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David Copperfield (Traduction Pichot)/Première partie/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (1p. 303-316).

CHAPITRE XII.

Je prends une grande résolution.


Le jour où la cour du Banc du Roi prononça formellement que M. Micawber était libre, fut célébré par un grand dîner au club de la prison. Mrs Micawber me retint pour lui faire compagnie à table, et porta un toast au souvenir de papa et maman.

Je me permis de lui demander, dans ce tête-à-tête, ce que son mari avait l’intention de faire dès qu’il aurait réglé son compte avec le geôlier.

« — Ma famille, » répondit Mrs Micawber, qui prononçait toujours ce mot avec un certain air… quoique je n’aie pu découvrir quelles personnes désignait cette dénomination, depuis que papa et maman étaient morts… « ma famille est d’avis que M. Micawber doit quitter Londres, et qu’avec son talent… car il a du talent, aidé de quelque protection locale, il peut obtenir à Plymouth un emploi dans la douane. »

Cette nouvelle confidence fut suivie d’une scène attendrissante dont je supprime les détails ; et, lorsque je me retirai, je me sentis moi-même tout ému en pensant que notre séparation était inévitable. Je passai une nuit d’insomnie, pendant laquelle je fis sur moi-même un si pénible retour, qu’effrayé de l’isolement où j’allais bientôt me trouver, je conçus la première idée d’un projet qui, peu à peu, se transforma en résolution inébranlable.

« — Impossible, me dis-je, de subir plus long-temps l’existence à laquelle m’ont condamné à tout jamais M. et Miss Murdstone ! »

J’avais rarement entendu parler du frère et de la sœur : deux fois seulement un paquet de vêtements neufs ou raccommodés avait été envoyé à M. Quinion pour m’être remis, avec une simple note qui disait que J. Murdstone espérait que David C… s’appliquait à son emploi et se dévouait à tous ses devoirs !… Ce laconisme m’annonçait qu’on ne songeait guère à me chercher une condition nouvelle. C’était donc à moi et à moi seul d’y songer.

Dès le lendemain, je vis bien que la famille Micawber ne ferait plus, en effet, qu’un court séjour à Londres. Elle loua un logement dans la maison où était mon galetas et elle ne le loua que pour une semaine… À l’expiration du septième jour, le père, la mère et les enfants devaient être en route pour Plymouth. M. Micawber vint au comptoir prévenir M. Quinion qu’il me rendrait à lui avant la huitaine expirée, et il ajouta que je méritais ses éloges pour ma conduite exemplaire. M. Quinion appela Tipp, le camionneur, homme marié et qui avait une chambre à louer. Il fut convenu entre eux et moi que j’en serais le locataire ; je dis entre eux et moi parce que le proverbe prétend que qui ne dit mot consent ; je ne dis rien… mais ma détermination était déjà arrêtée.

Pendant tout le temps que nous résidâmes sous le même toit, je passai mes soirées avec M. et Mrs Micawber, toujours plus enchantés eux de moi et moi d’eux. Le dernier dimanche, ils m’invitèrent à dîner. J’avais apporté un cheval de bois au petit Wilkins Micawber et une poupée à la petite Emma. J’avais aussi donné un shelling à l’orpheline qui devait retourner à l’hospice.

La journée fut charmante, quoique notre plaisir fût un peu troublé par la pensée de la séparation prochaine.

« — Mon ami, » me dit mon hôte, « car vous êtes mon ami et non un locataire… j’ai sur vous l’avantage de l’expérience, et, en attendant un meilleur coup de dé, il faut bien que je vous offre tout ce que je puis vous offrir pour le moment : c’est un bon avis… Hélas ! j’aurais dû le suivre moi-même, misérable que je suis !…

» — Mon cher Micawber ! » interrompit sa femme avec un air qui le conjurait tendrement de s’épargner tout reproche.

« — Non, non, reprit M. Micawber, misérable que je suis ! Mon bon avis est qu’il ne faut jamais faire demain ce que vous pouvez faire aujourd’hui. Retardement est un voleur qui nous dérobe notre temps : prenez-le au collet :

» — La maxime de mon pauvre papa, » observa Mrs Micawber.

« — Ma chère, dit M. Micawber, votre papa était un homme parfait dans son genre. Le ciel me préserve d’en mal parler. Je n’oublierai pas qu’il fut ma caution plusieurs fois. Oui, tout bien considéré… nous ne verrons jamais peut-être son égal… pour lire sans lunettes à son âge… Mais la maxime que je cite c’est à notre mariage qu’il l’appliqua, ma chère, et, en conséquence, il fut conclu si prématurément que je n’en ai pas retrouvé les frais… Non que j’en sois fâché, ma chère amie, » ajouta-t-il en regardant sa femme avec un sourire pour lui prouver qu’il n’avait voulu faire qu’une plaisanterie, et, sans attendre qu’elle lui dît qu’elle ne l’entendait pas autrement, il continua :

« — J’ai encore un autre avis, Copperfield, qui est excellent à retenir, et celui-là vous le connaissez déjà. Revenu : 20 £ ; dépense 19 £ et 6 pence ; résultat : bonheur. Revenu : 20 £ ; dépense : 20 £ 6 pence ; résultat : misère. La fleur se fane, la feuille se flétrit, l’arbre meurt… bref, vous êtes par terre… comme moi ! »

Pour donner plus d’emphase à sa comparaison, M. Micawber but un verre de punch avec une vive satisfaction et siffla un air populaire.

