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De Goupil à Margot/La conspiration du Murger

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Mercure de France (p. 117-132).

LA CONSPIRATION DU MURGER

À Charles Callet.

Pour les sombres luzernes et les sainfoins odorants, Roussard, le lièvre roux du bois de Valrimont, se rendant à l’invite de la sécurité crépusculaire, allait quitter le fourré de ronces de la Combe aux Mûres, où il s’était gîté par une aube de juin.

Il y avait dormi les yeux ouverts, comme s’il eût craint que ses oreilles mobiles de vieux chemineau forestier ne pussent suffire à explorer les bruits de la campagne ; et le décor du sous-bois, changeant avec la lumière que secouaient les frondaisons, favorisait dans ses somnolences les cauchemars quotidiens qui trouaient son repos d’épouvantes tragiques.

Sans que rien de tangible eût pu faire soupçonner chez lui un changement si rapide, Roussard, ayant pris conscience de sa situation, s’assura de la sécurité extérieure en dirigeant successivement vers les quatre coins de l’horizon les pointes blanches de ses oreilles rousses, comme un guerrier qui essaie son arme avant la bataille, ou simplement comme un voyageur qui, avant de partir, vérifie la stabilité de sa coiffure.

Puis ses pattes de derrière, longues et solides comme deux ressorts d’acier, élevèrent son gentil cul blanc à la hauteur de ses oreilles et le projetèrent, d’une détente sèche, à quelques pas du fourré de ronces affectionné qu’une vieille expérience, et non la mobilité frivole du caprice, lui avait fait choisir pour sa couchette d’un jour.

Roussard, l’ermite solitaire, l’usufruitier de la Combe aux Mûres, était le seul maître de ce canton de bois et reconnu comme tel par tous les autres lièvres, car, depuis des lunes et des lunes qu’il avait, une nuit d’automne, trouvé la combe déserte et que, sous les espèces de la boue de glaise vernissant ses guêtres rousses, il y avait fixé ses dieux pénates, nul parmi la gent oreillarde, docile aux instincts séculaires, n’avait songé à lui disputer, comme la fabuleuse belette, ce droit de premier occupant.

Peut-être avait-il oublié ce soir d’automne, où, loin de son buisson natal, harassé par une fuite éperdue devant une harde féroce, il était venu échouer dans les parages de ce coin paisible. Après de savants doublés et de multiples crochets, il s’était remis entre deux sillons boueux avec lesquels il se confondait, le nez tourné du côté du vent qui, comme un complice ou comme un ami, lui rabattait soigneusement le poil sur l’échine pour le mieux dissimuler. Et toute la nuit et tout le jour qui avaient suivi il n’avait pas bougé.

Au crépuscule seulement, désireux d’abord de reprendre le chemin de son ancien canton, il s’était mis en marche ; mais le dernier lièvre de la combe, tué sans doute par les chasseurs, laissant libre cet admirable séjour, la proximité des champs de trèfle et de luzerne, le calme sauvage de ce coin de bois abrité des grands vents, l’avaient retenu là, et les levrauts de Valrimont devenus adultes, en quête eux aussi de solitude, lui en avaient laissé sans conteste la paisible suzeraineté.

Par des sauts saccadés et prudents, dans la lumière veloutée et caressante de ce crépuscule de juin, il descendait vers ses lieux de sortie familiers, après avoir comme sondé l’espace, pour découvrir, malgré le calme inviolé de la forêt, la direction du vent très faible qui baisait languissamment les feuilles ardentes des arbres. Le vent soufflait du Sud, et il se dirigea vers la brèche du mur d’enceinte la plus au midi, comme s’il voulait épier le soir aussi loin que possible et démêler, sur les mille écheveaux de son oreille infaillible, les bruits imperceptibles que pouvait receler l’air nocturne doucement balancé.

En peu d’instants Roussard fut hors du bois, et comme il se sentait protégé par les murailles élastiques de l’ombre, il évolua par son domaine avec le calme et l’aisance que procure la sécurité. Tout en tondant de temps à autre un faisceau d’herbes aromatiques, il se divertissait comme un jeune poulain, ivre de sa solitude, bondissant de touffe en touffe, rasant les haies, et, de temps à autre, tournant vers le village d’où venaient encore quelques bruits fanfarons l’oreille négligente de l’être en fête plein de confiance en la vie.

C’était dans tel champ de trèfle rouge aux fleurs sucrées qu’il retrouvait d’ordinaire les autres lièvres de la forêt, ses compagnons nocturnes, et depuis une lune ou deux Roussard s’étonnait de ne plus rencontrer au rendez-vous quotidien les compères à longues oreilles avec qui il se frottait le nez en signe d’amitié dans la verdure humide et odorante des prés.

Il ne les voyait plus ; et Roussard s’étonnait davantage chaque soir, d’autant plus qu’à la place des grands coureurs il voyait maintenant, par troupes envahissantes et d’un sans-gêne exagéré, des congénères plus petits, de couleur plus foncée, qui lui jetaient de mauvais regards et avaient répondu par des cris aigus et des frémissements de museau aux avances sympathiques qu’il avait voulu leur faire.

