Dante n’avait rien vu/Les « Caïds »
Les « Caïds »
— Moi ? Je n’ai rien à dire. Je ne vous connais pas et ne veux pas vous connaître.
C’était un jeune colosse que l’on imaginait tout de suite capable d’aller à un sixième étage livrer un piano sur son dos.
Il secouait la tête à la manière d’un chien qui sort de l’eau et répétait : « Rien à dire. N’vous connais pas ! M’fous de tout le monde… »
C’était mon premier « caïd ». Je l’ai rencontré là-haut, à la frontière du Rif, où l’on entend le canon. Le canon des Français ? Le canon des Espagnols ? Les deux. Le colosse comptait à la section spéciale du 1er bataillon d’Afrique, à Ouezzan.
Il avait d’abord été « joyeux », puis « pègre ». Ses deux ans de travaux publics achevés, il remonta au bataillon finir son temps. Je dis « finir » par respect de l’expression consacrée. Il était de ceux qui ne finissent pas leur temps. À sa seconde arrivée au bataillon, il ne devait plus que deux cent quatorze jours. Il y avait cinq mois de cela. Ne faites pas la soustraction, vous n’êtes pas de force. Ici, voici ce que donne l’opération : « J’avais 214 jours à faire, j’en ai fait 153, il m’en reste 696. »
— C’est de la sorte que vous recevez un civil qui vient vous voir ?
— Je n’ai personne à recevoir.
L’homme portait le joli nom de Mère.
Le « caïd » est l’homme qui impose sa loi à ses camarades. Quand le sergent se couche, le caïd se lève. Ainsi la peine des camarades ne chôme pas et l’unité de leur vie est assurée.
Le « caïd » n’est pas forcément un costaud. Il est des détenus costauds qui ont des « caïds » malingres. L’un règne par ses biceps, l’autre par son habileté. C’est tantôt l’impôt de la force, tantôt l’impôt de la ruse. Chacun s’y soumet. Le détenu ne résiste pas davantage à son « caïd » qu’à son sergent.
L’un et l’autre forment les anneaux alternés de sa chaîne.
Quand un détenu reçoit un colis de sa famille, il le porte d’abord au « caïd ». Le « caïd » choisit et abandonne ce qui ne lui plaît pas. Dans les bataillons, lors des distributions de vin, le « caïd » place le baquet à côté de lui et sert les autres de sa main. Ce qui reste lui appartient ; il le boira ou le vendra. Le tabac de chacun est le tabac du « caïd ». En donnant du tabac au « caïd », le pégriot ne lui fait pas une grâce, il lui paie une redevance.
Il y a des « caïds » aux bataillons d’Afrique, aux sections spéciales, aux pénitenciers. Le nombre de leurs sujets est variable. Des chambrées comptent deux « caïds », d’autres quatre. Quand un « caïd » perd de son prestige, son peuple, petit à petit, passe sous le joug d’un plus fort.
Pour ne pas déchoir, un « caïd » ira jusqu’au crime. Autant que les plus grands, il a senti que tout n’était pas fini quand on a atteint le pouvoir, mais que le redoutable était de le conserver. Alors il s’improvise chroniqueur de sa propre vie. Il invente son histoire. Tel, qui n’aura pour blason qu’un vol sans envergure, sortira son couteau et dira : « C’est fine lame, il en est à sa cinquième boutonnière. » Il ajoutera : « La sixième est pour celui qui en doute. »
Cependant, il a su éviter l’écueil du rôle. Un « caïd » est dispensé de crâner devant les sergents. Un vrai chef ne se découvre pas. Il est admis par le troupeau que le masque est un instrument indispensable à sa mission. De son hypocrisie il fait une stratégie. La « terreur » du marabout est au garde à vous devant un galon.
Des conflits éclatent entre « caïds ». On entend : « De nous deux quel est le vrai détenu ? J’ai des antécédents, des tatouages, et encore huit ans ; toi, dans deux ans, tu seras déjà civil. »
Un homme de pénitencier est parfois envoyé dans une prison militaire. C’est pour y être mis à l’isolement. Sa peine d’isolement terminée, on l’entend dire à l’agent principal :
— J’étais « caïd », mon adjudant. Ne me renvoyez pas au même pénitencier. Si je retourne à Bossuet, j’ai une réputation à soutenir. Ma place est prise, je devrai la reconquérir. Il y va de mon honneur. Pour m’imposer, je jouerai ma tête. J’ai réfléchi dans le silence. Je veux sortir de là. Envoyez-moi à Orléansville.
On le renvoie à Bossuet.
Le « caïd » préside le tribunal secret…
C’est la nuit, dans une baraque. Depuis plusieurs jours déjà, le doute plane sur un « mouton » de la bergerie. Un homme a commis le crime de mouchardage. Les soupçons se sont resserrés, l’enquête a abouti. On tient le coupable. C’est la nuit. Les membres du tribunal, feux éteints, sont couchés. Ils ne dorment pas, ils attendent la ronde, car, tout à l’heure, quand elle sera passée, le moment viendra. La ronde tarde ce soir. Enfin la lanterne du sergent brille à hauteur des lits. Personne n’ouvre l’œil. Le sergent sort et referme la porte sur lui. Maintenant tout est noir dans la baraque.
