Danaë ou Le malheur/Chapitre 1

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Édition Montaigne (p. 145-154).
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Quand Danaë, mère de Persée, eut quitté la rive d’Argolide, elle resta longtemps à la poupe, regardant la terre s’éloigner et les vagues grossir peu à peu.

Son père l’avait mise nue dans un long bateau noir avec son enfant nouveau-né, et deux petites oboles funèbres, afin qu’elle pût payer pour elle et son fils le passage de l’autre barque, quand la nuit de la mort aurait empli leurs yeux, par la faim, par le froid, ou les grands mouvements de la mer.

Bien qu’il n’y eût ni mât ni voiles, le vent poussait rapidement le canot creux et léger. Une mouette aux ailes courbes le suivit quelque temps d’un vol irrégulier, puis à tire d’ailes retourna vers la terre.

Danaë se sentit alors tout à fait seule, et, les mains sur les yeux, elle fondit en larmes.

Mais elle ne pleurait jamais bien longtemps, car elle avait une âme simple où la douleur encore n’était pas entrée. La petite voix de son enfant la fit retourner déjà souriante. Elle prit le bébé dans ses mains, se coucha sur le dos dans un tapis de laine qui cachait le fond de la barque, et se mit à jouer.

Elle prenait l’enfant comme une poupée de cire, elle s’amusait de ses grands yeux ronds, de sa bouche sans dents qui voulait parler, du pli rose de ses poignets, et de ses ongles si menus qu’on les eût pris pour des ailes de mouches.

Brusquement elle le serrait dans ses bras à l’étouffer, elle embrassait sa petite tête chauve, ses petites jambes, ses petits pieds en boule ; elle le faisait marcher sur elle, sauter, courir, tomber, rouler. Elle l’enveloppait dans ses cheveux, et, d’un doigt sous la lèvre, elle le faisait rire.

« Ecoute, lui dit-elle enfin. Je vais te raconter ton histoire ».

Il n’était pas probable que l’enfant dût comprendre. Mais pourtant il était de race divine et rien n’est impossible à ceux qui sont nés des grands olympiens.

Et elle parla ainsi :

« Je suis Danaë, fille d’Akrisios, qui est roi sur la terre d’Argos. Ma mère est la sage Eurydiké, et je n’ai pas de frère aux flèches ailées, et je n’ai pas de sœurs aux boucles de violettes.

» Je me souviens d’avoir joué, quand j’étais une petite fille, sur les bords de l’Inakhos, où l’on dit qu’Artémis se baigne, et dans les forêts de l’Artémision, où elle chasse les biches blondes. J’avais des amies, j’avais des esclaves ; quand je passais dans les rues, les femmes tendaient les mains vers moi. Puis, tout à coup, on m’a enfermée, et je n’ai plus revu ni l’eau ni la terre.

» On m’a enfermée dans une tour d’airain, si haute que le bruit même des fêtes de Bakkhos n’arrivait plus jusqu’à moi. Et le plafond de ma chambre était fait de barres d’airain entre lesquelles je voyais le ciel.

» Et c’est là que j’ai grandi, seule avec ma nourrice, entre le ciel et les tapis. Si longtemps j’ai vécu là, que j’avais oublié la terre, et le vent dans les arbres et la couleur de l’eau. Je ne voyais que le ciel ; mais que ne voit-on pas dans le ciel changeant ? Au matin, quand je m’éveillais, il était comme un rideau rouge semé de petites fleurs vertes. Les nuages naissaient, passaient, flottaient, se mêlaient ou se déchiraient. Je leur donnais des noms quelquefois, avant qu’ils n’eussent disparu ; mais c’étaient des amis d’un instant, et, comme une coupe de vin jetée dans la rivière, ils se dissolvaient dans le vent rapide. Le ciel derrière eux devenait plus clair, et même presque blanc autour du soleil, ou plutôt une couleur dont je ne sais pas le nom : de la couleur de la lumière ».

Le bébé se mit à vagir. Elle le berça. Il se tut.

« Le soir, c’était une grande mer de pourpre où les nuages étendus se baignaient comme de belles femmes, avec des chevelures et des écharpes jaunes. La nuit, c’étaient les étoiles.

« C’est de là-haut, c’est du ciel lointain qu’est descendue en moi la pluie mystérieuse… »

Elle ferma les yeux et sourit mollement, envahie par un souvenir paresseux. Quand elle les rouvrit, l’enfant dormait. Alors elle ne parla plus ; elle ne dit pas comment sa grossesse inexplicable avait soudain réveillé les craintes séniles d’Akrisios, à qui un devin avait prédit qu’il mourrait de la main d’un petit-fils ; elle ne dit pas comment, pendant quarante semaines, elle avait senti croître en elle le fruit de cet amour merveilleux ; ni comment, l’enfant mis au monde, le roi les exposait, elle et lui, à la mort, par la faim, par le froid, ou par les grands mouvements de la mer.

D’ailleurs, y pensait-elle encore ? L’influence surnaturelle qui avait fait naître Persée ne la sauverait-elle pas du premier péril, et ne devait-on pas s’en remettre toujours à la toute-puissance des dieux ?

Le petit, s’éveillant, remua les bras et se mit à crier. Elle se rappela que depuis le matin elle ne l’avait pas nourri. Elle se pencha sur lui et lui donna le sein. La chaleur était accablante : Danaë craignit que cette grande lumière n’incommodât le pauvre petit être, et pour la seconde fois elle lui couvrit le visage avec ses cheveux épais et doux.

Le temps s’écoulait, lentement. Argos et Tyrinthe avaient disparu. A droite et à gauche les rives du golfe, éloignées jusqu’à l’horizon, se confondaient vaguement avec les brumes flottantes. De loin en loin, un dauphin rapide sautait tout entier hors de l’eau, et replongeait, le mufle en avant. Parfois, c’étaient des algues vertes qui se pliaient contre la proue, et dont les deux bouts ondulaient au fil du double sillage. Danaë les détachait avec la main et se demandait si le rameau mouillé qu’elle tenait entre les doigts n’avait pas servi de couronne au front de quelque dieu marin.

Le soir vint. Il n’y avait pas de voiles sur la mer. Le soleil était éclipsé par un nuage resplendissant d’où elle s’élevait un large rayon de lumière qui semblait sortir des eaux. Une grande ombre cachait la Méditerranée. Les vagues s’amollissaient comme prises de somnolence. Le petit bateau n’avançait plus qu’à peine : Danaë douta même s’il ne s’était pas arrêté… Puis le vent tomba, tout à fait.

Danaë, qui avait déposé l’enfant, le reprit dans ses bras et voulut encore l’allaiter. Mais elle ne pensait pas que depuis le matin, elle n’avait pris aucune nourriture. Son lait s’était presque tari : l’enfant commença à pleurer.

Elle le regarda, puis ses seins, et la mer. Rien n’est plus effrayant sur la mer que le silence : elle eut un frisson. Tout autour de l’horizon elle ne vit rien de vivant. Il semblait que le monde eût disparu et que pour toujours elle fût seule. Elle trempa sa main dans l’eau : l’eau elle-même était immobile.

Elle voulut chanter, mais elle ne reconnaissait plus sa voix, et tout de suite elle se tut.

Alors elle eut peur, et elle s’étendit au fond de la barque pour ne plus rien voir que le ciel changeant, comme dans sa chambre de la tour. Et ce fut ainsi qu’elle s’endormit.