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D’un prétendu droit de mentir par humanité

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Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 251-256).







D’UN PRÉTENDU DROIT DE MENTIR PAR HUMANITÉ.




Dans le recueil la France, année 1797, sixième partie no 1 : des réactions politiques, par Benjamin Constant[1], on lit ce qui suit, p. 123[2] :

« Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s’il était pris d’une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences directes qu’a tirées de ce premier principe un philosophe allemand, qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime[Note de l’auteur 1].

» Le philosophe français réfute ce principe de la manière suivante, p. 124. Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui. »

Le πρῶτον ψεῦδος gît ici dans cette proposition : dire la vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité.

Remarquons d’abord que l’expression : avoir droit à la vérité, n’a pas de sens. Il faut dire plutôt que l’homme a droit à sa propre véracité[3] (veracitas), c’est-à-dire à la vérité subjective dans sa personne. Car avoir objectivement droit à une vérité, signifierait qu’il dépend de notre volonté, comme en général en matière de mien et de tien, de faire qu’une proposition donnée soit vraie ou fausse, ce qui produirait une singulière logique.

Or la première question est de savoir si l’homme, dans les cas où il ne peut éviter de répondre par un oui ou par un non, a le droit[4] de n’être pas véridique ; la seconde, s’il n’est pas obligé de ne pas l’être dans une certaine déclaration que lui arrache une injuste contrainte, afin d’éviter un crime qui menace sa personne ou celle d’un autre.

La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun[Note de l’auteur 2], quelque grave inconvénient qu’il en puisse résulter pour lui ou pour un autre ; et quoique, en y en altérant la vérité, je ne commette pas d’injustice envers celui qui me force injustement à les faire, j’en commets cependant une en général dans la plus importante partie du devoir par une semblable altération, et dès lors celle-ci mérite bien le nom de mensonge (quoique les jurisconsultes l’entendent dans un autre sens). En effet, je fais en sorte, autant qu’il est en moi, que les déclarations ne trouvent en général aucune créance, et que par conséquent aussi tous les droits, qui sont fondés sur des contrats, s’évanouissent et perdent leur force, ce qui est une injustice faite à l’humanité en général.

Il suffit donc de définir le mensonge une déclaration volontairement fausse faite à un autre homme, et il n’y a pas besoin d’ajouter cette condition, exigée par la définition des jurisconsultes, que la déclaration soit nuisible à autrui (mendacium est falsiloquium in præjudicium alterius). Car, en rendant inutile la source du droit, elle est toujours nuisible à autrui, sinon à un autre homme, du moins à l’humanité en général.

Le mensonge généreux, dont il est ici question, peut d’ailleurs, par un effet du hasard (casus), devenir punissable aux yeux des lois civiles. Or ce qui n’échappe à la pénalité[5] que par l’effet du hasard peut aussi être jugé une injustice d’après des lois extérieures. Avez-vous arrêté par un mensonge quelqu’un qui méditait alors un meurtre, vous êtes juridiquement responsable de toutes les conséquences qui pourront en résulter ; mais êtes-vous resté dans la stricte vérité, la justice publique ne saurait s’en prendre à vous, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui en résultent. Il est possible qu’après que vous avez loyalement répondu oui au meurtrier qui vous demandait si son ennemi était dans la maison, celui-ci en sorte inaperçu et échappe ainsi aux mains de l’assassin, de telle sorte que le crime n’ait pas lieu ; mais, si vous avez menti en disant qu’il n’était pas à la maison et qu’étant réellement sorti (à votre insu) il soit rencontré par le meurtrier, qui commette son crime sur lui, alors vous pouvez être justement accusé d’avoir causé sa mort. En effet, si vous aviez dit la vérité, comme vous la saviez, peut-être le meurtrier, en cherchant son ennemi dans la maison, eût-il été saisi par des voisins accourus à temps, et le crime n’aurait-il pas eu lieu. Celui donc qui ment, quelque généreuse que puisse être son intention, doit, même devant le tribunal civil, encourir la responsabilité de son mensonge et porter la peine des conséquences, si imprévues qu’elles puissent être. C’est que la véracité est un devoir qui doit être regardé comme la base de tous les devoirs fondés sur un contrat, et que, si l’on admet la moindre exception dans la loi de ces devoirs, on la rend chancelante et inutile.