Roussard était vaguement inquiet de ce voisinage et s’il ne faisait pas encore de rapprochements entre la disparition des autres grands capucins et la présence de ces cousins bizarres qui se terraient au lieu de se gîter, il n’en sentait pas moins le désagrément de leur continuelle et agressive présence.

Roussard était le plus fort et le plus grand des lièvres de Valrimont, mais il n’avait jamais abusé envers un rival de sa taille avantageuse, aussi, avec la sérénité des bons et la tranquille assurance des forts, regardait-il ces petits jeannots qu’il aurait facilement battus à la lutte ou à la course.

Toute la nuit, il courut donc de pré en pré, d’herbe en herbe, suivant les sentiers et les chemins d’où, d’un bond, le nez et le derrière en l’air, rassuré et heureux, il rebondissait parmi le parfum d’une nouvelle essence fourragère dont son caprice passager lui avait donné l’envie.

On était en vieille lune ; vers une heure du matin sa double corne d’argent monta dans le ciel limpide parmi le scintillement versicolore des étoiles et Lièvre, posé sur son derrière, toujours étonné et un peu inquiet de la lumière, la regardait surgir, quand un spectacle inaccoutumé le fige de stupeur sur la taupinière où il est assis.

Autour du grand murger fait de toutes les pierres de la vallée, réunies en tas au même endroit selon la vieille coutume, il aperçoit une assemblée étrange et innombrable de lapins qui semblent s’agiter et délibérer.

Tantôt assis sur le cul, tantôt entièrement debout sur leurs pattes de derrière, changeant de place, se haussant et s’abaissant, dressant les oreilles dans l’attitude du recueillement et de l’attention, les rejetant en arrière avec des expressions de colère, dans la clarté douteuse de cette lune levante, ils ont parfois l’air de danser une danse nocturne, inconnue de l’oreillard, qui, n’ayant jamais eu, ni ses pareils, l’instinct de société, ne peut rien comprendre à la mimique désordonnée de tous ces fous.

Les petits museaux mobiles grimacent étrangement, découvrant les tranchantes incisives des rongeurs ; les pattes de devant battent de petits poitrails colères, puis se haussent jusqu’au museau ; et souvent aussi en un coup plus brutal, comme pour un appel à la violence ou une invitation au silence, une patte de derrière, mieux musclée, frappe le sol qui rend un son assourdi et souligne puissamment l’énergie des attitudes.

Roussard, de loin, le cou tendu de côté, regarde d’un œil, d’un seul œil latéral, d’un gros œil rond bombé et qui semble stupide, cette scène inconnue comme si chaque geste qu’il voit devait décider de sa liberté ou de sa vie.

Enfin l’aube vient, l’assemblée se disperse, et Roussard lui aussi songe à regagner sa combe. Mais à chacune de ses « rentrées » habituelles, comme s’ils exécutaient une rigoureuse consigne, deux lapins sont là qui le regardent passer avec cet éternel froncement de nez qui ne lui dit rien de bon ; plus loin, il en trouve d’autres, plus loin il y en a encore, ils ont l’air d’assiéger la combe, et Roussard, timide et inquiet, s’enfonce profondément dans le fourré, parmi des enchevêtrements fantastiques de ronces. Sur une javelée d’herbe sèche, à l’abri des dards enlacés, le nez humant le vent, il se met en boule pour le repos quotidien.

Argile palpitante, indistinct dans la demi-obscurité du hallier des herbes fouillées parmi lesquelles il dort, les oreilles soigneusement rabattues sur le dos, pareil à une grosse pierre terne patinée par le temps et les éléments, il écoute et il voit de toutes les énergies subconscientes de son être ; — et les bouts noirs et blancs de ses oreilles frémissent quand un bruit étranger aux rumeurs coutumières de la forêt heurte ses notes discordantes au concert monotone qui berce son sommeil, quand un silence plus prolongé suspend les mille voix paisibles de l’harmonie sur laquelle se brode sa quiétude ou quand une soleillée plus ardente, répandant sur cette ombre une douche chaude de lumière, avive les verts ardents des feuilles de ronces et viole la nuit de sa retraite malgré le bouclier rigoureux des pousses virides.

Son sommeil est hanté des rêves les plus déprimants, des cauchemars les plus affreux qui lui dressent tout à coup les oreilles ou lui dilatent les prunelles dans l’ahurissement frissonnant d’un réveil brusque.

Troublé par le spectacle de la nuit précédente et cette ronde démoniaque des lapins, le moindre bruit suspect s’enfle dans son cerveau en tonnerres destructeurs, ou bien le miroitement d’un rayon de soleil sur la face luisante et comme vernissée d’une jeune feuille, se réfléchissant dans l’ove au cadre d’or de sa prunelle, allume devant lui un incendie immense, quelque chose comme l’infernal bûcher où doivent brûler aussi longtemps que les chasses sans fin les âmes innocentes des pauvres lièvres…

Le jeune crépuscule le tire enfin de cette torpeur pénible. Il s’éveille. Il écoute. L’heure est calme. Les feuilles, au faîte des futaies, s’agitent doucement dans la brise du soir comme des mouchoirs d’espérance, adieu de l’âme des arbres au jour qui s’en va. Et Roussard d’un seul bond franchit le mur d’enceinte du bois, son fossé humide jonché de pierres moussues et de feuilles pourries.

