De Kiev à Bérésov, souvenirs d’une exilée en Sibérie/02
DE KIEW À BÉRÉZOV,
SOUVENIRS D’UNE EXILÉE EN SIBÉRIE,
1er juin. — C’était provisoirement que nous nous étions logées chez la mère de notre gardien, mais notre intention était bien de suivre les conseils que nous avait donnés le colonel Krzyzanowski ; nous cherchâmes donc la maison qu’il avait habitée ; cette maison était convenable et nous conclûmes bientôt notre marché, qui comprenait l’appartement, la table et le service. Nos chambres étaient parquetées et tapissées d’un papier assez propre.
2 juin. — Rien ne manquait à notre modeste mobilier ; il y avait même plus de meubles que nous n’étions en droit de l’exiger ; je le fis remarquer à notre hôtesse, qui me dit : « Mais, madame, ce canapé, ces chaises, ces bons fauteuils sont venus avec vous. Je compris alors qu’une ingénieuse bonté nous protégeait encore dans l’absence. Onuphre Pietraszkiewicz s’était privé de ses meubles, les avait fait placer sur le navire, sans que nous nous en fussions doutées. Les cœurs qui ont souffert possèdent des trésors de bonté et de délicatesse, ceux qui ont pleuré sécheront vos larmes ou ils en adouciront l’amertume ; ils savent plaindre, ils peuvent consoler. Pietraszkiewicz, qui vivait de son travail, trouvait encore le moyen de soulager la misère des autres.
Notre hôtesse était simple et hospitalière ; elle nous entourait de soins et de prévenances, chaque jour elle nous faisait de nouvelles friandises et, en général, notre table était confortablement servie, si j’en excepte certains mets d’une saveur impossible, tels que les canards farcis de hachis aigre et cuits dans une crème épaisse.
Nous avons aujourd’hui une chaleur accablante. On passe sans transition du froid au chaud ; hier, nos poêles étaient chauffés, la terre était couverte de givre, les arbres ne présentaient que des branches dépouillées ; aujourd’hui, nous avons la surprise d’un printemps : le gazon est vert, le cassis est en pleine floraison, les arbres sont couverts de bourgeons… Ce miracle s’opère dans l’espace de quelques heures.
J’ai dit, je crois, le mot printemps ; mais non, il n’y a pas de printemps, car tout ici est extrême, tout est violent… Hier, je m’enveloppais dans mon manteau de fourrures et j’avais froid ; aujourd’hui, j’ai une robe de mousseline et je demande de l’eau glacée pour étancher ma soif.
Dans nos contrées il y a le soir, la nuit, le jour et l’aube ; la nature a tout prévu, tout tempéré, tout adouci, pour protéger les organes de l’homme ; ici tout se produit par secousses, tout se manifeste avec excès ou avec parcimonie. Le soleil ne réchauffe pas, il brûle et il ne quitte pas le firmament ; ses rayons, qui sont des flammes ardentes, dévorent la rosée et l’empêchent de rafraîchir le sol.
Pourtant je dois avouer que Bérézov n’est pas une ville tout à fait désagréable.
4 juin. — J’avais raison ; on a toujours raison quand on est juste. Bérézov a pris un air de fête et de coquetterie ; on dirait que la nature se défie d’elle-même et qu’elle se hâte de nous montrer ses trésors. Les mélèzes s’épanouissent dans un vert tendre du plus doux effet ; la terre, fertilisée par la fonte des glaçons, atteste sa force par la plus belle végétation. Le débordement de la Sosva arrose les saules, en respectant leur cime ; la vue de cette grande plaine liquide d’un bleu foncé est quelque chose d’admirable, et au-dessus de tout cela, Bérézov s’élève en étages sur une colline abrupte. Certes ce spectacle ne manque pas de poésie, poésie plus sévère que mélancolique, beauté plus sauvage que douce pour le regard… Enfin, c’est la nature dans ses caprices les plus étranges et les plus inexplicables.
Une multitude de navires et de bateaux dont la mâture est ornée de banderoles aux mille couleurs attendent le signal pour aller faire la pêche dans la mer d’Ob. Des canots sillonnent la rivière, ils vont approvisionner les embarcations.
Le mari de notre hôtesse, très-brave homme quoique Kosak, se disposait à partir pour la pêche. Le départ de ce vieillard, les dangers qu’il allait affronter étaient une cause d’anxiété et de tristesse pour sa famille.
