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Dans l’Ombre (Chincholle)/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 45-58).

IV

PENDANT QUE LES OISEAUX CHANTAIENT…

Un jour, au moulin de Morlancourt ; la fille de M. Fercy essayait sans succès de ne pas perdre des yeux les belles demoiselles bleues, vertes, roses, aux ailes transparentes, qui, grisées par la beauté du temps, couraient au-de sus de l’eau, glissaient, volaient, valsaient ; non, il n’y a pas de mot capable de décrire leurs courbes rapides et harmonieuses.

Tout à coup, fatiguée sans doute, Julia tombe assise sur le bord de la rivière. Penchée sur l’eau, elle appelle de la langue et de la main les canards qui, espérant du pain, nagent vers elle à l’envi. Elle vient d’ouvrir les doigts ; quelque chose est tombé dans l’eau. Joyeux, les petits canards plongent le bec, pleins d’une égale ardeur et de l’ambition de gagner la victoire. — C’est le morceau de pain, que je veux dire. — Mais les voilà qui reparaissent l’un après l’autre. Pourquoi tous ont-ils cette piteuse tournure ? L’un au moins a dû manger le petit morceau de pain. Pourquoi tous traîner l’aile, geindre si tristement, avoir cet air désappointé ? Comment, parmi toutes ces têtes, pas une qui semble heureuse ! Que s’est-il donc passé ? Julia se baisse et ramasse un caillou. Ah ! je comprends ! C’est aussi un caillou que leur a jeté la méchante. Pauvres petits canards !

Mais pourquoi m’arrêter à un désappointement de canards, quand j’ai l’unique intention de vous raconter une promenade d’amour ?

Si vous ne connaissez pas les environs de Morlancourt, je le regrette pour vous ; car j’ai rarement vu de plus beaux sites. Tantôt c’est une plaine, tantôt une colline boisée ; ici, un fourré solitaire et caché comme Esther avant son mariage ; là, de vastes pelouses, où des rochers font tout leur possible pour sortir de terre, comme s’ils étaient curieux de voir les ruines du château et les profonds ravins.

C’était un de ces clairs matins de septembre, où le soleil luit sans aveugler. Huit ou neuf personnes admiraient les paysages variés qu’elles ne se lassaient pas de découvrir. La famille Fercy, cousins, cousines et voisins, tous étaient du même avis. On poussait des oh ! et des ah ! On s’extasiait, puis on courait, on sautait, on poursuivait les papillons, on cueillait des noisettes, et chacun avait aux lèvres le sourire du bonheur ; ce qui est bien, chez les jeunes filles, la plus jolie manière de prouver que c’est doux de vivre.

Mais un cri d’épouvante suspendit tout à coup cette joie.

Derrière le château s’enfonce dans le bois de Saint-Paul une longue allée aboutissant directement à ce village. Voyant qu’Henri s’y dirigeait par la grande route, M. Jacquin fit, sous n’importe quel prétexte, doubler le pas à Madeleine et passa par le chemin de traverse. Le jeune homme, qui, rêvant, ne donnait nulle attention à son cheval, se laissait lentement conduire au gré de cette bête, un jeune étalon qui rêvait peut-être aussi.

— Brave Henri, disait d’une voix mielleuse M. Jacquin à sa fille. Les gens du pays s’occupent plus que lui du testament de son oncle. Sais-tu que ce garçon-là n’est pas d’une nature ordinaire ? Qu’en penses-tu ! Dis.

— Oh ! je l’ai vu si rarement, balbutia la jeune fille. Je ne saurais en parler…

— Alors, enfant, continua, en ayant l’air de s’enflammer, l’homme d’affaires, retiens mes paroles. Ce jeune homme-là est d’un bois qui a de la séve. Je te réponds qu’il poussera. Que Julia ait l’enthousiasme, la vivacité que l’on prête aux artistes, cela n’a rien de merveilleux. Elle est fille de peintre et a été élevée à Paris. Mais c’est à Morlancourt qu’Henri a reçu l’éducation première ; ses parents ressemblaient à tous les gens possibles. D’où lui est donc venue l’intelligence qu’il a ? Il réussit en tout. Il a rapporté cette année les plus beaux prix du concours, où il a été couronné par un maréchal de France, et le voilà deux fois bachelier. Des vers ! Il n’y avait de mon temps que les paresseux du collège pour en aligner. Eh bien, lui, courageux et travailleur, lui dont la tête a appris un tas de choses sérieuses, il trouvait même au lycée le moyen d’en faire d’admirables. Je dis que c’est un garçon doué et qu’on ne sait pas où il s’arrêtera !

