Dans la bruyère/Le Poète dans la Fosse aux Bêtes

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Dans la bruyèreH. Caillères ; Muses Santones (p. 97-100).
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LE POÈTE DANS LA FOSSE AUX BÊTES


À Édouard Beaufils


C’était dans une rue, un soir des anciens temps.
Quelques bourgeois passaient, parlant d’une voix grave
Du budget qui grossit, du vote qu’on entrave,
Sans regarder l’espace et songer au printemps.

Un vent tiède frôlait la terre jeune et blonde ;
Les étoiles déjà s’ouvraient au fond des cieux ;
Et le fleuve, suivant son cours silencieux,
Roulait l’or des reflets dans les plis noirs de l’onde.


Ils vinrent lentement sur les quais obscurcis,
Ces hommes sérieux, inattentifs aux choses :
Le silence écoutait leurs paroles moroses,
Et le destin des dieux pendait à leurs sourcils.

Mais, tandis qu’ils pesaient dans leurs âmes austères
Le redoutable amas des riens et des mots creux,
L’infini de la nuit se déroulait sur eux
Sans amoindrir son calme et troubler ses mystères.

Ils pouvaient abaisser le monde à leur niveau :
Le monde s’en allait dans l’espace sans bornes,
Et versait, ignorant ce troupeau d’êtres mornes,
Ses tranquilles splendeurs à quelque humble cerveau ;

À quelque pâtre errant sur des landes lointaines,
Qui se taisait, pieux, satisfait qu’un oiseau
Se posäât un instant sur un frêle arbrisseau
Et mèêlât sa chanson aux plaintes des fontaines.


Or, voici tout à coup que le ciel se voila :
Et les bourgeois montraientdu doigt un homme sombre,
Qui rôdait à pas lents, le front courbé vers l’ombre,
Comme s’il eût voulu sonder tout l’au delà.

Pâli par le travail et par ses âpres fièvres,
Îl suivait un poème immense et radieux ;
Il avait du soleil dans l’azur de ses yeux,
Et la pensée errait sur le bord de ses lèvres.

Les bourgeois effarés regardaient de travers
Cet homme au front penchant, à l’allure distraite.
— C’est un voleur, dit l’un ; appelez : qu’on l’arrête !
— Ce n’est qu’un pauvre fou, dit l’autre : il fait des vers !

Un sourire passa sur leurs lèvres pincées,
Un sourire cruel, ironique, infernal,

Derrière cet esprit, dédaigneux du banal,
Qui, commeeux dans lanuit, marchait dans ses pensées ;

Tels on voit se troubler les grands fauves hagards,
Quand, défiant soudain leur rage stupéfaite,
Dans la fosse sanglante entre un calme prophète
Dont le rayonnement éblouit les regards.

— Il fait des vers ! voyez : cet homme est un poète ! —
Mais, tandis qu’ils riaient, enlaidis et méchants,
Le rêveur s’en alla rêver à travers champs,
Mêlant la paix du soir à son âme inquiète.

Et les astres d’argent du grand firmament bleu,
Les arbres, les roseaux, les moissons de la plaine,
Tout l’espace infini retenait son haleine,
Pour écouter cet homme en qui vivait un Dieu.