Aller au contenu

Dans l’Ombre (Chincholle)/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 69-88).

VI

LE CABARET MUNICIPAL

Le lendemain, à huit heures du soir, Glouboux entrait au Soleil d’Or.

Les gens qui n’ont jamais mis le pied dans un cabaret de village ne connaissent pas encore l’humanité.

Le cabaret est le grand égout collecteur du village ; le soir surtout, cet égout est le théâtre — quel théâtre ! — de drames parfois sanglants ou de comédies honteuses, mais avant d’étudier les acteurs examinons la scène.

Au milieu d’une pièce économiquement tapissée, qui n’a d’autre ornement que les portraits du chef de l’État et de son épouse, payés treize sous les deux, le billard le plus simple possible, acheté d’occasion à un cafetier en faillite. En hiver, le tuyau d’un poêle est censé échauffer, en la traversant, toute cette pièce. L’été, un carton enseignant les règles du jeu de billard bouche l’un des trous par lesquels passa ce tuyau ; l’autre trou est caché par un tableau représentant quelque bienfaiteur de l’endroit, qui se rend populaire en prodiguant son image. Le Corps législatif lui soit propice ! La partie coûte deux sous. Au village, on dira « centimes » dans un siècle. C’est pour ne pas perdre ces deux sous qu’on se querelle, qu’on jure, qu’on triche, qu’on s’appelle voleur et qu’on laisse au coin du feu sa femme, qu’elle soit jeune ou vieille. Presque autant de maris qu’il y a de paysans sur terre croient que la femme n’est au monde que pour faire le ménage et pour procréer. Les enfants, dès qu’ils ont quinze ans, tiennent lieu de domestiques.

L’argent, qu’on liarde à la maison, au cabaret on le boit sous forme de piquette ou d’eau-de-vie empoisonnée. Les cartes ou le billard nomment le payant.

La partie terminée, ces gens que douze heures de travail machinal et incessant ont complètement abrutis et qui viennent de s’embourber dans la « consommation » lisent et discutent, comme ils peuvent, les journaux du crû. Ils discutent ! Ah ! les querelles ne sont pas loin. On ne sait pas assez où peuvent conduire les chemins vicinaux, question fort agitée dans les feuilles locales et dans les cabarets. Pour amener la paix, un malin parle de la guerre ; question toujours brûlante au village.

S’il y a la guerre, les fils partiront et il faudra les remplacer à la ferme par des garçonnets à gages. Il est vrai qu’alors l’armée qui aura besoin de chevaux ne les marchandera pas, et les éleveurs pensent tout bas que cela fera compensation.

Glouboux, après longue réflexion, s’était décidé à confier son projet à l’adjoint au maire Mirnachon, pour gagner d’avance celui-ci à la cause de Jacquin. Cet adjoint respectable, mais désireux d’obtenir de Glouboux un arpent contigu à l’une de ses terres, n’avait pas manqué de lui promettre son appui. Assis en face de Piquendaire, un influent du village :

— Nos verres sont vides, disait Mirnachon. Le patron est là pour les remplir ; si nous jouions une autre partie…

Et il s’arrangeait de façon à perdre encore ce troisième litre de cidre. À qui veut récolter, l’Évangile n’ordonne-t-il pas de semer ?

— T’as beau dire, répondait Piquendaire, not’ saint n’est pas coquet et se contenterait ben de son viu tableau. Si on a envie de dépenser de l’argent, mieux vaut tracer ce chemin dont je te parlais l’aut’ jour et qui serait si commode pour moi et les voisins. Ensuite de ça, que je te conte, les saints, puisqu’ils sont aveuc el bon Dieu, ils n’ont qu’faire de s’inquiéter de ce qu’on leur fait dessus la terre ; pourquoi que nous nous gênerions pour eux ?

— Je vas te le narrer.

À ce moment-là, Gloubloux rassemblait dans le même coin de la salle tous les conseillers municipaux et s’apprêtait à parler.

— Piquendaire est rebelle, lui dit tout bas Mirnachon ; chauffe-le.

— N’aie pas peur, fit l’ami de Jacquin.

