Dante n’avait rien vu/À El Bordj, Sidi-Bouhalal et autres lieux

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Albin Michel (p. 77-88).

À El-Bordj, Sidi-Bouhalal et autres lieux

Au camp de Dahara, ce matin, tout était gai. Il arrivait aux détenus une étonnante chose, ils couraient après le premier passant pour la lui apprendre :

— Maintenant on mange bien, on n’est plus maltraité, on travaille !

Cent quatre-vingt-huit hommes formaient ce camp.

— Et il n’y a que deux malades. Quand ils ont dit : « Je suis malade », on ne les a pas assommés, on les a fait coucher, oui, monsieur ! Ah ! nous n’avons plus à nous plaindre, au contraire.

Les Arabes ont retrouvé le paradis vert de Mahomet.

— Y a bon, oui, monsieur, maintenant bien manger, bien coucher, y a café, bon sergent, pas dispute, travail, c’est tout.

Trois hommes étaient punis ; deux avaient un dix-huit, l’autre un vingt-neuf (jours de cellule).

On alla les voir.

— Aviez-vous mérité votre punition ?

— Je ne l’avais pas volée, dit l’un.

Celui-là avait renversé intentionnellement la gamelle d’un camarade : le camarade resta le ventre vide. Les deux autres « en avaient fait à leur tête ».

— Comme leur conduite est bonne, ils n’accompliront pas leur peine jusqu’au bout, fit le sergent.

— Merci ! sergent Flandrin.

Ils ne disent jamais le nom du sergent. Dans ce cas ils tenaient à marquer que ce n’était pas à un sergent, mais au sergent Flandrin que s’adressait le merci.

Je demande au sergent :

— Avez-vous du mal pour les conduire ?

— J’obtiens d’eux ce que je veux.

— Vous êtes ici depuis longtemps ?

— Deux mois.

Deux mois de bon traitement avaient transformé l’esprit du camp. Il semblait aux détenus qu’ils venaient de sortir de « ce milieu amer et plein de vices immondes ». « On est toujours dans la peine, me dit l’un, mais cette fois la peine est propre. » Un autre se réjouissait si franchement de son nouveau sort que je le crus à la veille de sa libération.

— Oh ! non ! dit-il, j’en ai encore pour treize ans !

Une nouvelle troublait pourtant les hommes : le sergent Flandrin arrivait au bout de son temps. Il allait rentrer dans la vie civile.

— Qui le remplacera ? Pourvu que les jours d’El-Bordj ne reviennent pas ?

Ni ceux de Sidi-Bouhalal.



Hier, j’avais aperçu de la route une espèce de sinistre relais au flanc d’une montagne. C’était à l’horizon, la seule révélation qu’un jour des hommes fussent passés par-là. Maintenant, les maisons de boue s’écroulaient. Le lieu était abandonné. Le soir, en revenant, je n’y vis même pas les yeux d’un oiseau de nuit. C’était El-Bordj.

Rochon dit :

— À El-Bordj, il y avait un four à chaux. C’est là que l’adjudant M… (l’adjudant d’acier de Dar-Bel-Hamrit) nous mettait quand nous étions malades. Ensuite, par le haut, il nous versait de l’eau froide sur la tête. Puis il nous laissait toute la journée au fond du four, sans manger.

Mais un détenu à lunettes interrompt :

— Il avait une autre invention… Il faisait aussi porter le malade dans la fosse d’aisances, en plein soleil. Le malheureux demeurait là-dedans toute la journée, et, à midi, l’adjudant lui envoyait à la place de sa gamelle, une dose d’ipéca. C’était moi l’infirmier.

