Dante n’avait rien vu/Le Marabout des Douleurs

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Albin Michel (p. 89-99).

Le Marabout des Douleurs

La vie des sous-officiers de la justice militaire n’est pas folâtre, c’est entendu ; les psychologistes pourraient peut-être même pousser là une étude de l’homme pris dans ce qui lui reste de profondément animal. Les actes cruels qui marquent la carrière de beaucoup de sergents surveillants sont moins le résultat d’une décision de l’esprit que la conséquence naturelle d’une brutalité qui se croit des droits et se donne des devoirs.

L’un de ces chaouchs, blâmé par un capitaine, resta d’abord tout court. La base de son savoir croulait sous lui : « Je pensais que c’était ainsi qu’il fallait procéder » répondit-il sincèrement.

Ces gens ne croient pas mal faire. Il en est de très inhumains qui sont bons pères de famille. Pour eux la société les a mis là comme un bras qui frappe. Ils auraient l’impression de trahir leur rôle et de voler leur maigre solde s’ils agissaient autrement.

Alors, pourquoi choisir les surveillants parmi des hommes d’une mentalité si élémentaire ? C’est que les esprits éclairés trouvent des carrières plus lucratives et que les saints ne courent pas les rues.

D’ailleurs, on ne les choisit pas. On prend ce qui se présente.

Qu’on leur impose une ligne de conduite, dira-t-on.

On le fait dans quelques pénitenciers. On le néglige ailleurs.

Les capitaines commandants d’établissement ne sont pas des professionnels de la justice. On leur donne un pénitencier comme une compagnie. Jugez de l’effarement de certains en tombant dans ce cloaque.

S’il en est qui s’intéressent à la tâche qui leur échoit, d’autres ne font qu’expédier les affaires courantes, d’autres même…

De plus, les capitaines passent et les sergents demeurent.

Un capitaine, ayant étudié son monstre, crut avoir découvert la source de tout le mal ; il rédigea la note circulaire 39.

Ne pas tutoyer les détenus.

Ne jamais leur faire d’observation dans la chaleur de l’emportement ;

S’exercer à attendre le retour au calme ;

Ne pas les réprimander en criant, ni sur un ton d’interrogation qui incite à la riposte ;

Les chefs de détachement ne transmettront jamais une punition pour réponse sans s’être assurés personnellement que ces principes ont été observés ;

Craindre comme le feu d’avoir quelque chose à la main dont on puisse être tenté de se servir (canne, bâton, cravache, etc.) ;

Ne jamais, sans nécessité, s’approcher nez à nez du détenu.

Justes remarques, mais folle joie ! Nous voulons parler de la joie qui s’empara de la rate des vieux sergents de la maison. On peut dresser des recrues, on ne réforme pas des vieux de la vieille.

Et puis, il y a le vin.



C’est ainsi qu’ils étaient six sergents : le sergent C…, le sergent R…, le sergent V…, le sergent Gla, le sergent Ger, le sergent Géo. C’étaient six bons copains qui n’avaient pas beaucoup de distractions. Pourquoi étaient-ils dans le bled, au milieu de pègres, à écouter, les soirs, crier les chiens errants plutôt qu’assis à une bonne table d’un nostalgique café chantant, en une vieille ville de garnison ? Oui dà ! Pourquoi ? Regrets, cafard, vie bien amère !

Tout cela était la faute des « salopards ». Pas de salopards, pas de détachement. Coucher dans des baraques dont les planches ne se rejoignent pas et recevoir ainsi, quand on croit être chez soi, l’hiver le froid des nuits et l’été le sable du simoun, et gagner quoi ? Dix sous par jour de supplément ! Non et non, cela ne saurait adoucir le caractère.

Quant à la pègre ! Ah ! jamais sans nécessité s’approcher nez à nez de ces oiseaux-là ! Ce serait du propre ! Qu’il vienne les garder, le capitaine, s’il les aime tant ! Quand ils auront joué deux ou trois fois sa vie aux cartes, il en reviendra.

— Eh ! là-bas ! Vous ? qu’est-ce que vous f… là au milieu de la cour ?

— Je vais à l’infirmerie.

— Approche ici… As-tu entendu ?… Approche ici ! Tu es malade aussi, toi, peut-être ?

— Non, sergent…

— Tu n’es pas malade et tu vas à l’infirmerie ? Ça vaut un dix-huit… Fiche le camp en cellule.

— Je préfère un vingt-neuf, fait l’homme narquois.

— Je te ferai crever. Si tu sors d’ici vivant, je veux rendre mes galons. Vas-tu aller en cellule ou veux-tu que je t’y conduise ?

— De quel côté qu’elle se trouve, la cellule, sergent ?

— Du côté de mon pied, saligaud ! Ah ! tu veux que je t’y conduise ? Rran ! Veux-tu marcher, pourriture ? Rran ! Et il y a les fers au bout ! Et regarde celui-ci (il lui montre le Sénégalais perché comme un grand échassier noir, sur un mirador qui domine le camp). Si tu fais vingt pas hors des éribas, tu peux préparer ta lettre de faire-part…

Tout cela donne soif. Le vin est bon et pas cher. Le sergent va boire un coup.



Dans un détachement de cent-vingt détenus, on peut compter une vingtaine d’hommes à l’instinct monstrueux. Puisqu’il est des personnes qui n’aiment pas que l’on parle de criminel-né, disons que ces hommes, un jour, ont trouvé le crime, ramassé et bien serré contre leur cœur. S’ils n’étaient dans les pénitenciers militaires, ils seraient à Clairvaux. Les cent autres sont des délinquants de l’armée.