Mais le « caïd » s’est levé. Il gagne à tâtons le fond de la chambrée. Il prête l’oreille. Silence partout. Alors le « caïd » siffle en veilleuse. Il allume une bougie ; il a même pensé au petit manchon de toile qui emprisonnera la lumière. Pieds nus, sept ou huit hommes avancent maintenant entre les deux rangées de lits.
Les voici réunis. Ils sont à genoux et en chemise. Avec leur tête rasée, on dirait des condamnés qui, bientôt auront la corde au cou. Ce sont des juges.
À voix basse, le « caïd » demande : « Nous sommes d’accord ? C’est bien Millière ? »
À voix basse, et un par un, chacun répond :
— Millière, oui. Millière, oui. Millière, oui.
Millière est couché dans la même baraque. Il dort ou ne dort pas. Cela n’a pas d’importance il ne sera pas convoqué.
Le tribunal est fixé. Il n’a plus qu’à délibérer.
Il arrive qu’un ami de Millière soit parmi les juges. À son tour de parole il tente, toujours à voix basse et en chemise, d’exposer les circonstances atténuantes, mais si le « caïd » dit : « Ici. c’est moi qui commande », l’ami rentre dans le rang.
Le tribunal ne se dérange que pour la peine de mort. La sentence étant prononcée d’avance, toute délibération serait donc inutile. S’ils délibèrent, c’est qu’ils ont toujours vu faire de la sorte. La peine de mort est prononcée.
Les cartes désigneront l’estafier. Le « caïd » est en dehors de la partie. L’exécution aura lieu dans la semaine qui suivra. L’exécution a toujours lieu.
Millière, de son métier de civil, était brocanteur. Dans la baraque, le soir du jugement, il veillait.
— J’ai quatre enfants, me dit-il…
C’est un mois plus tard que, rôdant parmi les souterrains de la prison militaire d’Alger, je découvris Millière. En cette prison, je vis tout ce que je voulus voir. Par une étrange confusion, dont j’étais innocent, on m’avait pris pour un député. « Oui, monsieur le député. Non ! monsieur le député », etc., etc. J’eusse accepté du même front que l’on m’appelât « Monsieur le président du conseil » !
— La dernière fois que je les ai embrassés, c’est à Lille. Ma femme me les a apportés à la prison. Et je vous le dis franchement, je voudrais bien les revoir. Maintenant c’est plus douteux. Vous allez comprendre ma situation.
» Le lendemain du tribunal secret, le copain que j’avais dans le jury m’avertit de la décision. Je m’en doutais. Il me désigna le camarade qui devait m’exécuter. Je n’avais plus de temps à perdre. Il me fallait sortir du pénitencier avant quatre jours. Alors, je suis entré dans le baraquement, je me suis mis à poil et j’ai lacéré mes effets. C’était l’envoi au conseil de guerre. Je m’en « mettais » ainsi pour deux ans de plus. Cela valait mieux que la mort, n’est-ce pas ?
Ma combine a réussi. Le soir même je quittais le baraquement pour le tombeau. J’étais à l’abri. Au bout de huit jours on m’a fait prendre le train pour Alger. J’ai passé le conseil. J’ai eu mes deux ans. Eh bien ! c’est comme si je n’avais rien fait !
Et s’adressant à l’agent principal :
— C’est bien après-demain que je dois rejoindre le pénitencier, mon adjudant ?
— Je ne puis pas vous garder.
— Eh bien ! après-demain, je serai sûrement un assassin. Ah ! ça oui. J’irai chercher plutôt les Guyanes. Je l’ai écrit à ma mère.
Mes ennemis m’ont prévenu quand je leur ai échappé. Le « caïd » m’a dit à la grille : « Ah ! tu les mets, pourceau, mais tu remonteras bien au camp. Tu auras le cou coupé comme un lapin. » Je voudrais bien revoir mes quatre enfants, mais je tuerai pour ne pas être tué. Je ne suis pas fait pour mourir encore. Ce sera au plus leste. Au lieu d’Orléansville, dirigez-moi sur Douéra, mon adjudant.
— Douéra vient d’être supprimé ; tout le camp va justement à Orléansville.
— Alors, envoyez-moi à Aïn-Beïda. Je suis un bon détenu.
— Je ne peux pas.
L’homme traqué dit simplement :
— Je n’ai pas de chance !
Puis, après réflexion :
— Peut-être alors vais-je me couper deux doigts pour gagner du temps…
Mais : Trabadja la Mouquère ! Trabadja bonno ! Les baraquements, la nuit, ne voient pas que des séances de conseil secret. Il est des jours de liesse et des heures où l’on oublie la misère. Les « caïds » d’une chambrée ont fait « leur plein » de vin rouge. Ils s’amuseront ce soir.
Ils ont des bougies.
Onze heures. La ronde est passée.
— Allez ! debout les petits amis !
Et l’on voit cinq ou six de leurs sujets qui se lèvent à l’ordre. Les autres ne comptent pas, ils peuvent regarder ou ronfler.
— Dansez !
Les esclaves dansent.
— Tout nus ! Faites les mouquères !
Ils font les mouquères.
— La danse du ventre et les mains au-dessus de la tête. Ollé !
Les « caïds » martèlent la cadence d’un mat battement de mains.
— Chantez les petits gars ! chantez ! Ollé !
— Et maintenant, toi, viens ici.
Tra-bad-ja la mou-què-re…