Daniel Valgraive/Deuxième partie/III

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A. Lemerre (p. 161-179).
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III


Mais arriva l’heure de la crise suprême, où Valgraive devait succomber ou se tremper immuablement pour le sacrifice. Ce fut un soir de la fin de septembre. Après des chutes harmonieuses, après une agonie infiniment belle, la lumière avait succombé dans le firmament. C’était à la Lune nouvelle. Un arc de cuivre rouge se tendait dans l’Occident. Tous les contours du paysage, toutes les trouées des feuillages disaient la même bucolique de repos et de tendre abondance.

Daniel, le vieillard, Clotilde et Hugues se tenaient sur le grand balcon des « Flouves, » mi-silencieux, dans un engourdissement contemplatif. De l’intérieur de la salle à manger des lueurs venaient, dissipaient un peu les ténèbres. Pour réfléchir plus à l’aise, Valgraive se mit à l’écart, derrière les trois autres, et il songeait combien peu de ces lunes nouvelles il verrait encore parmi les astres du Couchant.

Bientôt il tomba dans une préoccupation profonde, où il n’y avait que du Passé, tout Futur ayant l’odeur du Sépulcre. Quand il revint à lui, le vieillard avait disparu, Hugues et Clotilde se tenaient appuyés côte à côte, et regardaient dans la nuit. Ce spectacle le rendit triste, mais d’une tristesse désormais si habituelle qu’elle n’accélérait ni ne retardait le mouvement de son cœur.

Ils causaient peu, par intervalles, d’une voix assez basse, et de choses diverses suscitées par la soirée. Puis il y eut entre eux un assez long silence. Hugues détourna légèrement la tête de Clotilde. Elle, alors, le regarda. Un rais de lampe glissait sur ses yeux fins. Et, soudain, Daniel eut le cœur plein d’angoisse… Ah ! ce qu’il lisait sur le visage de Clotilde, cette expression des premiers temps de son mariage, cette tendresse de la lèvre… Ah ! le trouble charmant de cette charmante figure !…

La certitude descendit en Valgraive comme une pierre au fond d’un puits.

— C’est fini !

Et tout ce qu’il avait souffert à l’état d’hypothèse, il le souffrit à l’état de fait. Peut-être ses souffrances ne furent point plus vives qu’à tel moment d’appréhension, peut-être son cœur ne fut-il plus rapide et plus lourd, mais il eut le positif de la souffrance, l’amère agonie de toute espérance. Désormais, plus de doute. Les êtres qu’il aimait seraient l’un à l’autre par mutuelle volonté, les paroles de leur union auraient la suavité de l’accord amoureux…

Il se sentit tué par eux, il fut semblable à celui qui succombe par le poison, qui trépasse dans l’atmosphère de ses empoisonneurs, écoute leurs paroles faussement amies. L’univers parut clos, toute la création usée, vaine, épouvantablement vieillie. Il s’affaissa, il fut presque évanoui. Il se disait dans un demi-rêve :

— Tant mieux, c’est la mort déjà…, l’autre mort n’étonnera plus…, ma pensée ne sera pas plus glaciale, pas plus éteinte alors que ma chair s’affaissera, alors que le râle retentira dans ma poitrine…

Il resta dans cette torpeur un temps indéterminé ; puis la réaction monta, partout les nerfs se mirent à s’éveiller, à souffrir, à verser d’atroces sensations vers le cerveau.

— Il l’a donc déjà…, il a la possession morale…, le plus doux d’elle est à lui !

Il se leva, il marcha vers la salle à manger à pas furtifs. De là il les épiait, de là toutes ses forces se concentraient à exécrer leur intangible mais profonde Unité !

— Ah !… il l’a…, il l’a !…

Il se pencha, comme pour un effort violent, et il entendit crier au fond de lui :

— Il ne l’aura pas !

— Toi seul as tout voulu… et l’action est belle, haute, miséricordieuse…

— Il ne l’aura pas !

— Rien ne peut l’empêcher…, ce serait t’avilir irrémissiblement…

Et ce fut ainsi un vrai dialogue, d’abord comme entre antagonistes, comme si un lien était rompu dans le sens intime. Puis la contradiction reprit la forme nébuleuse des discussions du moi contre le moi, avec le fourmillement des incidentes et sans nouveauté fondamentale d’argument et de sensation, mais toujours ce côté positif en plus, si terriblement asphyxiant.

Sentant venir des larmes, il s’enfuit, il se réfugia dans sa chambre. Il demeura sans lumière, le front contre l’appui d’une fenêtre. Sa douleur fut le monde même, elle fut les ténèbres, les arbres du jardin, les astres du firmament, elle ne se détachait plus de l’entour. De grosses larmes, par intervalles, jaillissaient de ses yeux et soulageaient un peu l’ardeur de sa peine, son côté d’épouvante et de meurtre…

La nuit avança. Oh ! si profonde. Dans la forge des mondes, aux basiliques de l’infini, parurent des constellations nouvelles. Entre les frondaisons, leurs cendres frissonnantes, partout des formes vagues, des ébauches animales accroupies sur le silence. Au ciel, des suies fines, des laines grises entrecoupaient les étoiles.

