui prêter, et d’y ajouter les détail ; et le résultat de ma lecture qu’il était fort curieux de connaître.

  2. Nous y étions depuis une heure avec M. Varsavaux, un des députés de Nantes, et quelques messieurs qui avaient désiré nous accompagner. M. Monrose vint seul. Il fut fort étonné de ne point trouver les autres membres du comité ; il alla chercher M. Taylor. Celui-ci vint avec une lettre de M. Joanny, qui affirmait qu’il était retenu au lit par une forte migraine. M. Monrose gronda fortement M. Taylor de m’avoir laissée venir inutilement au comité. « Si vous n’étiez pas sans pitié, lui dit-il, vous auriez pensé à la fièvre que doit avoir cette pauvre jeune fille. » M. Varsavaux fut si affligé de ce manque de procédé de la part de M. Taylor qu’il n’osa pas revenir le mardi suivant à ma lecture, car il prévit tout ce que j’avais à redouter de cet homme.
  3. M. Taylor avait eu soin de mettre la répétition générale de Camille Desmoulins au moment de la lecture d’Élisa.