Une quiétude parfumée émane de la fraîcheur des prés ; l’heure est douce et semble lui sourire pour lui rendre en partie une confiance ébranlée par les noirs pressentiments qui le troublent. Il oublie. Les choses sont là accueillantes et douces, les trèfles au loin ont une odeur de miel. Déjà il cabriole parmi les jaunes lupullines et les sainfoins purpurins, heureux de sa solitude, quand, d’un seul coup et de tous côtés à la fois, des sons aigus stridulent comme des cris de guerre ou de ralliement.

Sont-ce des voix ennemies ? Ce n’est pas le glapissement enroué des renards, l’aboi furieux des chiens, la raucité féroce de la parole humaine. Ce sont des voix connues. Et le souvenir de la nuit de veille emplit subitement son esprit d’une terreur panique. Un danger est là ! Il faut fuir. Et ses yeux démesurément s’agrandissent, ses oreilles se croisent et se recroisent sur sa tête comme des épées qui se choquent ; mais de tous côtés les bruits s’élèvent, montent, grandissent.

Et voici que, dans la clarté douteuse du jour tombant, il voit surgir des quatre vents et bondir vers lui, en un cercle qui se rétrécit très vite, la bande accrue encore de ceux qu’il a vus la veille autour du vieux murger.

Ils approchent et se resserrent et se bousculent ; ils ont l’air de grandir, ils sont énormes, ils sont géants. Où fuir ? Et Roussard est là, le cou tendu, ahuri. Le danger grandit, le danger approche, le danger va le happer…, mais quel danger ?

Un choc de bélier contre son poitrail ; des museaux qui se froncent, des pattes qui se crispent. Roussard est renversé, piétiné, mordu, déchiré. Puis le cercle s’écarte. C’est fini !

Non, il est prisonnier. Deux petits jeannots féroces lui percent les oreilles de leurs dents tranchantes et le clouent au sol, la tête renversée ; deux autres sont aux pattes de devant, et deux plus vigoureux, tout comme des praticiens expérimentés et sûrs, lui raidissent en les immobilisant les pattes de derrière qu’ils maintiennent écartées dans une attitude lubrique.

La bande en désordre tout autour se hausse et s’abaisse comme un mur vivant ; les museaux frémissent, et, sous des battements précipités de paupières, les yeux bombés rougissent férocement, décelant la rude émotion de la haine. Lièvre, abasourdi, reste immobile et silencieux. Le mur vivant oscille, puis devient immobile en avant ; seuls en arrière se haussent des museaux féroces et des yeux sanglants qui ont l’air de l’arc-bouter.

Et voici le sacrificateur qui s’avance.

Sur le ventre blanc de Roussard il penche sa tête au fin museau. Ses dents, affilées comme des ciseaux d’acier, hésitent un instant dans le poil roussi et, d’un seul coup, il tranche les génitoires qu’il recrache dans l’herbe avec des chairs sanglantes, aux battements de pieds précipités des spectateurs. Des cris aigus de Lièvre, des cris désespérés que la douleur et la peur enflent en braiement sinistre, emplissent le silence de la combe. La bande est là immobile, muette, dégustant ces cris, pesant cette souffrance, figée dans la rude émotion de la haine.

Plus avant et plus profondément dans la chair l’opérateur impassible va fouiller le sexe. On entend le grincement sec des incisives qui se choquent et un museau rouge agite au regard des assistants une loque informe et sanglante de chair, que, d’un geste de sacerdoce, il remet à un aide pour qu’elle passe de dents en dents. Les museaux semblent ricaner et la plainte de Roussard monte toujours solitaire plus lugubre dans la nuit qui tombe.

Le bourreau va continuer. Mais le roulement d’un chariot retentit avec un aboi proche de chien humant leur fret dans le vent. Alors, au choc de ce bélier sonore, la tour de haine qui garde Roussard s’effondre et se disloque et il reste seul, épave mutilée de ce beau soir prometteur d’ivresses.

Mais le dernier rival mâle n’était plus à redouter, la suprême conspiration avait réussi, la haine des lapins était satisfaite.

Et Roussard mutilé, ivre-fou de souffrance et de peur parmi le silence de ce soir fatal, s’évada de la Combe aux Mûres et s’en fut à toute vitesse vers le buisson qui l’avait vu naître, dans le canton lointain d’où une meute enragée l’avait chassé un jour d’automne, comprenant trop bien maintenant pourquoi avaient quitté la combe ses grands frères au poil roux, avec qui il se frottait le nez en signe d’amitié, les nuits sans lune, par les sombres luzernes et les sainfoins odorants.