Daniel songea aux robes parfumées de Clotilde. Ah ! qu’elles arrivaient ineffables, par des soirs comme celui-ci, et il respirait leur suave odeur en même temps qu’il écoutait leur frisson, si bien que le frisson se confondait avec la senteur dans une même strophe de délicat poème. Ah ! robes de Clotilde où s’attardait son bonheur, doux souvenir enveloppant, symbole de la femme, promesse de délices infinies !

Et, malgré l’amertume d’une telle image, malgré ce qu’elle évoquait de plus terrible dans la perte de cet amour, malgré les retours de mémoire où il croyait la soutenir contre lui, fardeau tiède, tremblant, essence de Divinité, sa haine avait décru, et de nouveau la fatalité du Bien le ressaisissait, le ramenait à l’indulgence, mais une indulgence incommensurablement douloureuse.

Il goûta cette indulgence comme on goûte une liqueur amère et tonique, il la para de termes mortuaires, jusqu’à la lassitude. Sa pensée s’alentit. Il resta longtemps dans un état vague, un demi-sommeil, où pourtant il suivait une même idée, puis, comme en sursaut, il murmura :

— Tout est consommé !

Il alluma deux petites lampes électriques, à incandescence, à lueur très immobile, et ne se sentant pas sommeil, il voulut essayer de lire quelques pages.

Languissamment, il remua des livres. Il les feuilletait d’une main pâle, il absorbait quelques lignes de-ci de-là comme on goûte une gorgée de thé. La claire lueur des lampes trempait la bibliothèque et Daniel finit par relever les yeux. L’immobilité de la lumière, l’immobilité des ombres, l’immobilité de l’atmosphère, tout le troubla. Le monde lui parut arrêté dans une beauté sinistre. Plus rien ne vibrait dans la matrice de vie, la Forme demeurait par elle-même indépendante du mouvement. Daniel rêvait bien lentement, et bien tristement, au parvis de toute métaphysique, à cet exorde qui ronge et éparpille les âmes ardentes, que les uns nomment l’Inconnaissable et les autres l’Essence ou le Mystère.

Le vol d’un tout petit insecte, passant auprès de son visage, rompit, de la minuscule vibration de ses ailes, l’impression d’Arrêt universel aussi nettement que l’eût fait le passage d’une locomotive ou l’explosion d’une poudrière. Daniel se retira et se remit à ranger.

Peu à peu, il arriva vers un coin spécial, une petite bibliothèque à côté de la grande, et tailladée de marques enfantines :

— Mon âme !… Voilà mon âme !…

Car chacun des livres là présents avait marqué quelque très importante étape dans son existence, science ou art, philosophie ou histoire. Sur les marges, sur les couvertures, mille traces du passage d’un être, mille pistes d’un cerveau trouble, de croissances curieuses, mille péristyles de pensée et de sensation, de doute et de croyance.

Mais surtout captiveurs les récits où sa fibre avait palpité dans les grandes apothéoses, les douceurs infinies, les plus pénétrants enthousiasmes. Quelle singulière synthèse, ceux-là, d’une âme pourtant fine, pourtant haute, choisissante ! Côte à côte d’œuvres humaines ou suaves ou magnifiques, quels cuistres, quels gros récitateurs naïfs, quels lourds concepts de brutes et de moralistes imbéciles :

— Tous pourtant sont bien de mon âme… Molécules de mon être qui ne s’effaceront qu’aux dernières heures…, briques ou moellons qui sont entrés dans l’édification de ce sens intime, esclave et multiple…

Il prit un de ces fragments de son être. Récit lourd où l’on sent sourdre une personnalité plate, sournoise, vaniteuse, une méchanceté, une cruauté, que la bêtise du tout dissimule. À quinze ans, Daniel y avait goûté des délices démesurés, et que de soirs il y rêva avant de s’endormir, tellement que les phrases semblaient s’incruster dans la moelle de ses os.

À cette heure même, l’ouvrant par hasard, des passages le ravirent, il s’y trempa voluptueusement et se retrouva sur le perron des « Flouves, » alors que les papillons crépusculaires voletaient près de ces mêmes pages.

— Près de ces mêmes pages !

Il tourna les pages avec langueur ; elles semblaient les ailes agrandies de ces papillons des « Flouves. » Il s’échappait aussi d’elles des attitudes de Clotilde, d’Emmanuel, des métamorphoses de lumière et des rêves sur les voyages de Clarke et les Tartares Nogays.

— Quoi ! Cela m’agitait à quinze ans !