Une de nos chambres était ornée d’une image de la sainte Vierge, de plusieurs saints et de quelques petits tableaux de piété, tous encadrés dans une étoffe dorée ou argentée. Le vieillard nous fit demander la permission d’entrer chez nous, permission que nous lui accordâmes de grand cœur ; il vint donc, suivi de sa femme et de ses enfants ; dès qu’ils furent là, ils s’agenouillèrent devant les images, puis, à plusieurs reprises, ils se prosternèrent le front contre terre ; quand ils se relevèrent, leurs visages étaient inondés de larmes ; le père cherchait à modérer sa douleur, mais la mère, mais les enfants n’avaient ni la force ni le courage de se contenir… C’était navrant à voir ! Kozloff, c’est ainsi que se nommait le vieillard, Kozloff, avant de nous quitter, nous recommanda aux soins de sa femme ! Y a-t-il rien de plus touchant que le souvenir dans un cœur désolé ! Pauvres êtres à qui la vie a tout refusé et qui ont en leur âme un foyer d’ardente sensibilité et d’exquise délicatesse ! Certes, l’éducation est un fait immense dont je ne conteste pas les bienfaits. Par l’éducation on peut tout savoir ou avoir des semblants de tout, même d’esprit, même de bonté ; mais au-dessus de tout ce qu’on apprend, il y a ce qui vient d’en haut, et c’est ce que possédait si bien Kozloff, qui, presque sauvage, ignorant les choses de convention, la règle, la discipline, les usages, les lois les plus élémentaires du monde, savait être bon, comme le sont les vrais et les inspirés !
5 juin. — La bise du nord commence à nous rafraîchir un peu ; nous respirons, nous ne sommes plus dévorés par les cousins.
Nous sommes sorties pour explorer la ville et les environs, que nous ne connaissons pas encore. Les rues ne sont pas pavées, on communique d’une maison à l’autre au moyen d’une planche, quand il pleut ou quand la rivière déborde ; en conséquence les chemins sont impraticables pour les chevaux et les voitures, on se transporte donc à pied tel temps qu’il fasse. La ville ne possède rien, ni boutiques, ni marché, c’est un désert, et les approvisionnements indispensables arrivent du dehors. Dans les pays, même ceux qui sont en arrière de la civilisation, il y a des routes plus ou moins tracées ; ici, rien de semblable ; il semble que ce pays n’a été créé que pour les ours, les renards et les écureuils. Personne n’a eu pitié des hommes, personne n’a eu souci de leur bien-être. Pour communiquer d’un lieu à un autre, quelles que soient les nécessités du moment, il faut attendre que le sol couvert de neige vous permette de vous transporter dans des traîneaux attelés de rennes.
Bérézov compte deux cents maisons tout au plus ; ces constructions en bois ont un rez-de-chaussée, une cuisine, des hangars, et, à l’étage supérieur, des chambres d’habitation.
La ville possède deux églises, je crois l’avoir dit ; elles sont assez artistement bâties, moitié pierre et brique ; l’une s’appelle Spaska, l’autre Zaroutschaïna ; cette dernière est située dans une charmante position et cachée, pour ainsi dire, par des bouquets de vieux mélèzes : cet arbre était en grande vénération dans la tradition païenne des Ostiaks. Aujourd’hui encore, et malgré les lumières du christianisme, le mélèze est particulièrement respecté.
Deux cimetières avoisinent l’église de Spaska : l’un est destiné aux riches et aux nobles ; les tombes qu’il renferme sont en marbre, en bronze ou en pierre… L’autre cimetière, celui des pauvres, c’est-à-dire la fosse commune, est protégé par un bois frais, touffu, plein d’ombre et de mélancolie. Alexandre Menschikoff avait été enterré dans le cimetière de Spaska ; ce favori, ce dévoué de Pierre Ier était revêtu de ses habits de cérémonie et de ses insignes, comme cela se pratique dans le Nord. Il y a déjà quelques années, on procéda à l’exhumation du corps, qu’on trouva dans un état parfait de conservation ; quant aux étoffes et aux dorures, elles n’avaient souffert aucune altération. Ce phénomène est produit par la glace qui entoure le cercueil et qui le préserve de tous les miasmes extérieurs. Ici la terre ne dégèle jamais à une certaine profondeur. Après l’exhumation, on replaça le cercueil dans la même fosse, entouré de glaçons plus durs que la pierre. Un monticule en terre, une simple clôture en bois furent les seuls signes distinctifs de cette tombe. Un homme qui avait rempli le monde de sa renommée, un homme qui, en sortant du rang le plus obscur, s’élança à la cime des grandeurs, un homme qui se fit prince en posant sa famille sur les marches d’un trône, un homme enfin qui a tout osé, tout conquis par la force de son ambition et l’habileté de son caractère, repose aujourd’hui dans un pays sauvage, entre des glaçons et un peu de terre ! Sa tombe, comme celle des réprouvés, n’a ni un nom, ni une date pour la faire reconnaître, point d’épitaphe… ; l’oubli, c’est-à-dire deux fois la mort !