Et, se levant, le verre à la main, il toussota suivant l’usage antique et solennel des harangueurs, puis promena sur l’assemblée des regards si sérieux que chacun se prit à rire. De là probablement cet exorde ex abrupto :

— D’abord, Piquendaire, laisse-moi exprimer que je ne comprends pas comment, quand tu sais le beau sujet que je veux plaider ici, t’as l’audace de me ricaner méchamment au nez ! La chose n’est pas moins déplaisante pour mes chers collègues que pour moi, et si je n’avais pas la conscience de ma valeur… je veux dire celle de la cause que… Mais, sacrebleu ! Piquendaire, pourquoi qu’tu ris comme ça ?

— Pourquoi qu’tu veux parler quand tu ne sais mie seulement par quel bout commencer ?

— Je sais pas mon commencement, moi, que v’là une nuit et un jour que je le prépare ? Mossieu l’adjoint au maire, je vous prie de rappeler à l’ordre mon estimable concitoyen, qui s’oublie devant votre horabilité.

— Tais-toi, Piquendaire, fit Mirnachon qui, se penchant à l’oreille de Glouboux, ajouta : Imbécile, je te recommandais de le chauffer.

— Ça viendra, dit tout bas l’orateur, mais je ne pouvais pas me retenir.

Trinquant de nouveau avec les buveurs, Glouboux reprit son discours :

— Messieurs, j’pense ainsi que tout chacun de vous que Morlancourt n’est pas un pays ordinaire. Ses habitants ont eu le talent de s’acquérir une fortune qui nous préserve du malheur ; et la richesse des habitants d’un pays, c’est la propre richesse du pays, puisqu’un pays, c’est ses habitants, comme de juste…

Cette phrase, si profonde et si claire, produisit un grand effet sur l’auditoire ! L’avocat de Jacquin, encouragé, continua :

— Une vérité à reconnaître, c’est que vous êtes fous dignes des faveurs que Île ciel vous à distribuées. Notre estimable maire, dont je me plais d’autant plus à vanter les vertus qu’il est absent, Mossieu de Bœuflard… — En prononçant ce nom, Glouboux, dont la main gauche repôsait fièrement sur a hanche, plaça sur la table son verre et se découvrit, — Notre estimable maire, dis-je, a gracieusement doté l’église d’un splendide vitrail qu’il a fait mettre au fond du chœur, juste au milieu. Même que M. le curé était si content, qu’il a composé pour les de Bœuflard… — Glouboux accentuait la particule… — de magnifiques armes, vu que celles de cette noble famille sont égarées depuis plus de mille ans. Tout le monde aujourd’hui admire avec orgueil et plaisir au haut du vitrail cet écusson ousqué représenté un lion couronné, comme on y lit au bas ces mots écrits en grosses lettres par la reconnaissance : « Hommage de M. le comte Adhémar de Bœuflard. » Certes, si M. le curé a anobli cette famille, elle le méritait bien.

MM. les membres du Conseil municipal, naturellement jaloux de leur maire, souriaient avec malice. Glouboux, qui triomphait, se laissa verser à boire.

— Je ne vous parlerai pas, messieurs, continua l’orateur après avoir trinqué avec chacun des auditeurs, je ne vous parlerai pas du cher confrère dont le pouvoir habilement employé a renouvelé les processions et changé les habits des enfants de chœur, qui servaient depuis si longtemps que c’en était dégoûtant. — (Pour employer le langage de Glouboux, la figure de Mirnachon rubicondait ) — Je ne vous en parle point. Tous, vous portez dans votre âme notre fratricide adjoint, membre du conseil de fabrique. Quant à Piquendaire, capitaine des pompiers, malgré l’interruption qu’il m’a faite avant que je commence, je me la donnerai, cette satisfaction de dire que noblement il a suivi l’exemple de Mirnachon pour transformer l’uniforme de sa compagnie et mette au bout de nos longs casques ces étincelantes queues qui font la stupéfaction de quiconque.

À ce moment l’adjoint au maire prit la parole :

— Veux-tu me permettre, Glouboux, de glisser une observation ?

— Glisse…

— Tu as mal placé tes mots. Ce sont les casques qui sont étincelants et non pas les queues.

— Ça ne fait rien, répliqua Glouboux. Nous sommes au-dessus des mots. Admirable réunion que la nôtre, messieurs. Vous, Catagnard, sublime-z-héros, vous avez, en servant la patrie, conquis une blessure à la Moskowa et des lauriers là même où qu’il n’en pousse pas. Toi, Ternolette, t’as une distillerie qui nourrit cent ouvriers, en les empestant ben un peu, mais ce n’est pas de ta faute.

Les dénommés saluèrent. Glouboux ne gardait pas les saluts.

