Dans la bruyère/Tristesse du Soir

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Dans la bruyèreH. Caillères ; Muses Santones (p. 66-72).

TRISTESSE DU SOIR


À Louis Tiercelin


La tristesse du soir dans la lande bretonne
M’enveloppe ; et j’ai peur quand un maigre bouleau
Balance çà et là son spectre monotone,
Jetant un frisson noir sur la torpeur de l’eau.

Dans l’ombre, au ras du sol, les carrières ouvertes,
Gouffres mystérieux, luisent sinistrement ;
Le vent d’automne semble, en leurs profondeurs vertes,
Rouler des astres d’or tombés du firmament.


Le silence est profond ; et la lune pâlie
Allonge sous mes pas les ombres des menhirs ;
Et, mêlant ma pensée à sa mélancolie,
J’écoute au fond des temps la voix des souvenirs.

Le frisson de la mort en mon cœur s’insinue :
Combien d’hommes sont là, couchés dans leurs tombeaux,
Qui, devinant la terre hostile à leur venue,
Rêvaient d’amours sans fin sous des cieux toujours beaux.

Et le sol de granit qui semble mort lui-même,
Car jamais sur ses flancs nul épi n’a poussé,
Comme un horrible aveu d’impuissance suprême,
D’une moisson de rocs est partout hérissé.

Un découragement sans bornes me torture :
Sur ce sol bossué, menaçant, triste et nu,
On sent les grands efforts qu’a tentés la nature
Pour donner une forme à son rève inconnu.


On songe avec terreur aux millions de races
Qui luttèrent un jour et furent, comme nous,
Sans voir plus de lumière et laisser plus de traces,
Un troupeau de rêveurs vivant sur les genoux.

La vie est immuable au sein de la souffrance.
À quoi cela sert-il d’exister un moment ?
Ces hommes ont vécu dans leur vaste espérance
Sans troubler d’un vain bruit la paix du ciel dormant.

Là-haut, la voûte d’or s’arrondit sur l’abîme :
Mais c’est de l’air sans fin peuplé d’astres errants ;
Et si l’humanité poussait un cri sublime,
Il n’arriverait pas aux dieux indifférents.

Nous vivons, nous passons : et nul ne s’inquiète
De cet être sorti des fanges du chaos,
Qui, s’écoutant parler sur la terre muette,
Prit pour la voix d’un Dieu le soupir des échos.


Un jour, ce Dieu lointain descendit sur la terre :
Peut-être que son œuvre était son seul remord !
Pour délivrer du mal le globe solitaire
Il subit un instant la honte de la mort.

La divine douleur n’a pas été féconde :
Jésus parlait d’aimer, d’espérer, de souffrir,
Mais ses cris en tombant dans l’abime du monde
Ont précisé nos maux sans pouvoir les guérir.

Quelques rêveurs s’en vont les yeux sur les étoiles :
Or, ces mondes lointains ont aussi leurs mortels,
Qui, cherchant comme nous l’absolu sous ses voiles,
À leur rêve céleste élèvent des autels.


Si sous le joug du mal ils ont courbé la tête,
A-t-il fallu que Dieu, volontaire martyr,
Allât porter sa croix de planète en planète,
Épanchant à jamais le sang du repentir ?

La terre n’est qu’un point dans l’insondable espace :
Et le soleil levant en son royal dédain
N’est plus, à nos regards, le grand flambeau qui passe
Sur l’immuable paix d’un terrestre jardin.

C’est un monde. Et plus haut que lui, plus haut encore,
D’autres mondes, portant d’autres humanités,
Versent au fond des nuits une éternelle aurore
Et roulent dans l’éther sur des flots de clartés.

La science agrandit l’œuvre des sept journées :
Sans bornes comme Dieu l’univers est compris ;
Mais celui qui créa ses blêmes destinées
Se dérobe toujours à nos regards surpris.


Nul calcul ne résout cet effrayant problème :
Et l’inconnu divin, élargissant les cieux,
Aux cœurs les plus glacés donne un espoir suprême,
Et met tout l’au-delà dans le rêve des yeux.

Il ne nous suffit pas de vivre de la vie,
De boire à notre soif et de rire au soleil :
Par moment nous sentons l’irrésistible envie
De voler moins pesants dans l’azur plus vermeil.

Oui, l’infini me hante et luit sous ma prunelle,
Je contemple en pleurant les célestes sommets,
Dans l’espoir insensé que l’aurore éternelle
Va remplir mes regards assouvis à jamais.

Je pleure sur ton sein, terre robuste et sombre,
Où tant d’enfantements douloureux sont gravés,
Tous les espoirs défunts et les cultes sans nombre
Que, depuis vingt mille ans, les hommes ont rèvés ;


Et, fils croyant encor d’une race mystique,
Ainsi que mes aïeux du temps primordial,
Je m’accoude en rêvant sur les rocs d’Armorique
Et je jette un grand cri vers un vague Idéal.

Aux sombres profondeurs du rêve et du mystère,
Pleines d’un poudroiement de planètes en feu,
Je sens quelqu’un de bon qui veille sur la terre,
Et j’écoute à genoux battre le cœur de Dieu.