On montre encore à Bérézov l’emplacement où s’élevait une petite maison habitée par Menschikoff et située près de l’église de Spaska. L’incendie de 1798 détruisit la maison et une partie de la ville. Les traditions du pays disent que Menschikoff était devenu pieux et qu’on l’avait nommée marguillier de la paroisse. S’il s’était fait pieux par conviction ou par nécessité, il s’était aussi rendu simple et accessible ; il se livrait volontiers aux plus durs travaux et se servait de la pioche et de la hache comme un pauvre paysan. Les traditions ne s’arrêtent pas là, et elles rapportent que dans le cimetière il y a deux tombes qui renferment les restes de deux enfants qui avaient appartenu à la fille de Menschikoff… Personne n’a jamais vu ces tombes… Le prince Dolgoroukoff et le comte Ostermann sont morts à Bérézov, sans laisser une trace, un seul souvenir de leur passage ici-bas… Eux aussi ont expié leur grande et injuste fortune… L’église conserve encore cependant le missel que la princesse Olga Dolgoroukoff offrit au curé de Bérézov, lors de son passage en cette ville.
La ville de Bérézov est gardée par quelques Kozaks, qui remplissent les fonctions de gendarmes ; mais, comme l’ordre n’est jamais troublé et que leur assistance est parfaitement inutile, ils se livrent au négoce, eux et leur petite famille.
Dans un premier moment de découragement, j’avais nié l’existence des boutiques, mais après des investigations suivies, j’ai fini par découvrir certains petits recoins décorés de ce nom, et dans lesquels on vend du calicot, du thé, du sucre et des confitures ; mais les indigènes ne se fournissent pas là, ils s’approvisionnent à bord des navires qui arrivent à des époques déterminées.
Bérézov possède une école primaire divisée en deux classes, je ne sais pourquoi ; car dès qu’un enfant sait lire et écrire, on en fait un commerçant.
L’été ici passe comme un beau rêve, et il n’est pas possible d’en jouir. De notre fenêtre nous voyons un bois ombreux, planté de cèdres et de mélèzes embaumés… Tous les sens sont ravis, les yeux, l’odorat, tout vous invite à la rêverie, au repos ; mais on ne doit pas s’aventurer sous ces frais ombrages, car on deviendrait la pâture des cousins ; les cousins ont, dans ces contrées exceptionnelles, des proportions gigantesques ; un mouchoir de batiste, même deux, ne seraient pas suffisants pour vous défendre.
Mais la tentation était irrésistible, et « ce que femme veut, Dieu le veut, » dit-on. Nous mîmes sur notre visage des masques en crin ; ces masques étaient un cadeau de la générale Potemkine, lors de notre départ de Tobolsk ; puis nous enveloppâmes notre cou dans des fichus très-épais ; quant à nos mains, elles étaient protégées par des gants de grosse peau ; ainsi armées en guerre, nous nous dirigeâmes vers le bois. Je dois l’avouer à ma honte, nos inventions, nos précautions, notre prudence devaient échouer devant les cousins ! Ces insectes voraces, animés par la résistance, poussés par la faim, parvenaient à s’introduire à travers la mousseline, la batiste et les gants… Nous cherchâmes à lutter contre nos ennemis, mais le nombre en était si considérable et ils étaient si acharnés à leur proie, que nous dûmes quitter le champ de bataille avec une peau toute couverte de cloches.
Malgré nos souffrances, nous étions décidées de sortir, et au lieu de rentrer à la maison, nous allâmes faire quelques visites (après avoir ôté nos masques, bien entendu).