— Laisse-moi parler, fait Rochon. D’autres fois, les malades restaient au garde-à-vous, au milieu de la cour, sept ou huit heures de suite. Quand l’adjudant passait près d’eux, il leur crachait au visage et leur donnait des coups de matraque, le sang sortait par la bouche ou par le nez. « Quand vous viendrez vous faire « porter malades », nous disait-il, vous tiendrez votre tête à la main, comme un saint de l’histoire, autrement vous serez punis. »

— Laisse-moi dire, fait l’infirmier, j’en ai vu plus que toi grâce à ma place. Ainsi, l’Arabe El Hadi. Il n’est pas reconnu malade. On le traîne au chantier. Là, il ne peut faire son travail, et lâche sa pioche. Alors, on le met sur le bord de la route, la tête en bas, les pieds sur un tas de cailloux et un parpaing, une large pierre plate, sur le ventre. Il reste au soleil toute la journée. Il demande à boire. À un moment, on lui apporte une gamelle, il croit que c’est de l’eau il boit. C’est du sel fondu. Le soir, on le ramène au camp dans une brouette. Je veux commencer à le soigner. Le pouls ne battait déjà plus. Une demi-heure après, il était mort ― il avait, a-t-on dit, mangé de mauvais champignons au cours de la journée !

Un colosse arabe, qui du bout de sa pioche fait voler des éclats de terre, s’arrête soudain de travailler et, coupant la parole à deux ou trois :

— Moi, Ben Hammed, matricule 807, j’ai à dire aussi sur El-Bordj. Moi, j’avais un chef, sergent B…, qui crevait ma peau de coups de cravache. « Crève, sale tronc de figuier », disait-il. Moi, travailler tout le jour et moi pas d’eau, pas manger, pas rien. Il me faisait mettre un caillou dans la main, fermer la main et avec sa cravache : rhein ! rhein ! dessus. Comment que ça se fait, moussieu ?

— Et moi, inscrivez bien mon nom.

C’était un tout petit, un pégriot.

— Je vais vous apprendre la fin du détenu Martin qui se prit de querelle avec le sergent T…, à la portion centrale. Alors le sergent lui dit : « Si tu tombes dans mon détachement ton affaire est faite. » Il y tomba c’était au camp Bruyant. Cellule, manche de pioche sur le dos ; enfin, un matin, vers neuf heures, Martin ne tenant plus debout, prononce la phrase fatale. Il dit : « Je suis malade, je ne puis plus travailler. » Le sergent le prend, le pousse au fond d’un petit ravin, mais il réfléchit et lui dit : « Viens avec moi. » C’est à ce moment que tous deux passèrent près du sergent G… Et le sergent T… dit à son collègue : « On va encore se débarrasser de celui-ci. » Le sergent T… emmena le détenu derrière les éribas et le roua de coups si bien placés que le camarade resta inanimé. Le sergent nous appela et dit à deux d’entre nous : « Remontez-le au camp. » Nous l’avons remonté. Il est mort le lendemain matin, sous le marabout, sans parler.

— Moi aussi, j’ai à dire sur El-Bordj.

— Parlez.

— Je m’appelle Cornil, je me suis rebiffé. Voici ce qui s’est passé. Je suis piqué par un scorpion. Je le fais constater par le sergent G… Il me répond : « Crève ! ». La piqûre était venimeuse, la fièvre me prend. Je perds la tête, je refuse d’aller au travail. Je dis à l’adjudant S… : « Faites-moi passer en conseil de guerre, je préfère n’importe quelle peine, la réclusion, les travaux forcés à ce que l’on me fait subir ici. » L’adjudant lève sa cravache pour me frapper. Je recule d’un pas et, décidé à tout, je lui dis : « Crevé pour crevé, si vous me touchez, je vous rentre dedans jusqu’à mon dernier souffle. » Il laissa retomber sa cravache, me conduisit en cellule et me dit : « Tu veux passer le falot (aller au conseil de guerre). Ce n’est pas mon idée à moi, je t’aurai sur place. »

« Enfin, me voici au tombeau sous le marabout. Il y faisait une grosse chaleur de désert. Là, je trouve quelques camarades qui avaient plutôt l’air d’être de l’autre monde. La vie me semblait insupportable. À tout prix, je voulais le conseil de guerre pour échapper à mes ennemis sans cœur. Je me procure une cuiller coupante et lacère le marabout. L’adjudant arrive et demande : « Qui a fait ça ? » Je sors et réponds : « C’est moi. » Il me dit : « Ton affaire est faite. » Et il s’en va.

« Demandez maintenant au sergent Flandrin si je ne suis pas bon détenu et bon travailleur, et voyez l’état d’exaspération où l’on nous mettait.