Je lui promis de ne pas oublier ses avis, et je déclare que, tout jeune que j’étais, ils m’affectèrent visiblement. Le lendemain, j’allai accompagner toute la famille à la diligence qui devait la conduire à Plymouth.

« — Mon cher Copperfield, » me dit Mrs Micawber, « que le ciel vous bénisse. Je me souviendrai toujours de vous.

» — Copperfield, » dit à son tour M. Micawber, « adieu. Soyez heureux. Si par la suite du temps je pouvais croire que ma funeste destinée a été pour vous un exemple profitable, je croirais n’avoir pas vécu en vain. Si les dés tournent en ma faveur (et je l’espère), je ne négligerai pas de faire quelque chose pour votre fortune. »

Je restai là jusqu’au dernier moment. Je ne puis m’empêcher de croire que, lorsque Mrs Micawber se fut assise sur l’impériale et qu’elle me regarda, ses yeux se dessillèrent et elle ne vit plus en moi que ce que j’étais : le pauvre petit enfant abandonné. Je le crois, dis-je, parce qu’elle me fit signe de monter auprès d’elle et qu’il y avait dans son visage une nouvelle expression, celle de la tendresse maternelle. Oui, elle m’embrassa alors comme elle eût embrassé son propre fils. Je n’eus que le temps de redescendre. La diligence s’éloigna au trot des chevaux, et la minute d’après je vis disparaître aussi, au détour de la rue, les mouchoirs agités… le dernier adieu des voyageurs. L’orpheline de Saint-Luc et moi nous nous trouvâmes seuls. Nous prîmes aussi congé l’un de l’autre. Elle s’en retourna à l’hospice, et moi je regagnai le comptoir de Murdstone et Grinby pour y commencer ma laborieuse journée.

Mais mon intention était de ne pas en recommencer beaucoup d’autres. Non, j’avais résolu de prendre la fuite… d’aller, n’importe comment, hors de Londres, trouver la seule parente que j’eusse au monde, et de raconter mon histoire à ma tante Miss Betsey.

J’ai déjà dit que j’ignorais comment cette idée désespérée m’était venue à l’esprit, mais qu’une fois là elle y resta et s’y transforma en résolution inébranlable, non que je fusse positivement convaincu qu’il en résulterait pour moi quelque chose d’heureux ; mais rien n’aurait pu me détourner de l’exécution.

Depuis la nuit où cette pensée avait entretenu mon insomnie, cent fois et cent fois encore je m’étais raconté à moi-même la vieille histoire de ma naissance que ma mère aimait tant à redire et que j’aimais tant à lui entendre répéter. Ma tante était, dans ce récit, un personnage imposant et redoutable ; mais il était un petit détail de son apparition qui me donnait un peu de courage. Je ne pouvais oublier que ma mère prétendait avoir senti qu’elle touchait ses beaux cheveux avec une main caressante. Peut-être n’était-ce qu’une supposition gratuite de ma mère, mais je m’en emparai comme d’un fait ; j’en conclus que ma terrible tante n’avait pu s’empêcher d’éprouver un tendre intérêt pour cette pauvre jeune mère, dont l’image angélique ne me quittait jamais. C’en était assez pour me faire espérer que quelque vif qu’eût été son désappointement de voir venir au monde un neveu au lieu d’une nièce, elle ne repousserait pas trop durement le petit orphelin qui viendrait se livrer à elle.

Comme je ne savais même pas où demeurait Miss Betsey, j’écrivis une longue lettre à Peggoty et lui demandai, incidemment, si elle pouvait me l’apprendre, ajoutant que j’avais ouï parler d’une dame du même caractère, qui habitait une ville que je nommais au hasard, et que je serais curieux de savoir si c’était la même. Dans un autre paragraphe de la même lettre, je disais à Peggoty que j’avais un grand besoin d’une demi-guinée, et que si elle pouvait me prêter cette somme, je lui dirais plus tard, en la lui rendant, ce que j’en voulais faire.

La réponse de Peggoty arriva bientôt, réponse affectueuse et contenant la demi-guinée… Hélas ! que de peine elle avait dû se donner pour la soutirer du coffre de M. Barkis ! Elle m’apprenait que Miss Betsey vivait près de Douvres, mais sans pouvoir dire si c’était à Douvres même, à Hythe, à Sandgate ou à Folkstone. Un de nos journaliers, à qui je fis quelques questions sur ces trois localités, m’ayant dit qu’elles étaient toutes rapprochées les unes des autres, je pensai que cela me suffirait et je me décidai à partir le dernier jour de la semaine.