Nous commençâmes par M. le maire (gorodnitschy) ; nous fûmes reçues d’abord par Mme la mairesse, qui disparut bientôt pour aller chercher son mari. Les deux autorités revinrent précédées d’un domestique qui portait un plateau chargé de confitures.
Madame, très-jeune, très-jolie et gracieuse, nous invitait du sourire et du geste à prendre quelques friandises ; mais elle ne disait pas un traître mot, tout se passait en pantomime ; je la provoquais par des remerciements, par des paroles aimables, et elle souriait toujours agréablement sans répondre.
Cependant elle n’était pas muette, puisqu’elle parlait tout bas à l’oreille de son mari. Notre position devenait embarrassante, et nous nous levâmes, décidées à partir, pour mettre terme à l’embarras des uns et des autres… Aussitôt la dame recouvra la parole, et d’une voix véhémente elle s’écria : « Vous partez ! vous partez ! et le samovar qu’on allait apporter ! » Il y avait un tel accent de vérité dans cette exclamation, que nous cédâmes. On nous présenta un thé excellent, et après avoir dégusté cette boisson, qui est le signe de l’hospitalité et de la politesse, nous nous séparâmes très-cordialement.
Notre seconde visite fut pour Mme Nijegorodtzoff, la plus riche commerçante de Bérézov, et pour laquelle j’avais une lettre de recommandation de sa fille, qui habitait Tobolsk.
Sa maison était la plus belle et la plus spacieuse de la ville ; c’est la maison jaune dont j’ai déjà parlé. Ce goût singulier de peindre les édifices en jaune a pour origine la volonté d’Alexandre Ier, qui avait une prédilection toute particulière pour cette couleur. Nous ne savions par quelle porte entrer, nous allions au hasard, sans avoir rencontré un seul domestique… Enfin un jeune homme nous aperçut, vint à nous ; après nous avoir fait traverser plusieurs grandes pièces, il nous introduisit dans un immense salon magnifiquement meublé, puis il disparut. Cette fuite précipitée nous eût paru étrange si nous ne l’avions attribuée au costume un peu négligé du jeune homme.
Restées seules, nous eûmes le loisir d’examiner les belles choses qui nous entouraient : c’était des cristaux, des fleurs, des pièces d’argenterie, des dorures, enfin tout ce qui atteste la richesse et tous les raffinements du luxe. Quel contraste ! Trouver tout cela dans la patrie déshéritée des Ostiaks !
Nous en étions là de nos réflexions, quand la porte s’ouvrit et donna passage au même jeune homme, mais autrement costumé cette fois ; il était enveloppé dans une vaste robe de chambre de velours ponceau. Ce costume lui avait rendu son assurance, et il nous dit en fort bons termes que sa mère était absente, mais que, si nous voulions bien l’attendre, il s’empresserait de l’envoyer chercher. Nous remerciâmes en disant que nous reviendrions un prochain jour, espérant être plus heureuses.
12 juin. — La chaleur est extrême, l’atmosphère est brûlante, l’air est embrasé ; nous ne sortons pas de notre appartement. Point de rosée, point de brise du soir, point de fraîcheur matinale ! Si le disque du soleil disparaît pour un instant, il reparaît bientôt et avant qu’on ait eu le temps de respirer. On est dans un état de prostration qui ressemble à la maladie ; on ne souffre pas, mais on est accablé, anéanti, inerte, sans volonté, sans initiative. On est possédé d’une idée fixe : boire à la glace ou se baigner dans l’eau froide, et tout cela ne rafraîchit pas. Un jour pourtant, et lassées de notre solitude, nous tentâmes d’aller faire une promenade au bord de l’eau ; mais nous fûmes aussi importunées par les cousins que par les curieux ; on s’arrêtait, on se retournait pour nous voir, et pendant ce temps-là les insectes nous harcelaient ; c’était trop à la fois, et nous reprîmes en toute hâte le chemin de notre maison. Hélas ! une autre calamité nous attendait, notre asile était envahi. Mme X…, que nous avions connue très-superficiellement à Tobolsk, mais qui avait d’anciennes relations avec notre hôtesse, s’était autorisée de tout cela pour s’emparer de notre domicile en notre absence, et nous la trouvâmes négligemment étendue sur notre canapé.