« Une demi-heure après, le sergent M… m’appelle : « Sors, me dit-il, l’adjudant te demande.» Je sors en toute confiance, et je tombe dans un guet-apens. L’adjudant que je ne pouvais pas encore voir, m’envoie dans le dos un formidable coup de manche de pioche. Je veux riposter mais j’avais les reins brisés comme un chat et je reste sur le sol. Aussitôt, l’adjudant me saute dessus et n’écrase sous ses talons. J’étais dès lors impuissant. Il me fait transporter sous le marabout, me met les fers aux pieds et aux mains, relie les deux appareils par une corde savonnée, c’est ce que nous appelons la crapaudine, et il me laisse ainsi pendant six heures dans une position tellement torturante que je crus casser ma pipe. Enfin, deux jours après, comme malgré ses coups je me cramponnais à ce monde, il m’envoya au conseil de guerre, en recommandant aux deux Sénégalais qui m’accompagnaient de me tuer si je n’allais pas droit. Il me lança sur la route sans une goutte d’eau. C’est la dernière torture qu’il me fit. J’ai attrapé deux ans de rabiot. Voilà ce que me valut une piqûre de scorpion. C’est là, monsieur, la grande vérité. »



Maintenant, tous parlaient à la fois :

— On était plus mal traités que les chiens des Chleuhs.

— À Sidi-Bouhalal, le sergent F… nous montrait sa canne toute la journée et nous disait : « Vous voyez ma canne, regardez-la bien, vous deviendrez gras comme elle ! »

— Moi, Pauliac, pour échapper aux châtiments, je me suis accusé d’un vol que je n’avais pas commis, un vol de deux bouteilles de vin. Et je suis allé au conseil. J’ai attrapé un an de plus, mais cela valait mieux que tant de coups de bâton.

— Le sergent P… nous faisait servir nos gamelles et les mettait à terre. Il appelait son chien. « Allez à la corvée, nous disait-il, vous n’avez rien à craindre, le chien gardera les gamelles. » Quand, la corvée finie, nous revenions vers notre malheureuse soupe, le chien l’avait mangée.

— Et le sergent allemand L… ?

Parfois le corps de la justice militaire manque de bras, il demande des auxiliaires. C’est ainsi que de la légion étrangère arrivent des sergents allemands.

— Le sergent allemand m’ayant assommé de la poignée de son revolver m’attacha à la crapaudine et me mit la tête au-dessus de la tinette. Puis il partit. Le soir, le sergent-major me détacha. L’Allemand rentra du chantier. Il passa sa sale gueule par l’ouverture du marabout et me demanda : « Tu n’es pas encore créfé, zalopard ? » Puis, voyant que j’étais détaché, il me reficela. Je suis resté en crapaud jusqu’au lendemain matin. Il me faisait payer Verdun.

— Au four à chaux, il nous obligeait à prendre les pierres brûlantes avec nos mains. Et il « charriait » par-dessus le marché : « Les sacs, nous disait-il, sont pour la batrie ! ils sont trop chers pour vous, zalopards ! »

— Et les trousseaux de clefs lancés sur nous comme par une fronde.

— C’est de là que nous avons rapporté tous nos « bouzillages ».

— Et l’Allemand qui me disait : « Montre-moi ton dos. » Je me tournais. « Courbe-toi ! » Je me courbais. Alors il profitait de ma triste position et m’envoyait, d’un grand coup de pied, le nez contre terre. « Viens ici, tourne-toi. » Je me tournais. « Courbe-toi. » Je me courbais et il recommençait tant que ça l’amusait.

— C’est comme l’adjudant M… qui arrivait sur le bout de ses souliers, pour mieux nous surprendre. Il nous envoyait un coup de pied dans les fesses. Il fallait saluer sur-le-champ. Il était content, sinon c’était un dix-huit ou un vingt-neuf !

— El-Bordj, Sidi-Bouhalal, M’mrit, ah ! quel temps !

Ils réfléchissent. Ces visions repassent devant leurs yeux.

— Mais aussi, dit le 633, quand tout cela sera fini, si nous sommes sur le quai de Marseille le jour où le capitaine Étienne et le sergent Flandrin débarqueront pour aller voir leur mère, nous porterons bien volontiers leurs bagages à l’œil jusqu’à la gare Saint-Charles. Pas, les copains ?