— Ne craignons pas de le proclamer, très chers collègues, ces faits-là sont grands. Ils prouvent l’intérêt que vous portez à cette commune, à la patrie, à l’humanité, à Dieu… Oui, à l’humanité !… Oui, à Dieu. J’ai bien dit, car qui sert un homme les sert tous et avec eux l’Être suprême, comme le prononça, en une circonstance à peu près pareille, à la confirmation, Monseigneur notre évêque !… Puisque M. le curé nous prêche souvent que le bon Dieu, c’est la beauté même, aimer le beau, c’est donc servir Dieu. Or, pourrait-on refuser d’entrer en condition chez lui ! En deux mots comme en quatre, v’là de quoi il retourne : Toi, Traturit, et toi aussi, Mirnachon, vous avez été à l’exposition de 55. Qu’est-ce qui vous a là le plus frappé ? N’est-ce pas ce magnifique tableau qu’un de nos voisins, Colardeau, de Bichancourt, le fabricant d’allumettes chimiques, a exposé ?

— Oh, ça, c’est vrai ! répondirent ensemble Mirnachon et Traturit.

— Quand même que vous viveriez autant que les corbeaux, jusqu’à votre dernière minute, vous l’auriez devant les yeux, ce tableau fait avec des allumettes de différentes couleurs, enfilées l’une edsus l’autre, qu’on eût dit comme un’ tapissrie, que ces allumettes-là ont enflammé la capitale d’admiration… Oh ! d’admiration seulement, ajouta en souriant Glouboux, qui comptait sur l’effet de son mot. L’exposition finite, Colardeau a repris son chef-d’œuvre qu’il a enchâssé au milieu de sa grande salle, au-dessous de la médaille dont auquel on l’a gratifié. Et lorsque des étrangers passent dans nos contrées, qu’est-ce que tout chacun leur zy dit : Allez donc à Bichancourt voir le tableau de Colardeau, qu’il a remporté la croix à l’Exposition. Et ces gens y vont, poussés par la queuriosité ! Et l’on parle mille fois plusse de ce tableau-là que de nos casques à pompiers, que de nos habits d’église, tout beaux qu’ils soient, que du vitrail, hommage de Mossieu notre généreux comte Adhémar de Bœuflard ! Et Bichancourt, cette petite commune, si petite, si petite qu’en fait de cloche, ane possède qu’une clochette, a une gloire quand nous, Morlancourt, nous n’en avons pas !!!… Eh bien, par la mule du pape, vengeons-nous. Faisons queuque chose edde pus remarquable qu’un tableau d’allumettes !

Tout l’auditoire, séduit et haletant, écoutait, bouche béante :

— Le pays a enfanté, continua l’orateur, un peintre renommé….

— Oui, M. Fercy, dit-on.

— Non, riposta Glouboux, je veux parler de quelqu’un encore bien plus haut en habileté que M. Fercy. Ce qui nous faut à nous, c’est un talent, je serai plus vrai, un génie transfendant qui brille dans toute la capitale et qui, en nous fabriquant une rareté, attire ici des bourgeois. Ces gens-là iront manger chez toi, Jacques Faillon, viendront prendre le café ici, Traturit ; ils auront pour le contentement de not’ caisse des filles que nos fils pourront peut-être épouser et des fils qui épouseront peut-être nos filles ; grandissimes avantages qu’il n’y a pas moyen de nier ! Or, ce génie qui sera le nôtre, c’est moi, Glouboux, de Morlancourt, qui va z’avoir l’honneur de vous faire mette la main dessus. Y a, à cet instant, sus le globe, un garçon qui tourne toutes les têtes et qui gagne des mille et des cents. Je sais ben qu’on a jasé suz lui, mais, je vous le demande, suz qui qu’on n’a pas jasé ? Son nom, j’oserai donc vous le dire…

Glouboux alors parlait avec une volubilité étourdissante, de peur d’être interrompu. Il continua :

— Je compte que vous aurez foi en vot’ Glouboux et que quand, moi, je vous aurai affirmé qu’il est un honnête homme, cette célerbité picturale dont je vous parle… Enfin j’aime mieux vous dire son nom tout de suite ; il s’agit du neveu de M. Jacquin, de M. Francisque !

Ce fut un tonnerre d’exclamations.

