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Dans l’Ombre (Chincholle)/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 59-67).

V

FRANCISQUE

Il y avait deux noms qu’on ne prononçait jamais à Morlancourt.

L’un était celui de M. Francisque.

L’autre était celui de la Claude.

M. Francisque ! Quelque chose de propre, comme on disait à Morlancourt. Jacquin avait épousé Mlle Husson, dont le frère, mort jeune ainsi qu’elle, avait laissé un fils, ce M. Francisque.

La Claude ! Une moissonneuse moissonnée ! Pauvre fille…

Les dimanches et les fêtes, à l’église de Morlancourt, les filles étaient d’un côté de la nef, les garçons de l’autre. Les yeux de ceux-ci cherchaient bien plus les regards de celles-là que les cœurs ne songeaient à s’élever vers Dieu. Ce n’est pas à l’église que Francisque vit pour la première fois la Claude, mais la messe dure deux heures et les vêpres presque autant, et c’est là qu’il la remarqua pour la première fois, proprette et brave qu’elle était.

Mme Husson, une pédante villageoise, qui passa la vie à chercher à se remarier et qui mourut du veuvage, voulut s’offrir l’ornement de faire élever son fils à Paris. La semaine qui précéda le départ de Francisque pour la pension Jauff et, il y eut dans les blés de Morlancourt plus d’une scène déchirante entre Francisque et la Claude…

Mais pendant les vacances, aux parties de plaisir avec les camarades, aux bons dîners chez les parents et les amis, il y avait une fête que préférait Francisque, celle de se rendre au sentier où la Claude attendait !

Des tendres regards dans l’église, on en était donc veau aux rendez-vous ! Au dernier rendez-vous, Francisque avait dix-huit ans ; il avait fini, tant bien que mal, ses classes, mais sa mère voulait qu’il restât quelques années encore à Paris, pour se former, comme les jeunes gens distingués ; il allait avoir sa chambre à soi, être étudiant en n’importe quoi, avoir le droit de dépenser deux cents francs par mois à sa guise. Il était fier, heureux. Il avait sa liberté ! Il commença par faire une infamie. Quand les deux amoureux se séparèrent, il fut convenu, d’une façon presque irrémédiable, que Francisque partirait le premier, mais que, quinze jours après, la Claude irait le rejoindre, sous le prétexte d’aller apprendre l’état de modiste à Paris. La pauvre enfant rejoignit son Francisque, mais un an ne s’était pas écoulé que Francisque disait de la Claude à ses amis : « Je ne sais plus ce que j’en ai fait ! »

De l’amour, elle était tombée dans la galanterie.

Voilà pourquoi, à Morlancourt, où cette histoire avait fini par être connue, on ne prononçait jamais les noms de M. Francisque et de la Claude.

Cependant, rentré chez lui, M. Jacquin écrivit à son neveu cette lettre que plus d’un débiteur recevrait volontiers :

« Mon cher Francisque,

« L’échéance des huit mille francs que je t’ai prêtés approche. Je ne prétends pas me moquer de toi, aussi ne te les demandé-je point. Mais accours et sois aimable si tu veux que je te rende les billets à ordre imprudemment ornés de ta signature.

» Je te serre la main,

» BERNARD JACQUIN. »

Que voulait dire cette lettre ? D’abord deux choses : Francisque avait mangé jusqu’au dernier morceau la fortune dont la mort de sa mère lui avait permis de disposer ; M. Jacquin, dont l’étroite avarice était, d’un gousset à l’autre, ébaubie devant la large prodigalité de Francisque, s’était laissé aller, dans sa stupéfaction, jusqu’à prêter à son neveu, non sans intérêts, quelques milliers de francs.

Cette lettre mise à la poste, le père de Madeleine entra, le sourire aux lèvres, chez Glouboux que nous avons vu ce matin si intrigué par la tristesse d’un homme qui venait d’hériter.

— Ah, ah ! fit Glouboux, cette fois voilà une vraie tête de légataire universel. Au moins, le fameux demi-million reluit sur ta figure. Écoute, Jacquin, puisque maintenant tu me sembles avoir ôté ton masque devant moi, je vas te dira ce que je pense…

— Qu’entends-tu par mon masque ?

— J’entends que t’avais l’air triste pour faire croire que tu regrettais Astier. T’es rusé, mais on ne trompe mie un malin comme moi. Avoue que j’ai touché le noir.

— Eh bien, oui.

Et pour remercier Jacquin de sa confiance, le père Glouboux lui broya les doigts en lui secouant brusquement la main.

Pendant ce temps-là, l’homme d’affaires se réjouissait intérieurement de la raison que Glouboux donnait à son chagrin ; elle lui épargnait désormais les questions du bonhomme, méticuleux dans sa curiosité, comme le sont les gens qui, n’ayant pas l’esprit de s’intéresser aux grandes choses, s’inquiètent des petites.

