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Dans l’Ombre (Chincholle)/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 89-98).

VII

FRANCISQUE BABILLE ET SE DÉSHABILLE.

Il est un plus beau spectacle que le spectacle du soleil qui se lève, c’est celui qu’offrent deux hommes, satisfaits, qui se rencontrent ; du choc de leurs joies, jaillit comme un feu d’artifice, ils rayonnent, ils égayent. En les regardant, l’infortuné espère, l’indifférent voudrait que son coeur fût capable de battre. Seuls, les envieux souffrent, mais c’est leur punition. Il y a tant de joies qu’il ne faut pas qu’on envie !

Tenez, Francisque comprend que son oncle a besoin de lui ; il se voit dégagé des huit mille francs qu’il lui doit. M. Jacquin les lui fera probablement payer par quelque petite infamie, mais cela ne l’inquiète pas ; les remords ne sont point gênants dans une conscience large : « Bonjour, mon oncle, que je suis donc aise de t’embrasser !»

M. Jacquin vient de gagner sa cause ; Glouboux, le grand homme du moment se promène en triomphateur dans le village. Que les rats du clocher se lèchent les babines, le centenaire Saint-Pierre est à eux : « Par tous les vices du diable, mon neveu, te voilà un garçon magnifique ! »

Et les deux malins, flairant l’un en l’autre un futur complice, se serrent les mains, se flattent réciproquement, goûtent un plein bonheur auquel ils ne voient pas de nuages. Magrite, la bonne, en soupira :

— Quelle douce chose, fit elle, qu’une famille unie !

L’effusion passée, M. Jacquin reprit son rôle d’homme d’affaires :

— Mon cher Francisque, dit-il, il y a trois ans que je ne t’ai vu ; depuis ce temps-là, ta nature, qui ne promettait rien de bon, est assurément devenue détestable. Je désire la connaître à fond avant de te dire quel motif m’a fait t’appeler ici, afin de voir quel langage je devrai employer pour te le dire. Tu dois être cynique. Je te permets d’éclairer ta confession de tout l’orgueil possible. J’apprécie les vices bien cultivés. Parle.

— Si je n’ai pas mauvaise mémoire, mon cher oncle, ton madère était excellent et, comme tu n’es pas un mauvais parent, cette dive bouteille m’est destinée. J’ai toujours pensé que l’on dit tant de bêtises au Sénat parce qu’on n’y boit que de l’eau… et sucrée encore ! — À ta santé ! — Pour te montrer que je ne suis pas sans jugement, je te communiquerai d’abord, puisque tu n’as pas l’air pressé, une triste idée que je roulais en chemin. La foule est pleine d’admiration pour celui qui ne se lasse pas d’étudier l’homme dans les livres ; elle l’appelle savant et, devant ce mot-là, on ôte son chapeau.

Qu’un garçon né vraiment observateur, qui met la pratique au-dessus de la théorie, veuille apprendre la vie, non sur le papier, mais sur elle-même ; qu’il se mêle aux événements pour mieux les étudier ; qu’il se fasse un devoir de donner une main à la vertu, l’autre au vice pour mieux les comparer, on l’appellera viveur ; puis blasé, s’il parle avec un juste mépris des choses vues ou faites ; puis sceptique, s’il a pour elles la dédaigneuse indifférence qu’elles méritent ; la mère lui refusera sa fille ; le monde lui trouvera l’esprit paradoxal et faux ; ne parlera-t-il pas de choses que la plupart des hommes n’auront jamais remarquées ? Le naturaliste dissèque des plantes, le médecin dissèque des cadavres. On dit les apparences menteuses ; j’ai voulu disséquer la vie intellectuelle et sentimentale. Ah ! l’étude de la vie serait à peu près facile si tous y étaient encouragés par tous. Chacun s’amuse au contraire à tromper son voisin. Telle femme, dont on peut médire sans courir le risque de la calomnier, divague sur la vertu. Telle autre, qui pourrait donner des leçons d’honnêteté, perd son temps à incriminer le vice dont elle n’a pas idée. Reprochez à n’importe quel homme sa position ; il s’en plaignait hier, il est clair qu’il la défendra aujourd’hui. Personne ne travaille à se juger froidement ; la raison est employée à déraisonner sur l’inconnu. C’est ce qui déconcerte le chercheur. S’approche-t-il du puits d’où sort la vérité, vite ! quelqu’un s’élance qui noie la pauvrette ; voilà pourquoi on la peint toujours les jambes dans l’eau ; elle n’a jamais eu le temps de prouver qu’elle ne se termine pas en queue de poisson…

Ne t’endors point, mon oncle ; je désire que tu connaisses la cause, parce que tu verras en moi l’effet.

Las d’être induit en erreur sur la grande route, je me suis alors faufilé dans les petits sentiers. Ce qu’on y voit, tu le sais. Hélas, à force d’y rencontrer de laides gens et de laides choses, on s’imagine, immense danger de la curiosité, que rien n’est beau ! Ils ne déraisonnent pas tant qu’ils en ont l’air, ces gens qui voudraient nous imposer des sciences ou des religions toutes faites. C’est le chemin tracé, qu’il faut suivre !

Il est bordé de préjugés, pavé de mensonges, mais on y voyage plus sûrement, on s’y salit moins surtout que dans les sentiers ombreux où je me suis embourbé.