Honnête enfant et ne voulant laisser après moi qu’une mémoire honorable, je me considérai comme obligé de rester jusqu’au samedi soir. J’avais reçu une semaine d’avance lors de mon installation. Je ne devais donc pas me présenter au comptoir à l’heure ordinaire pour y toucher mon salaire. C’était pour cette raison que j’avais emprunté la demi-guinée, ne voulant pas non plus me mettre en route sans avoir de quoi fournir à mes frais de voyage. En conséquence, le samedi soir venu, au moment où les autres se rendaient à la paye, je priai Mick Walker de dire à M. Quinion que j’étais allé faire transporter ma malle chez Tipp. Je dis aussi un dernier bonsoir à Pomme-de-terre farineuse et me mis à courir de l’autre côté de l’eau, dans la direction de la prison pour dettes, où j’avais encore couché la veille.

Au dos d’une des cartes d’adresse que nous fixions avec des clous sur nos caisses de vin, j’avais écrit d’avance : « M. David, à Douvres, pour être laissée au bureau de la diligence jusqu’à ce qu’on la réclame ; » c’était l’adresse que je comptais mettre sur ma malle après l’avoir retirée de mon ancien logement. Quand je fus aux environs de la rue même où il était situé, je cherchai des yeux quelqu’un qui m’aidât à transporter mon bagage au bureau de Londres.

Près de l’obélisque, dans Blackfriars-Road, j’aperçus un grand jeune homme qui stationnait là, à côté d’une petite charrette vide attelée d’un âne. « Voilà un drôle qui n’a pas six pence vaillant, à moins que ce ne soient six pence volés, » me dit-il, importuné sans doute de mon regard inquisiteur.

« — Je n’ai nullement prétendu vous offenser, lui dis-je, et la preuve, c’est que je vous proposerai de me rendre un service, en vous payant, bien entendu.

» — Quel service ? » me demanda-t-il.

» — De me transporter une malle,

» — Quelle malle ?

» — La mienne, qui est là dans la rue voisine et que je vous prierai de me transporter au bureau de la diligence de Douvres, pour six pence.

» — Cela me va ! » répliqua le grand jeune homme qui mit aussitôt sa petite charrette en mouvement et d’un train à me permettre tout au plus de suivre le pas de l’âne.

Il y avait dans les manières du grand jeune homme, je ne sais quoi de méprisant qui ne me souriait guère ; mais le marché était fait : je le menai avec moi jusqu’à ma chambre. Nous descendîmes la malle et la plaçâmes sur la voiture. Je n’aurais pas voulu mettre encore l’adresse sur la malle, de peur d’un curieux voisin qui me regardait faire. « Vous voudrez bien, dis-je au jeune homme, vous arrêter au tournant de la rue ; » mais à peine avais-je prononcé ces mots que le jeune homme, l’âne, la voiture et ma malle partirent comme si le diable les emportait et je ne pus les atteindre qu’en face de la cour du Banc du Roi.

Là, encore tout essoufflé et troublé par ma course, je fis tomber ma demi-guinée de ma poche en retirant ma carte d’adresse, et pendant que j’attachais celle-ci d’une main tremblante, je mis, pour plus de sûreté, la pièce d’or entre mes dents. Tout-à-coup je me sens violemment frappé sous le menton par le grand jeune homme et vois ma demi-guinée passer de ma bouche dans sa main.

« — Oh ! oh ! » me dit-il en me saisissant par le collet, « c’est ici un cas de police. Vous allez mettre votre vol en sûreté, n’est-ce pas ? À la police, mon jeune coquin, à la police.

» — Rendez-moi mon argent, s’il vous plaît, et laissez-moi ! » lui dis-je très effrayé.

« — À la police, » répéta le jeune homme, « à la police, vous prouverez là que tout ceci est à vous.

» — Rendez-moi ma malle et mon argent, » lui dis-je fondant en larmes.

« — À la police, à la police ! » Le jeune homme n’avait pas d’autre réponse, me poussant contre son âne comme s’il y avait quelque affinité entre l’animal et un magistrat, lorsque, changeant tout-à-coup d’idée, il me laissa, monta dans sa voiture, et, fouettant l’âne en disant qu’il allait à la police, il partit d’un train plus rapide encore que tout à l’heure.

Je courais après lui, mais j’étais trop hors d’haleine pour crier, et peut-être n’aurais-je pas osé si je l’avais pu. Je faillis plus de vingt fois être écrasé par les voitures que je rencontrai dans une course d’un demi-mille, tantôt apercevant mon grand jeune homme, tantôt le perdant de vue, ici recevant le coup de fouet d’un cocher, là tombant dans le ruisseau, me relevant et me précipitant dans les bras d’un passant ou contre un poteau de réverbère. Enfin, étouffant de peur et de chaleur, craignant que tout Londres ne fût à mes trousses, je laissai aller le grand jeune homme où il voulut avec mon argent et ma malle. Je reconnus alors que j’étais bientôt hors de la ville et dans la direction de Greenwich ; je savais que c’était aussi la route de Douvres ; hors d’haleine, fondant en larmes, mais sans m’arrêter, je continuai de marcher pour arriver si je le pouvais à la maison de ma tante Miss Betsey, n’étant guère mieux pourvu sur ma personne que le jour où ma naissance la contraria si désagréablement.

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