C’est donc un ordre sacré de la raison, un ordre qui n’admet pas de condition, et qu’aucun inconvénient ne saurait restreindre, que celui qui nous prescrit d’être véridiques (loyaux) dans toutes nos déclarations.

Ce que dit d’ailleurs M. Constant du discrédit où tombent ces principes rigoureux qui vont se perdre inutilement dans des idées inexécutables et qui par là se rendent odieux, est aussi juste que sage. — « Toutes les fois (dit-il plus bas, p. 123[6]) qu’un principe démontré vrai paraît inapplicable, c’est que nous ignorons le principe intermédiaire qui contient le moyen de l’application. » Il cite[7] comme le premier anneau formant la chaîne sociale ce principe d’égalité, savoir : « que nul homme ne peut être lié que par les lois auxquelles il a concouru. Dans une société très-resserrée ce principe peut être appliqué d’une manière immédiate, et n’a pas besoin, pour devenir usuel, de principe intermédiaire. Mais dans une combinaison différente, dans une société très-nombreuse, il faut ajouter un nouveau principe, un principe intermédiaire à celui que nous citons ici. Le principe intermédiaire, c’est que les individus peuvent concourir à la formation des lois, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants. Quiconque voudrait appliquer à une société nombreuse le premier principe, sans employer l’intermédiaire, la bouleverserait infailliblement. Mais ce bouleversement, qui attesterait l’ignorance ou l’ineptie du législateur, ne prouverait rien contre le principe. » — Il conclut, p. 125[8], de cette façon : « Un principe reconnu vrai ne doit donc jamais être abandonné, quels que soient ses dangers apparents. » [Et cependant l’excellent homme avait lui-même abandonné le principe absolu de la véracité, à cause du danger qu’il entraine pour la société, parce qu’il ne pouvait découvrir de principe intermédiaire qui servit à éviter ce danger, et il n’y en a effectivement aucun à intercaler ici.]

M. Benjamin Constant, ou, pour parler comme lui, « le philosophe français, » a confondu l’acte par lequel quelqu’un nuit (nocet) à un autre, en disant la vérité dont il ne peut éviter l’aveu, avec celui par lequel il commet une injustice à son égard (lædit). Ce n’est que par l’effet du hasard (casus) que la véracité de la déclaration a pu être nuisible à celui qui s’était réfugié dans la maison ; ce n’est pas l’effet d’un acte volontaire (dans le sens juridique). En effet, nous attribuer le droit d’exiger d’un autre qu’il mente à notre profit, ce serait une prétention contraire à toute légalité. Ce n’est pas seulement le droit de tout homme, c’est aussi son devoir le plus strict de dire la vérité dans les déclarations qu’il ne peut éviter, quand même elles devraient nuire à lui ou à d’autres. À proprement parler, il n’est donc pas lui-même l’auteur du dommage éprouvé par celui qui souffre par suite de sa conduite, mais c’est le hasard qui en est la cause. Il n’est pas du tout libre en cela de choisir, puisque la véracité (lorsqu’il est une fois forcé de parler) est un devoir absolu. — Le « philosophe allemand » ne prendra donc pas pour principe cette proposition (p. 124) : « Dire la vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité, » d’abord parce que c’est là une mauvaise formule, la vérité n’étant pas une propriété sur laquelle on puisse accorder des droits à l’un et en refuser à l’autre, et ensuite surtout parce que le devoir de la véracité (le seul dont il soit ici question) n’admet pas cette distinction entre certaines personnes envers qui l’on aurait à le remplir, et d’autres à l’égard desquelles on pourrait s’en affranchir, mais que c’est un devoir absolu qui s’applique dans tous les cas.

