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Dans l’Ombre (Chincholle)/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 39-44).

III

HISTOIRE DE DEUX TABLEAUX

Rien au monde n’est disparate comme la famille ; d’un côté la richesse, de l’autre la misère. Ici la distinction, l’esprit, les talents ; là pas d’éducation et trop de bêtise. Parfois même d’un père digne de la Béotie naît un enfant sublime. On ne détrône jamais l’Antithèse.

C’est sans doute par ordre de cette Majesté que vers 1830, du temps que M. Jacquin faisait son droit en volant de brune en blonde, un de ses cousins, Fercy, que l’art avait séduit, se mourait de faim sous les toits.

Un jour qu’il se promenait au Louvre, ce Fercy, qui n’avait, par l’élévation de ses sentiments, aucun lien de parenté avec le fils Jacquin, arrêta ses regards sur l’Homme au gant du Titien. Pris à la vue de ce chef-d’œuvre d’une admiration dont il ne se serait pas cru capable, il revint plus fréquemment au Louvre. Il en étudia les chefs-d’œuvre, surtout ceux du Titien, et comprit dès lors qu’il s’était trompé de route. Il suivait depuis longtemps les cours de l’École de médecine ; il se dit que ce n’était pas la pitié des maladies humaines qui l’avait poussé vers l’anatomie : il y avait été entraîné par un amour instinctif de l’art qui lui avait suggéré que, pour bien représenter l’homme extérieur, il faut qu’un peintre en connaisse le mécanisme. Titien lui révéla sa vocation. La beauté vivante des lignes du peintre vénitien, la richesse de ses couleurs, l’expression des types créés par son pinceau, les pensées que ce génie éveille enflammèrent le jeune homme et le conduisirent chez M. Delaroche qui, émerveillé d’un pareil enthousiasme, compta le lendemain un élève de plus.

M. Fercy père, simple bourgeois qui ne tenait pas lé moins du monde à la gloire, se fâcha et bouda des années entières son fils. Ah ! ce furent de rudes années, pendant lesquelles le pauvre diable se nourrit plus l’âme que le corps. Mais la volonté du jeune peintre était si tenace, sa vocation si légitime que l’heure de la victoire devait fatalement sonner enfin, la belle heure ! à ses oreilles patientes.

Après avoir, pendant dix ans, vendu pour des sous ses premières œuvres, — ces chères œuvres auxquelles on travaille avec tant d’ardeur, ces inspirations d’une minute de fièvre si longuement élaborées, sur lesquelles on compte pour acquérir gloire et fortune, et qu’avant d’avoir eu le temps de leur donner la dernière caresse, on abandonne dans la faim à quelque dédaigneux brocanteur, — Fercy parvint à achever une toile, digne d’être exposée.

C’était alors le temps des Boulanger, de Decamps, de Delacroix, de Delaroche, la grande époque où le drapeau de la peinture flottait si haut qu’il tirait à soit tous les regards, et où l’œuvre même d’un inconnu, si elle était bonne, ne pouvait point ne pas être remarquée.

Celle de Fercy était bonne. C’était un Machiavel travaillant, d’une profondeur qui grisait comme un abîme, d’une ironie qui frappait. Un diplomate donna dix-huit mille francs pour ce tableau, dont il voulut connaître l’auteur. Il avait une fille, Fanny, qui s’éprit de l’artiste.

Un aveu échappé aux yeux de la jeune fille, un aveu osé par les lèvres du peintre, et ici place au bonheur !

L’artiste épousa Mlle Fanny.

Mariage d’amour, mariage d’argent aussi, chacun apportant sa dot du cœur et sa dot monnayée, car le père Fercy, naturellement, s’était rallié au succès.

Un an après, Fercy, contemplant un enfant qui venait de naître, baisait ardemment, fou d’amour et de joie, les mains de sa Fanny : « Grand homme que je suis, disait-il, et pauvre artiste ! Rien qu’en nous aimant, nous avons fait un plus beau chef d’œuvre que n’en a jamais fait le Titien lui-même. Vois donc, Fanny, comme notre Julia sera belle ; elle a tes cheveux blonds… Mais on ne distingue pas encore de qui ses traits tiendront… »

À vrai dire, elle n’était pas admirable, cette petite Julia, à l’âge d’un jour et demi ; ses parents seuls étaient capables de présager sa beauté. Leur présage se réalisa. À dix-huit ans, Julia était une charmante jeune fille, tantôt gracieuse et sautillante comme la musique d’Auber, tantôt rêveuse comme la musique de Gounod, et tour à tour séduisante comme l’une et l’autre. Aussi son grand-papa, qui ne craignait pas de faire un mauvais jeu de mots, ne l’appelait il jamais autrement que Jolia, Fercy que, par exception, ni l’amour, ni l’argent, ni le bonheur, n’avaient arraché à l’art et qui se plaisait à retrouver ses goûts dans sa fille, lui donna des leçons de peinture.

Passant l’été à Morlancourt sous le toit de son père, avec sa femme et sa fille, il exécutait là quelque grand type rêvé l’hiver à Paris. Julia, que son sexe et son âge entraînaient naturellement vers les champs, reproduisait, prise de fougue poétique, les paysages qui la charmaient.

Debout sur un monticule, la palette à la main, l’œil enflammé d’enthousiasme, entourée de sa cousine Madeleine et de ses compagnes, qui la regardaient enchantées et jalouses ; telle la vit pour la première fois Henri, un an avant la mort de son oncle. Lui aussi aimait le beau ; il aimait tout ce qui parle à l’âme ; vertu rare de nos jours, il croyait à la femme :

« Comme tout être sur terre, rêvait-il, moi, homme, je trouverai donc un être avec lequel je formerai un tout ; côte à côte, les cœurs mariés, nous traverserons la vie. Nous ne serons pas pauvres ; il me semble que c’est l’amour qui a inventé le travail. En nous rencontrant des yeux, Dieu dira : « Quant à ceux-là, je n’ai plus à m’en occuper ; ils sont heureux ! »

Et longtemps Henri regarda Julia qui fut ainsi forcée de le voir. Quand il rentra chez lui : « Voilà bien la jaune fille que je cherchais ! » pensait-il.

Le lendemain, M. Fercy remarqua dans un coin du tableau de sa fille des lignes vaguement esquissées dont il ne devinait pas l’idée :

— Qu’est cela ? demanda-t-il.

— Ce sera une jeune fille assise, répondit en rougissant Julia.

— Et ceci ?

— Un jeune homme qui se promène…