— Écoutez-moi, écoutez-moi, reprit Glouboux qui voyait son écharpe s’envoler. Mes chers amis, on vous a trompés. On peut bien dira la vérité, maintenant que les parents de la Claude sont morts. Apprenez donc tout. C’est cette fille qui a séduit ce pauvre garçon et qui l’a quitté aprês l’avoir ruiné. Alors cet estimable jeune homme s’est mis à la besogne et il en est résulté quelque chose d’extraordinaire, un homme de génie, quoi. Voilà comme on calomnie les gens. Donc je sais que ce génie, — preuve de son innocence ! — va venir ici chez son oncle. Ne le lâchons pas. Réfléchissez. Not’ saint Pierre est si terne qu’on ne le voit point ; puis il a une tournure ridicule. On ne sait pas sus quel âge y va.

L’assemblée paraissant presque gagnée à la cause de Jacquin, l’orateur fit un dernier effort et enfourcha le lyrisme.

— Une chose est sûre, cria-t-il, c’est que le bon Dieu doit gémir de la façon dont nous laissons moisir l’image d’un de ses saints, qu’c’est peut-être ben pour ça que nos champs ont soif depuis si longtemps. D’un même coup donc, honorons Dieu et Saint-Pierre ce grand apôtre, not’patron, portier du paradis, messieurs, ne l’oubliez pas. On dit qu’à Paris, les portiers sont rois. Que qu’ça doit être au ciel ? D’un même coup, répété-je, soignons nos intérêts dans l’autre monde et surtout dans celui-ci !

Attirons les tourisses ! Faisons oublier Bichancourt et que cette bonne terre qui nous est commune et qu’est not’commune, que Morlancourt enfin acquierre une telle gloire qu’alle vainque dans son étendue les gloires de Notre-Dame-de-Liesse ou de la Notre-Dame-de-Salette. J’ai fini, messieurs et concitoyens. Si j’ai mal parlé, qu’on ne me reproche pas au moins de manquer d’amour pour ma patrie. Car que jamais l’ennemi attaque Morlancourt et c’est ma poitrine, chers membres de son intelligent conseil municipal, qui sera le bouc lié de vos pères, de vos mères et de vos enfants !!!

— Cré nom d’un chien de nom d’un chien, que non, que tu ne parles pas mal, Glouboux, jura Piquendaire. Glouboux, t’es mon ami ; un verre de cidre et une poignée de main ; je ne te dis qu’ça.

— Et c’est moi qui paye la prochaine, tournée, s’écria Mirnachon.

— Glouboux, t’as de l’esprit, dit un autre.

Tous étaient ivres d’enthousiasme, hormis un seul, Voralot, qui ne gesticulait pas et restait, silencieux, dans son coin.

— À quoi qu’tu penses donc, Voralot ? lui demanda Glouboux.

— Moi, répondit l’interpellé, je pense que je ferai-z-une simple question, et que je t’interrogerai sur la raison pour laquelle tu nous contes ça ici.

— Je suis un honnête homme, répliqua incontinent Glouboux, et sur quoi qu’on veuille me chicaner, ce n’est pas la riposte qui me manquera. Vous savez que mardi on se réunit à la mairie, et que chaque fois qu’il y en a un qui propose queuque chose, la moitié est de son avis et l’aut’ moitié fait de la position, qu’on se querelle six semaines. Eh bien, la nécessité, la sainteté, le patriotisme de ce que je demande ne veulent pas qu’on hésite. Jurez-moi de voter pour que le génie en question nous fasse un Saint-Pierre et buvons en chœur à leurs santés à tous deusse !

— C’est adopté. Glouboux, t’es l’aigle du pays.

— Je suis si ému, messieurs, fit l’orateur en s’essuyant le front, que mon âme et mon cœur, ils se donnent la main pour vous remercier. Donc, mardi, je développerai devant M. le maire et tout le conseil réunis les considérations que j’ai z’eu l’honneur d’étaler à vos yeux et si, ce soir, j’ai z’omis de célébrer les mérites de quelques-uns d’entre vous, ce jour-là, je ne l’oublierai pas.

— Mais Glouboux, dit Catagnard, l’homme aux lauriers, qui avait été traité de sublime-z-héros, rien ne t’empêche de répéter tout bonnement t’harangue, qu’est fort belle. Tu ne nous as pas insultés et je ne vois pas pourquoi tu te casserais la tête à faire du nouveau ; les camarades, pour sûr, pensent comme moi.

— L’observation de Catagnard est juste, approuva Mirnachon, dont l’avocat de Jacquin avait délicieusement caressé l’amour-propre.