Et Madeleine buvait, l’âme épanouie, ces paroles…

M. Jacquin s’était fait ce qu’on appelle « une philosophie ». Sans Madeleine, il eût écrasé Henri pour conserver l’héritage du vieil Astier : « Mais si je puis réaliser, pensait-il, l’accommodement que j entrevois, pourquoi en voudrais-je à ce garçon ? Il est plein de ressources dont il y a moyen de profiter. Je le crois capable de faire le bonheur de ma fille. S’il l’aime, et cela est ou sera, il la prendra sans dot ! Hé, hé, on pourra se payer de jolies petites parties avec l’argent que ça économisera. » Et l’égoïste ajoutait tout haut pour « chauffer » selon son expression intime, les sentiments de Madeleine : « Vois, mignonne, comme il est beau à cheval ! Quelle distinction Le fils d’un seigneur ne se tiendrait pas mieux ! »

Mais Madeleine, confuse autant qu’heureuse, ne savait que répondre et craignait de se trahir en parlant du jeune homme :

— À qui donc, balbutia-t-elle, appartient ce cheval ?

— Ne le sais-tu pas ? à l’ancien fermier de Jean Astier, au père Jamet, qui mourrait pour Henri. Ce gamin-là est aimé de tout le village. Il est si sympathique et son oncle lui a créé un si triste avenir ! Ah ! reprit l’hypocrite en poussant un soupir, si ce testament ne m’empêchait pas de faire quoi que ce fût pour lui, je lui donnerais des rentes dignes de lui, je l’adopterais. Ce que son oncle lui a laissé est insignifiant : quinze cents francs de rente pendant cinq ans ! Il est la victime, et je suis désespéré d’être le favorisé. Comment me dédommager envers lui ?

Madeleine répondait intérieurement à cette question. Au fond du cœur, elle se promettait bien de ne pas tarder à réparer, de la façon la plus tendre et qu’elle croyait la meilleure, le tort que tout le village reconnaissait avoir été causé au jeune homme.

Pendant ce temps-là, Henri rêvant toujours approchait de la grande allée de Saint-Paul quand son cheval, se cabrant soudain à la vue d’une jeune et belle cavale qui traversait la route, faillit le faire tomber.

— Ah ! fit Madeleine en détournant la tête.

C’est ce cri qui frappa la famille Fercy au moment où elle entrait dans le bois.

— Ne crains rien, mignonne, dit M. Jacquin, heureux de l’intérêt que sa fille portait au jeune homme. Vois donc avec quelle habileté M. Henri arrête la bête. On se croirait chez Franconi.

Julia et ses compagnons entouraient déjà les uns Madeleine, les autres Henri, qui descendit de cheval. Ce ne furent plus que félicitations, saluts et baisers, après lesquels tout le monde s’enfonça dans le bois.

Les parents s’assirent. Henri attacha son cheval à un arbre et, afin de voir Julia, regarda jouer les jeunes gens, qui venaient d’organiser une partie de cache-cache.

Les bois sont faits exprès pour qu’on s’y perde.

Pourquoi, comment Julia s’égara d’un côté et Henri de l’autre ; par quel hasard tous deux se retrouvèrent au milieu de ces arbres touffus, je ne vous le dirai donc point, parce que vous le savez aussi bien que moi. Pourtant Julia, voyant Henri, pousse un cri d’étonnement et paraît surprise de cette rencontre fortuite.