— Glouboux, tu es mon ami, dit Jacquin, et je crois pouvoir compter sur toi.

— Comme sur un frère, répondit Glouboux en reprenant pour cinq minutes la main que lui tendait courageusement Jacquin.

— Voici ce dont il s’agit : On vient, comme tu le sais, de faire réparer l’église. Or, saint Pierre, notre patron, ne doit pas, à mon avis, se trouver fort honoré du seul tableau, vieux et piqué, qui le représente à ses fidèles.

Ici, Glouboux, qui, grâce à sa fortune, était une autorité dans le conseil municipal, mais qui eût voulu avoir seul le renom de donner au pays bien et beauté, entrevoyant l’idée de Jacquin, se leva majestueusement et dit d’un ton important :

— Crois-tu donc, Jacquin, qu’il n’y a que toi pour veiller sur l’honneur de tes compatriotes ? Voilà quinze ans qu’on me juge digne d’être membre du conseil municipal. Je ne suis pas maire parce que je n’ai pas, comme Bœuflard, donné le nom de château à ma ferme et que je n’ai pas dépensé trente mille francs pour m’appeler de Glouboux. Mais le premier du mois les pauvres disent que je suis leur père, et l’on sait que j’ai pour ma commune des sentiments de maire.

Après ce joli mot si neuf, Glouboux, qui s’estimait home d’esprit, partit de ce franc rire auquel il serait vraiment cruel de résister et regarda d’un œil interrogateur Jacquin.

L’homme d’affaires n’eût pas commis la faute de ne point prendre part à cette hilarité. Sa figure, en même temps que sa voix, disait : « Est-il malin, ce Glouboux-là ! »

Content de l’effet qu’il produisait, le membre du conseil municipal se dirigea noblement vers une bouteille de cidre et emplit deux verres qui furent bientôt bus. Ai-je besoin de dire qu’on avait trinqué ?

— Donc, reprit Glouboux, tu as la même idée que moi. Ce tableau déshonore la commune ; la Fabrique est trop pauvre pour le remplacer. À nous, conseil municipal, de nous charger de cela, c’est vrai, mais ce qu’est encore vrai, c’est que la commune est lasse de débourser et qu’un tableau, je ne te parle pas de camelotte, coûterait au moins le prix de quatre lanternes.

— Glouboux, dit Jacquin, tu devrais être notre maire ; personne n’a mieux que toi une idée juste des choses.

— On me l’a déjà dit, mais pour être maire, il faut…

— … La protection du préfet, que je connais particulièrement et qui fera ce que je voudrai. Quand l’écharpe t’aura séduit, glisse-m’en deux mots à l’oreille ; ça me fournira l’occasion de te prouver mon amitié.

— Quoi tu ferais ça pour moi ! Je remplacerais le gros Bœuflard ! J’aurais sa stalle à l’église ! Ah, c’est alors que je ne manquerais plus un office ! Mon nom reluirait au bas des affiches ! Cornes de Bœuflard, si cela était, ma signature et toutes les voix dont je dispose seraient à jamais à toi !

— Tu as peut-être entendu dire que Francisque, mon neveu, fait des portraits…

— Non, ce n’est pas cela qu’on dit de lui…

— Il n’est pas si coupable qu’on le croit, je t’expliquerai son affaire… Enfin, il a du goût ce garçon, et quand il n’a plus eu le sou, il s’est fait artiste tout comme M. Fercy. Passe demain au Soleil d’Or, où nos camarades du conseil vont, chaque soir, jouer leur gloria. Prépare auparavant une belle harangue ; je t’aiderai si tu le permets. Tu proposeras aux amis quelques pintes de cidre, je te les rembourserai, et, entre deux verres, tu feras à chaque membre un compliment bien tourné. On se réunit mardi à la mairie, au sujet des fontaines. Assure-toi les suffrages de la majorité. Il faut que mardi, à la fin de la séance, on vote un tableau à Saint-Pierre et que la commande en soit aussitôt faite à Francisque.

— À Francisque ! Mais je n’oserais seulement jamais prononcer ce nom-là !

— Tu n’as donc pas compris ce que je t’ai dit tout à l’heure ?

Mais M. Fercy sera furieux !

— Eh bien, aie soin que je ne paraisse pas en cette affaire. Je me résume : Si Francisque a cette commande, le préfet poussera Glouboux.

— Dis-moi au moins ce que tu caches là-dessous.

— Je te le conterai plus tard… quand tu seras maire.

— Maire !

— Adieu, sois habile. Presque tous les maires sont décorés….

— Maire ! décoré ! Madame Glouboux !

— Madame Glouboux parut.

— Mets la poule au pot, not’ femme. Il y a un bon Dieu pour nous aujourd’hui.