Puis la corruption a un affreux mirage d’une puissance infernale. On se sent dans le ruisseau, on en compte les horreurs, dont le nombre et l’intensité révoltent. Pourtant l’on reste là, fier de tenir tête au vice et de braver le dégoût, et quand on a ainsi commencé, on finit bientôt par trouver à cette boue des splendeurs.

Ô mon ambition, où m’as-tu mené ! Devenu pauvre, je voulais devenir un Socrate. Diogène d’occasion, je n’ai, par une ignoble vocation, promené ma lanterne que dans les égouts.

Comme, de tirade en tirade, Francisque élargissait l’horizon de son sujet en appréciant le madère de son oncle et que son discours promettait de ne finir qu’avec la bouteille, M. Jacquin jugea bon de l’interrompre. Je l’en remercie.

— Tout cela, mon cher neveu, dit-il, me montre bien dans quelle classe de gens sans foi il m’est permis de te ranger : mais je voudrais connaître au juste ton espèce.

— Eh bien, mon très cher oncle, je suis un beau fils de 52, sceptique et chercheur, et n’ayant point trouvé, peut-être parce que j’ai toujours désiré ne pas trouver. Je suis un désillusionné qui n’ai jamais eu d’illusions et que son mépris pour l’humanité a rendu un parfait égoïste. Je n’aime qu’un homme, qu’un roi, qu’un dieu : moi. Tout le reste des êtres est un ensemble de machines, que je fais manœuvrer à mon plus grand profit. Je ne crains rien ; rien ne me répugne. J’ai un peu pratiqué tout. J’ai éprouvé que l’intrigue et le charlatanisme forment un ménage délicieusement doux ; aussi leur ai-je offert une chambre nuptiale dans mon cœur. Je courbe le dos d’une façon très gracieuse ; je souris agréablement à ceux dont j’ai besoin. L’on me dit souvent que je ne suis pas bête ; je le sais depuis longtemps. Journaliste, car j’ai été aussi journaliste, j’étais recommandé au Siècle par un démocrate, à l’Union par un royaliste, au Constitutionnel par un bonapartiste, partout par moi-même. Artiste, je ne suis ni peintre, ni sculpteur, ni photographe, et je suis un peu tout cela. Je fais un portrait à l’huile lorsque je veux séduire une parvenue ; un buste, s’il s’agit d’une duchesse ; de la photographie, à l’usage des épicières. Je fais même des vers, quand j’ai soif de l’amour d’une tendre vierge. Il n’y a que la musique que je ne peux pas souffrir, mais cela me réussit. Rien ne pose dans le monde comme de dire beaucoup de mal d’une chose aimée de tous. On me trouve un homme fort.

— Et tout cela ne t’a pas rendu riche ?

— Je devrais cent mille francs si l’on avait voulu me les prêter. Heu ! La superbe jeune fille !…

C’était Madeleine qui entrait. Le regard audacieux de Francisque lui fit baisser les yeux.

— Papa, dit-elle timidement, le déjeuner t’attend.

— Comment, s’écria Francisque, elle t’appelle papa ? Alors, c’est ma cousine. Bonjour, Madeleine. Embrassa-moi.

Il parlait si haut et gesticulait tant, que la jeune fille, toute confuse, n’osa plus ni faire un pas, ni dire un mot, ni lever les yeux.

— C’est ton cousin de Paris. Dépêche-toi de l’embrasser, dit brusquement M. Jacquin et va mettre sur la table le cachet vert. Nous déjeunerons dans dix minutes. Cours, mon enfant.

Et, dès qu’elle fut partie, il reprit :

— J’aime ma fille ; il faudra donc que tu ne penses jamais à elle, que tu lui parles le plus rarement possible et qu’elle n’ait pas même de la sympathie pour toi. Suis-je compris ?

— Tu seras obéi, cher oncle ; mais, puisque nous sommes si confiants l’un envers l’autre, ne peux-tu pas m’expliquer enfin le but de mon voyage ?

— Je vais te le faire connaître. Tu as tant de moyens pour te faire aimer que je n’ai pas d’ailleurs à hésiter. Je te présenterai ce soir à une jeune fille qui devra être ta femme dans trois mois.

— Me marier ? Tu te moques…

— Tais-toi ; elle aura deux cent mille francs de dot.

— Jolie sauce ! Le poisson pourra passer…

— Puis, ajouta M. Jacquin en sortant un papier de sa poche, je te rappellerais au besoin ce billet qui est échu et qui a déjà été protesté. On abolira peut-être un jour la prise de corps, mais, tant qu’elle existe et que tu n’as pas le sou, j’ai le droit, mon neveu, de t’envoyer à Clichy. Je sais qu’une pareille menace n’est pas bien effrayante pour les gens de ta sorte ; mais, d’un autre côté, je t’ai dit ce que je veux de toi. Le jour où tu m’auras prouvé que tu aimes mieux me faire plaisir que d’aller à Clichy, je déchirerai ce billet. Est-ce marché conclu ?

— Tope, fit Francisque !

— J’ai faim, reprit M. Jacquin en mettant sa main dans celle de son neveu. Et toi ?

Ils entrèrent dans la salle à manger.