Il resta surpris, il écouta les monotonies sur les bandits de l’Ukraine, sur les Cosaques lacustres où il avait trouvé une joie divine et harmonieuse. Son esprit s’y égara, il prit machinalement une grosse brochure, sur une console.

À son insu il lut toute la préface de cette brochure, sans cesser de penser à Clarke. Vaguement, de son crayon, il barrait par-ci par-là une syllabe. Une page blanche le réveilla en sursaut. De fines gouttelettes de sueur trempaient ses tempes et son cou.

— Ah !

Soudain ses pupilles grandirent. Il venait d’apercevoir que, partout, son crayon avait effacé les Je de la préface. Les Je ! Avec un soupir de détresse, il laissa choir son livre. Il lui semblait que, mystérieuse, accroupie au plus profond de son intimité, une volonté méchante avait dicté cet acte. C’était comme un symbole suprême de son trépas, un ultimatum ordonnant la retraite des finales et tremblotantes espérances :

— Et qui sait ?… L’avertissement mystérieux que l’Être se donne à lui-même, que les minutes sont comptées… et de finir vite tout acte nécessaire !

Nécessaire ! Pauvre et vain vocable dont le sens allait se puérilisant d’heure en heure dans les équations formidables du sépulcre !

— Tu approches, Daniel !… Déjà tes cellules sont prises d’assaut, déjà fourmillent les parasites victorieux, déjà tout est renversé au profit des myriades d’infiniment petits… L’hypothèque est prise…, chaque goutte de sang acquitte le tribut aux vainqueurs atomiques.

La transpiration augmenta sur les tempes, l’étouffement dans la poitrine. Il se renversa en arrière et se sentit « raidir. » L’odeur de la chambre « froidit. » Sur les livres épars une humidité sembla filtrer comme au front du jeune homme, puis ce fut une poudre fine de lichen et de moisissure :

— Comme les Anciens ont gravement et hautainement chanté la Mort ! Ils la voyaient apparaître dans la ténèbre, telle une ténèbre plus terrible. Elle était lourde comme l’airain, glaciale comme la neige, fluide comme un marécage. Aujourd’hui, elle est une infinité de voix atomiques, un dévorement de microbes, un éparpillement des myriades qui se sont colonisées pour réaliser la synthèse d’un grand animal, et ce chant de Mort est plus grand encore, plus noirement solennel, plus complexe et plus épouvantable !

Il sourit, en imitant d’instinct le sourire d’un agonisant :

— Rhétorique ! Moi seul suis là, pourtant, et c’est pour mon cerveau que j’ai parlé, et il enregistre mes mots comme ceux d’un étranger… Ah ! que je souffre de n’être pas seul en moi-même !… Ils sont deux, trois, dix interlocuteurs…, une simple coalition de forces…, une armée ! Et pas de « moi ! » Le « moi ! » oh ! le grand mensonge !

Il s’arrêta, il s’effara devant le tourment de l’« intériorisation » des idées :

— Si j’étais Hugues…, j’étudierais plutôt ceux qui vont s’éteignant que les tout petits ou les vieillards… Dans des recherches embryonnaires, la déformation, la dégénérescence et l’accident sont toujours plus instructifs que la lente harmonie d’une croissance ou d’une sénilité… J’ai envie de m’offrir à Hugues comme sujet…

Cette idée lui plut sinistrement. Il la creusa, sans la compliquer autrement que de rares images, et la nuit diminua. Le prisme lumineux tendit ses décroissances infinies, des oisillons bruirent :

— Ah ! Daniel, et pas de pouvoir, pas de recours en grâce !…

Au fond de son âme, sur les profondeurs du songe, dans une avenue lointaine, il vit descendre de légères voitures, des silhouettes d’encre, d’indécises clartés de toilettes :

— Jungle parisienne…, jolis combats du nerf et des alcools…, amours qui ratatinez les hommes, diplomatie meurtrière de l’accouplement stérile… par mon père et ma mère, et tous mes ascendants qui ont communié en vous, moi qui suis venu sans sève sur cette terre et qui n’ai point péché et qui dois mourir, je vous pardonne… Ainsi soit-il !

Il se félicita lugubrement de ce que la douleur de voir Clotilde aimer Hugues l’eût mené à cette haute rêverie où il triomphait de toute haine et de toute méchanceté. C’était par l’ami, par la femme qu’était venue la plus forte crise de résignation qu’il eût connue encore :

— Allez, Hugues, je ne suis plus sur votre route que pour vous aider !

Moins débile, il reprit la brochure. Son défi au néant s’accentua, un de ces sombres et pitoyables sarcasmes qu’eurent les stoïques, effleura son âme. Lentement, attentivement, il se mit à barrer davantage chacun des Je effacés naguère, il les rendit invisibles.

Et il lui sembla se rayer du monde.