Les plus mauvais cœurs ne sont pas les plus mauvaises têtes. C’est souvent le contraire. L’homme crapule ne se lance pas à l’aventure, il combine ses coups. Ce n’est pas lui, généralement, qui attire la foudre toujours prête des sergents ; c’est l’autre qui, soudain, se dresse et reçoit la décharge. Les moins coupables sont souvent les plus punis. Quand on abat des noix, on ne regarde pas où l’on frappe.



Les six sergents de ce camp-là, tous les soirs, après la soupe, se rendaient au marabout disciplinaire. C’était un rite. Il faisait chaud, le vin était bon. Le désir les prenait de visiter leurs « préférés ».

Ils trouvaient les uns aux fers, les autres libres de leurs membres.

— Tiens ! Viens ici, toi ; on va te dégourdir les jambes. Prends cette brouette et tourne en courant autour de la cour. Enlève ta veste, enlève ta chemise et passe à ma portée.

Chaque fois que, l’homme à la brouette arrivait sous la main du sergent, le sergent lui cinglait le torse de sa cravache. L’homme, pour éviter le coup, opérait, tout en courant, un mouvement brusque du buste. C’est ainsi qu’il tomba au quatrième tour sur sa brouette et se démit l’épaule. Opportune fracture ! Le capitaine ― le capitaine qui n’expédie pas seulement les affaires courantes ― grâce à elle, après rudes enquêtes, découvrit le manège. Le sergent fut rendu à la vie civile.

— Tiens ! viens ici, dit à son tour le sergent Géo au détenu 11.446.

Le détenu qui connaît le rite, sort du marabout et saute sur le sergent. Le pugilat entre ces deux hommes, dont l’un est ivre et l’autre en fureur est sans quartier.

— À moi ! crie le sergent.

Les huit Sénégalais accourent. Le gradé est retiré des griffes de 11.446. On apporte les fers. Voilà l’homme immobilisé.

— Attends ! lui disent les six sergents.

Avec de la braise, 11.446 est brûlé au nez et aux talons. Quant à la fourchette qu’ils lui introduisirent dans la bouche, les avis sont partagés. Les uns disent que c’était pour l’étrangler, d’autres, pour lui arracher des dents…

Belles soirées au soleil couchant !

Le lendemain, après boire, les sergents revenaient. Ils jetaient de l’eau à la figure d’un détenu immobilisé par les fers. Ils saupoudraient ensuite avec du sucre en poudre. C’était pour les mouches, qui avaient bien mérité leur petit dessert !

— Vous seriez monté ici voilà seulement dix mois, personne n’aurait osé vous parler, dit un homme.

— Parce que le soir même, dit un autre, il aurait vu les étoiles pour la dernière fois.

Quelqu’un leva le doigt comme à l’école.

— Dites.

— Souvent les sergents rassemblaient la garde, et même une partie du détachement. Ils demandaient : lesquels de vous ont envie de cracher ? Ils les faisaient défiler devant un « salopard » et l’homme prenait tout. Deux fois la garde a refusé ; les détenus étaient obligés d’obéir. Et parfois, ce n’était pas seulement l’envie de cracher qu’exigeaient les chefs. Un camarade en est mort.



Alors, un timide dont la casquette avait une bien grande visière, s’approcha de moi, une « dame » à la main.

— Je voudrais, dit-il, vous raconter un petit épisode personnel, du temps du marabout.

— On l’appelait le marabout des douleurs, fait un voisin.

— Le sergent me dit : « Mettez-vous tout nu. » On me couche sur les éribas, puis on me danse dessus. Après, ce fut les fers. Les éribas m’avaient valu des plaies : « Je vais te guérir, attends ! » Et il me passe de la teinture d’iode sur les plaies. Je criais comme un enfant. « Attends ! » dit-il encore. Il prend une touffe d’éribas, l’arrange en rond et la met sur ma tête, sans toutefois l’enfoncer.

— Maintenant, avec ta couronne d’épines, tu es comme Jésus-Christ, dit-il, et moi, ici, je suis le bon Dieu… Je suis resté sept jours en cellule. Pendant sept jours il m’a refusé de l’eau. Un jour, il m’apporta un demi-quart d’eau qu’il avait fait chauffer au soleil. Tous les soirs, les six sergents venaient.

— Alors, vous n’êtes pas encore mort ? me demandaient-ils.

« Tantôt ils me disaient tu, tantôt ils me disaient vous.

— Non sergents, mais donnez-moi à boire, par pitié !

— Appelle Moulana (le bon Dieu arabe), il fera pleuvoir.

« Je croyais qu’ils voulaient dire qu’alors ils me donneraient de l’eau. Et j’appelais : « Moulana ! Moulana ! ».

— Eh bien ! tu vois. Moulana ne veut pas t’envoyer de l’eau. Qu’est-ce que tu lui as donc fait ?

« Le lendemain ils sont revenus. Ils étaient ivres, bien entendu.

— Donnez-moi à boire, par pitié ! à boire !

— Eh bien ! chante.

« Je me mis à chanter :


Maman les p’tits bateaux…
Qui vont sur l’eau
Ont-ils des jambes…


« J’avais la gorge brûlante.

— Chante encore.


Maman les p’tits bateaux…


« Ils ne m’ont pas donné à boire.

« Ils ont applaudi, puis ils sont partis.