— Catagnard a raison, ajouta Piquendaire, satisfait des compliments qui reviendraient encore au capitaine des pompiers.

— C’est vrai, firent les autres loués, craignant de ne plus l’être au conseil.

— En ce cas, reprit naïvement l’orateur, je vous sais gré, messieurs, de la peine que vous m’évitez. Je me contenterai de manifester à deux ou trois de nos amis, que je n’ai pas eu le temps de nommer ce soir, en quelles estimes je les tiens !

Le mardi suivant, ce grand jour, une heure avant que Glouboux improvisât devant M. le maire les magnifiques hyperboles qu’il avait répétées au cabaret, M. Jacquin se promenait, l’air joyeux, dans sa chambre : « Je suis certain du succès final, pensait-il. Pour sûr, Glouboux triomphe. Francisque est accepté ; Fercy en veut au monde entier, moi compris… Je connais le moyen d’abattre cette colère-là. »

— Que te racontes-tu ainsi, mon petit papa ? fit Madeleine en entrant.

Je me prédis à moi-même qu’un beau matin mon enfant se réveillera la plus heureuse des jeunes filles… je veux dire… des femmes.

— Pourquoi te reprends-tu ?

— Parce qu’on n’a pas l’habitude d'appeler jeune fille une femme mariée.

— Mais je ne songe pas à me marier !

— Ne rougis donc pas comme ça.

— Taquin !

— Voyons, chérie, aie confiance en ton père. Le soir, en t’endormant, tu fais toujours ta prière d’un bout à l’autre, sans que la pensée d’aucun beau jeune homme ne l’interrompe ?

— Papa,… je t’assure…

— Tu ne peux pas parler, tellement ton cœur bat. Embrasse-moi, mignonne ; je veux ton bonheur, entends-tu ? Voilà que tu pleures à présent. Vite, Mademoiselle, apportez-moi vos yeux. Seulement, soyez franche avec votre petit père. Répondez gentiment ce beau jeune homme en question vous aime-t-il bien ?

— Non…

— Et vous, mademoiselle, vous l’aimez beaucoup ?…

— Mais, papa, tu me tiens là des discours… Oh ! Je te répète que les messieurs ne s’occupent pas plus de moi que… je ne m’occupe d’eux, nà.

— Ah ! tu le prends sur ce ton ! Tu ne tiens aucun compte de mon amabilité ! Eh bien, alors, mademoiselle, vous obéirez à mes ordres : un de mes bons amis m’a demandé votre main ; je la lui donne.

— Son nom ? Je t’en prie, mon petit père.

— Mirnachon…

— Jamais, papa, jamais !

— … Adjoint, veuf, quatre fois père, mais vingt mille écus de capital…

— Tais-toi, je t’en conjure.

— … Trente-neuf ans, autant dire trente.

— Mais tais-toi je vais tout avouer.

— Ce n’est pas trop tôt ! Et ce rival de Mirnachon est… jeune ?

— Naturellement.

— Beau ?

— Oh ! oui…

— Est-ce que sa fortune ressemble à son plumage ?

— Je ne sais pas.

— Moi, je suis sûr que son nom famille commence par un Z ?

— Non, non, non !

— Serait-ce par un A ? Oh, te voilà aussi rouge que tout à l’heure !… Eh bien, vois-tu, ma chérie, Henri t’aimera. Je le veux.

— Et s’il ne le veut pas, lui ? Ou, s’il ne le peut pas ?

— Allons, ne pleure plus. Il y viendra, te dis-je. J’ai mené à bonne fin des affaires plus difficiles que celle-là. Entre nous, fillette, j’avais bien deviné ton amour pour lui, comme son caprice pour Julia ; car ce n’est qu’un caprice, console-toi, mon enfant. J’ai tenu à m’assurer du fait. Tu comprends que je ne souffrirai jamais que l’homme, qui peut donner le bonheur à ma fille, aille le porter chez la voisine. Cela serait trop bête. Tiens, regarde comme les choses, qui paraissent le plus indifférentes l’une à l’autre, ont une corrélation cachée. Quand deux heures sonneront, le conseil s’ouvrira. Toi, qui as des protections au ciel, prie le bon Dieu pour que la majorité vote comme moi. Tu ne t’en douterais pas : c’est peut-être d’une syllabe que dépend ton avenir.

— Adieu, papa. Je vais parler au bon Dieu.