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Dans l’Ombre (Chincholle)/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 31-37).

II

LE PÈRE D’UN ANGE

Une quinzaine de jours après la mort de l’oncle Astier, M. Jacquin fumait tranquillement sa pipe devant la porte de sa maison, quand le vieux Glouboux, familier comme on l’est au village, lui frappa sur le ventre et lui dit : « Ah ça, Jacquin, saura-t-on un jour ce qui t’attriste ? Nous avons tertous not’ curiosité sur le gril. Tu hérites d’un demi-million, dont auquel tu n’aurais jamais osé songer et tu ne serais pas plus triste si le feu avait brûlé ta maison. Ce bienheureux testament t’a rendu, c’est extraordinaire, pus réfléchi, pus renfrogné qu’on ne t’a jamais vu. Comme on sait que je sus ton ami, on m’interroge. Je ne peux naturellement rien répondre et le pays jase.

— Que les bavards attendent !

— Encore ta réponse habituelle ! Je sus ben avancé avec une phrase pareille. Enfin laissons cela, puisque tu ne veux rien dire. Je viens de passer pur le chemin de la Tour et j’ai jeté un coup d’œil sur les terres que t’a léguées ce cher défunt. Saperlipopette ! Sais-tu que t’as eu une rude chance ! Toutes ces terres-là font suite aux tiennes et doublent au moins, ah ! oui, qu’alles doublent la valeur de ta ferme…

— Espères-tu m’apprendre mes affaires ? s’écria M. Jacquin, qui paraissait furieux, En quoi tout ça te regarde-t-il d’abord ? Mais tiens, tu entends? Madeleine m’appelle. Au revoir, Glouboux, Viens prendre le café avec moi dimanche.

Bien que personne ne l’eût appelé, M. Jacquin renvoya le père Glouboux et traversa le jardin en se disant : « Quand ils sauront la vérité, tons ces gens-là seront bienheureux. Oui, ces terres sont belles et complètent les miennes. Je n’en suis que plus à plaindre ! »

Et le légataire universel poussa encore un de ces soupirs qui mettaient le bourg en émoi.

C’est qu’avant de mourir M. Astier l’avait appelé près de lui et lui avait demandé comme gage d’affection un service que M. Jacquin n’aurait pu refuser, mais qu’il aurait voulu ne pas voir sanctionné par la loi.

En effet, l’une des lettres, écrites sur papier timbré et remises officiellement par M. Astier à son notaire, portait :

« Je soussigné, Bernard Jacquin, déclare me reconnaître l’usufruitier seulement des cinq cent mille francs que M. Astier est censé me léguer par son testament et m’engage à en rendre le capital à M. Henri Astier le 1er janvier 1869, s’il a rempli les conditions exigées par son oncle dans la lettre ci-jointe. »

Et l’oncle d’Henri avait écrit, après la signature de M. Jacquin :

« Si mon neveu ne remplit pas les conditions prescrites, on ne devra rien changer à mon testament. »

Mais il y avait cinq longues années entre le jour d’ouverture du testament et le premier janvier 1869 : « Donc, pendant cinq années, pensait M. Jacquin, je vais cultiver ces terres, en augmenter la valeur, les traiter comme miennes ; durant cinq siècles, je dirigerai une ferme dont tout le monde me croira propriétaire ; chaque jour je verrai en face de ma maison une maison dont je percevrai le loyer ; et vienne par hasard l’accomplissement de conditions inconnues qu’annonce ma lettre, terres, fermes, maison, il faudra me dessaisir de tout au profit d’un gamin que je déteste déjà. Si ce notaire était moins sot, on tâcherait peut-être de le séduire. On a ouvert des lettres mieux cachetées que celle de l’oncle. Les conditions connues, j’empêcherais Henri de les réaliser. Mais ce notaire est honnête comme un banquier de voleurs. Que faire ! Original comme il l’était, Astier a certainement soumis ce legs à quelque clause inimaginable. Laquelle ? »

Et M. Jacquin, chez qui la cupidité, cette terrible conseillère, inoculait goutte à goutte des idées coupables, se dirigea vers son cabinet pour les méditer sans être dérangé.

Comme il fallait, pour y aller, traverser le salon, il vit, assise à la fenêtre, sa fille Madeleine tellement préoccupée qu’elle ne l’entendit pas. La tête appuyée sur la main, elle paraissait suivre des yeux et de la rêverie quelqu’un qui passait dans la rue.

— Bonjour, Madeleine, fit-il ; que regardes-tu donc ainsi ?

— Rien, papa, murmura la blonde enfant en devenant aussi rouge qu’une pêche mûre.

Alors M. Jacquin, s’approchant de la fenêtre, vit Henri qui venait de sortir de la cour d’Astier, triste et songeur, à cheval.

Il se retourna aussitôt. Madeleine était déjà remontée dans sa chambre

— Elle a peur, se dit-il, que je ne la voie rougir. Fou que je suis, je me désespérais et ne pensais pas qu’Henri est jeune et beau ; que Madeleine est belle aussi, et qu’ils doivent s’aimer. Suis-je heureux d’avoir une fille ! Ma paternité sauvera tout.

C’était d’ailleurs un joli coquin, le père de Madeleine. Fils d’un riche propriétaire de Morlancourt, il avait étudié le droit à Paris en cultivant plus les femmes que le code. Rappelé au pays par la mort de son père, quelques jours avant de passer un examen auquel il eût été certainement refusé, il résolut de faire valoir lui-même l’héritage paternel. Le maniement des économies de Jacquin père inspira à Jacquin fils l’amour de l’argent pour l’argent. Comme à cause de sa fortune et de sa jeunesse, on demandait à celui-ci beaucoup de services, l’idée lui vint de les rendre en utilisant le peu de droit qu’il savait ; il se fit homme d’affaires. L’une de ses meilleures opérations fut son mariage avec la plus belle dot du canton. Cet affreux homme eut tous les bonheurs imaginables : juste au moment où il allait commencer à se lasser d’elle, sa femme trépassa, ne lui laissant avec sa fortune qu’une fille, Madeleine.

Jouer sous cape dans la même affaire les rôles de demandeur et de défendeur, procurer gain de cause au plus offrant, prêter de l’argent à un taux invraisemblable sous prétexte d’aider, accorder aux gens gênés des délais qui les ruinaient, tromper si bien son monde que ses victimes elles-mêmes ne cessèrent jamais de l’estimer, telle était la vie de cet honorable personnage.

En voyant que sa fille, délicieuse enfant de seize ans qu’il adorait en bon et vrai père, — il faut le reconnaître — s’était envolée du salon, le premier soin de M. Jacquin fut de regarder de quel côté se dirigeait Henri : « Bon, pensa-t-il en souriant, il va dans le bois de Saint-Paul rejoindre la famille Fercy. Je saurai avant de dîner si ces jeunes gens s’aiment. Fillette, cria-t-il, habille-toi, ma chérie ; nous allons faire un tour. »

L’enfant conçut peut-être alors l’espoir de rencontrer Henri, car elle répondit un : « Oui, papa ! » si charmant que M. Jacquin jugea à propos de se frotter les mains.