Henri est si joyeux qu’il ne pense pas à faire l’étonné. Il s’élance vers elle et je crois même qu’elle reçut tout de suite un baiser. Puis les voilà bras dessus, bras dessous, qui parcourent les bois : « Allons rejoindre les autres, » disait Julia. Mais les chemins sont si capricieux, le bois est si grand, surtout ils s’aimaient tant qu’ils étaient loin de se rapprocher de leurs amis.

Pendant ce temps-là, les oiseaux se faisaient aussi la cour et chantaient. Les arbres entendaient un délicieux concert où Julia et Henri, la fauvette et le pinson et bien d’autres encore avaient chacun leur partie.

— Ce bois est adorable, murmurait Julia.

— Et qu’il est bon de s’y perdre ainsi ! répondait Henri. M’aimez-vous ?

— Oh oui ! Et la preuve, c’est qu’autrefois lorsque papa m’embrassait en disant : Aimez-tu ton petit père ? je répondais : Je t’adore. Je n’oserais plus maintenant lui dire ce mot-là ; je croirais vous voler quelque chose. Mais quand nous serons plus âgés, nous nous marierons, n’est-ce pas ?

— Oui, dès que j’aurai conquis ma place au soleil ! Et je vous rendrai glorieuse de moi !

— Et moi, disait Julia, je vous rendrai heureux.

Mais avant qu’elle eût fini sa phrase : « Coucou ! » chantait l’oiseau qui, ne sachant construire un nid, fait comme les gens qui n’ont pas-d’esprit, et prend le nid des autres.

Ce cri surprit Henri et lui fit lever la tête. Une papillonne volait autour de lui, si belle et si resplendissante qu’on eût dit une rivière de diamants que Zéphir enlevait pour sa maîtresse. Aussi quatre ou cinq papillons étaient ils épris d’elle ; ils la suivaient, lui bourdonnant d’amoureux murmures, et la belle volage coquetait avec l’un, avec l’autre. Cela peina Henri, qui se souvint que l’on compare l’espèce humaine à la gente papillonne. Et, levant les yeux au ciel, il parut lui demander si Julia serait jamais capable de faire comme cette papillonne !… Il aperçut alors une tourterelle qui sautait de branche en branche, jouant au jeu d’amour avec sa tourterelle. Et les voletaient l’une après l’autre, se caressant mutuellement de l’aile quand elles se rencontraient, puis se becquetaient en roucoulant des notes si tendres qu’il oublia les papillons pour se pencher vers Julia.

Et les jeunes gens, enivrés, furent quelque temps sans parler. Bientôt même Henri sembla à Julia trop songeur.

— Qu’avez-vous ? lui demanda doucement la jeune fille.

— Je me rappelle qu’après avoir lu les lettres que vous m’écriviez au collége, j’étais fou. Une ardeur immense me poussait. Mon cœur était plein de vous, et ma tête bouillonnait. Rien alors ne me paraissait trop long ni trop dur à apprendre. À la fin de l’année, pensais-je, elle sera fière de moi ! Mais malheureux celui qui me déplaisait, les jours où j’attendais vainement de vos nouvelles. Rageur et hébété, j’éprouvais le besoin de me venger de votre oubli sur quelqu’un. J’étais devenu stupide. Vous voyez bien qu’il faut m’aimer, Julia.

— Ingrat !

— C’est que je ne m’estimerais plus si je n’accomplissais pas le serment que j’ai fait à mon oncle mourant et, le jour où vous cesseriez de m’aimer, Julia, je n’aurais plus guère la force que de me mépriser…

— Mais vous ne pourriez pas mépriser une morte et, le jour où je cesserai de vous aimer, mon cœur aura cessé de battre. Qu’y a-t-il, fit-elle tout à coup, n’avez-vous pas entendu du bruit dans le feuillage ?

— C’est probablement quelque lapin épouvanté. Je ne vois rien et l’on n’entend plus aucun bruit… Ô chère effarouchée, que tu es belle !