Pour aller d’une métaphysique du droit (qui fait abstraction de toute condition expérimentale) à un principe de la politique, qui en applique les idées aux cas de l’expérience, et pour résoudre, au moyen de ce principe, un problème politique, tout en restant fidèle au principe général du droit, il faut que le philosophe offre ces trois choses : 1o un axiome, c’est-à-dire une proposition apodictiquement certaine, qui résulte immédiatement de la définition du droit extérieur (l’accord de la liberté de chacun avec celle de tous suivant une loi générale) ; 2o un postulat de la loi publique extérieure, comme volonté collective de tous suivant le principe de l’égalité, sans laquelle il n’y aurait aucune liberté pour chacun ; 3o un problème consistant à déterminer le moyen de conserver l’harmonie dans une société assez grande, en restant fidèle aux principes de la liberté et de l’égalité (c’est-à-dire le moyen d’un système représentatif). Ce moyen est un principe de la politique, dont le dispositif et le règlement supposent des décrets, qui, tirés de la connaissance expérimentale des hommes, n’ont pour but que le mécanisme de l’administration du droit et les moyens de l’organiser convenablement. — — Il ne faut pas que le droit se règle sur la politique, mais bien la politique sur le droit.

Un principe reconnu vrai, dit l’auteur (j’ajoute : connu à priori, par conséquent apodictique), ne doit jamais être abandonné, quels que soient ses dangers apparents. » Or il faut entendre ici, non pas le danger de nuire (accidentellement), mais en général celui de commettre une injustice, ce qui arriverait si je faisais du devoir de la véracité, qui est tout à fait absolu et constitue la suprême condition juridique de toute déclaration, un principe subordonné à telle ou telle considération particulière ; et, quoique par un certain mensonge je ne fasse dans le fait d’injustice à personne, je viole en général le principe du droit relativement à toute déclaration inévitable (je commets formellement, sinon matériellement, une injustice), ce qui est bien pis que de commettre une injustice à l’égard de quelqu’un, car ce dernier acte ne suppose pas toujours dans le sujet un principe à cet égard.

Celui qui accepte la demande qu’un autre lui adresse, de répondre si, dans la déclaration qu’il va avoir à faire, il a ou non l’intention d’être véridique, celui, dis-je, qui accepte cette demande sans se montrer offensé du soupçon qu’on exprime devant lui sur sa véracité, mais qui réclame la permission de réfléchir d’abord sur la possibilité d’une exception, celui-là est déjà un menteur (in potentia) ; car il montre par là qu’il ne regarde pas la véracité comme un devoir en soi, mais qu’il se réserve de faire des exceptions à une règle qui par son essence même n’est susceptible d’aucune exception, puisque autrement elle se contredirait elle-même.

Tous les principes juridiquement pratiques doivent renfermer des vérités rigoureuses, et ceux qu’on appelle ici des principes intermédiaires ne peuvent que déterminer d’une manière plus précise leur application aux cas qui se présentent (suivant les règles de la politique), mais ils ne peuvent jamais y apporter d’exceptions, car elles détruiraient l’universalité à laquelle seule ils doivent leur nom de principes.



Notes du traducteur[modifier]

  1. L’écrit cité ici par Kant a été réimprimé par Benjamin Constant dans la collection complète de ses œuvres politiques, troisième volume, sixième partie. J’ai dû naturellement rétablir le texte de l’auteur, partout où Kant le traduit. J. B.
  2. Dans la réimpression que je viens d’indiquer, p. 98.
  3. Wahrhaftigkeit.
  4. Die Befugniss (das Recht).
  5. Der Straffälligkeit.
  6. Réimpression, p. 98.
  7. Ibidem, p. 96.
  8. Ibidem, p. 100.

Notes de l’auteur[modifier]

  1. « J. D. Michaelis de Gœttingue a avancé cette opinion singulière avant Kant. Mais l’auteur de cet écrit m’a dit à moi-même que Kant était le philosophe dont il est question dans ce passage. » K. Fr. Kramer *.

    *. Je reconnais ici avoir réellement dit cela quelque part, mais je ne puis plus maintenant me rappeler où. J. Kant (*).

    (*). Consultez, sur ce point, mon introduction. J. B.
  2. Je ne puis pousser ici le principe jusqu’à dire que « le manque de véracité est la transgression du devoir envers soi-même. » Car ce principe appartient à l’éthique, et il n’est ici question que d’un devoir de droit. — La doctrine de la vertu ne regarde, dans cette transgression, que l’indignité, dont le menteur s’attire lui-même le reproche.