Le suivant pas à pas, M. Jacquin épiait Henri. Il le surprit parlant d’amour, et ce n’était pas à Madeleine ! Cela d’abord sembla rude à l’homme d’affaires : « Bah ! se dit-il enfin, le diable a bien assez d’esprit pour me sortir d’embarras ! » Puis rentrant dans la grande allée du bois, il alla s’asseoir près de Mme Fercy et la félicita de la « magnifique » tapisserie qu’elle avait dans les mains. Les mères sont toutes les mêmes :

— Que diriez-vous, répondit la femme du peintre, si vous voyiez l’ameublement qu’a tapissé ma fille. Elle a inventé des dessins devant lesquels je me mettrais à genoux ! Et l’on s’assied dessus sans y faire attention, ajouta-t-elle en soupirant.

— Je sais, reprit l’homme d’affaires, que beauté, esprit, imagination, sens artistique, talents d’agrément, Julia réunit tout !

— Ah, son mari sera bien heureux !

— Est-ce que vous penseriez déjà à la marier ! insinua M. Jacquin.

— Pas encore ! Elle est assez jeune pour attendre. Du reste nous ne voulons point la forcer.

— À la bonne heure ! Voilà comme je suis et comme j’aime qu’on soit. Laissons nos filles libres ! Les mariages d’inclination sont les seuls d’à peu près supportables. Attendons que l’amour vienne éveiller le cœur de nos enfants. Ce sera toujours trop tôt pour nous, n’est-ce pas, cousine ?

— Ah, j’aime bien ma fille !

— Eh ! parbleu, qui n’aime pas la sienne ? On sait que je ne suis pas sans entrailles pour Madeleine. Mais le jour où je la verrai s’ennuyant près de moi, parce qu’elle voudra être près d’un autre, je vous prie de croire qu’alors je ne tâtonnerai pas. S’il me paraît de nature à plaire longtemps à ma fille, peu m’importera que l’amoureux soit de près ou de loin, commerçant ou artiste, riche ou pauvre…

— Croyez-vous donc, cousin, que ces questions-là nous arrêteront davantage ? Nous sommes assez riches pour faire à sa guise le bonheur de notre enfant, et nous n’exigerons de son prétendu qu’une chose, c’est qu’il aime assez sa femme pour se faire aimer d’elle. Alors, elle ne nous regrettera pas.

Ainsi, pensa M. Jacquin, ils ne demanderont point de fortune au prétendant de Julia. Voilà qui est bon à enregistrer. Leur fille a maintenant dix-neuf ans. Très bien, ma petite, tu es riche, tu ne seras pas difficile à marier. Hé ! Déjà même j’ai mon idée… Henri est à moi !

Et l’homme d’affaires s’entretint longtemps encore avec Mme Fercy du mariage et de mille autres choses.

Pendant ce temps-là, Henri, loin de se douter du piége que machinait M. Jacquin, continuait de faire en compagnie de Julia cette chère, pure, tendre promenade que connaissent tous ceux qui ont su profiter de leurs vingt ans.

Les baisers sont bien de la partie, mais quels baisers, qui embaument l’âme, et du souvenir desquels on se plaît encore à respirer le parfum à l’âge où de l’amour on n’a plus que le souvenir !

Tous les oiseaux, dont la promenade de nos amoureux avait mis le bonheur en fuite, et qui, effarés, regardaient de loin leurs trouble-fête, durent éprouver un bien grand contentement, car dix voix soudain traversèrent le bois, criant :

— Julia… Julia… Où donc es-tu ?… Réponds…

— On vient, séparons-nous, dit Henri.

— Adieu, adieu, répondit Julia, aimez-moi toujours.

Et les deux amants se donnèrent un dernier baiser.

Julia s'enfonça dans les taillis, du côté opposé à celui d'où venaient les voix.

Henri alla rejoindre adroitement ses amis puis cria plus fort qu'eux : Julia ! Julia !

Madeleine, le voyant revenir tout joyeux, fut la seule qui devina sa promenade avec Julia ; elle se cacha derrière un buisson pour pleurer à son aise. Les feuilles retinrent ses larmes qui trompèrent peut-être la soif de quelque gentil chanteur, bien besoigneux de rosée.