Qu’on se figure une femme bottée comme un homme, ayant les cheveux coupés à la Titus et portant une espèce de robe qui ressemblait à une redingote d’homme, une pipe à la bouche, un fusil à ses côtés, des attirails de chasse, enfin un mélange hideux et ridicule de tout ce qui peut faire d’une femme un objet repoussant.
Notre stupéfaction ne nous permettait pas de parler ; mais Mme X… n’eut pas l’air de s’en apercevoir, et elle nous dit avec un aplomb imperturbable qu’elle avait l’habitude de descendre dans cette maison, et que rien ne devait changer ses projets ; elle savait, ajouta-t-elle, que nous occupions l’appartement, mais elle ne s’était pas arrêtée à ce détail, nous priant seulement de lui indiquer la chambre qu’elle devait habiter.
Puisque cet ouragan s’était emparé de notre salon, il était plus simple de le lui laisser ; nous fûmes donc reléguées dans une petite pièce ou se trouvaient nos deux lits. Pour que rien ne manquât aux charmes de Mme X…, elle élevait des oies, elle les apprivoisait, elle les transportait partout avec elle, et elle les caressait, les embrassait, les mettait sur ses genoux, comme on fait d’un chien ou d’un chat. Quand Mme X… avait ses accès de gaieté et quand les oies lui répondaient en criant, c’était à fuir au bout du monde.
Mme X… se pose en femme forte et au-dessus du sexe faible ; elle aime la chasse, le cheval et l’escrime. Son cœur ne s’est jamais attendri que pour les oies. Tout le monde se moque d’elle, mais elle ne s’en doute pas. Nous aspirons au départ de cet être insupportable et incommode.
Le district de Bérézov a une étendue de trois mille kilomètres ; à l’est, il touche à la goubernie de Yenisseïsk ; au sud, au district de Tobolsk ; à l’ouest, à la chaîne des monts Ouraliens, et au nord, à l’océan Glacial. Eh bien ! cette immense étendue de pays compte à peine quinze mille habitants ; aussi les champs sont incultes, l’agriculture est nulle, et on regarde comme une rareté les choux, les radis, les navets, qu’on cultive à Bérézov, à Bérézov seulement ; mais les chaleurs sont si violentes et elles ont si peu de durée, que les légumes ne peuvent pas arriver à maturité. Cette grande ressource du pauvre, les pommes de terre sont presque inconnues dans ces contrées.
La population est loin d’être homogène, elle se compose d’éléments divers dont l’origine remonte à la conquête de Yermak, qui jeta dans le pays une foule d’aventuriers. On voit jusqu’à des Kalmouks venus des frontières chinoises.
Les Kosaks sont indolents, paresseux ; leurs fonctions leur imposent peu de devoirs, et ces devoirs leur pèsent ; leur existence oisive a développé chez eux une faiblesse de caractère dont on ne peut se faire une idée. Ainsi, j’ai vu des jeunes gens de vingt ans qui pleuraient comme des enfants parce qu’on leur avait servi le thé un peu plus tard que de coutume.
Inhabile au travail, adorant par-dessus tout le farniente, la population se nourrit de gibier et de poisson, pour n’avoir pas la peine de cultiver les champs. Quant à l’argent, il vient par le trafic et le négoce : les Bérézoviens vendent des fourrures aux Ostiaks, que ceux-ci payent très-bien.
22 juin. — Quel triste et cher anniversaire ! Il y aujourd’hui dix ans que ma fille aînée est venue au monde : un abîme me sépare de cet être adoré… Que Dieu protége ma Pauline ! J’ai prié pour elle en m’éveillant. La Providence avait comblé mon enfant, qui est bonne, intelligente, vraie, soumise, tendre pour sa mère… Il a fallu quitter ce trésor, et c’est elle qui entre à peine dans la vie et qui a mission de me remplacer auprès des miens. Je voudrais être seule, je serais plus encore avec ma fille ; rien ne se placerait entre elle et ma pensée, mais le hasard en a disposé autrement. Toutes mes connaissances semblent s’être donné le mot pour m’envahir ; ici on ne peut pas défendre sa porte.
1er juillet. — L’océan Glacial nous envoie des bouffées de vent qui ont chassé les cousins, mais les moucherons tiennent bon et sont presque aussi insupportables ; malgré cela nous avons fait une excursion en forêt et sur les bords de la rivière. Nous avons visité, autant que cela se peut, les huttes des Ostiaks ; le peu qu’il leur faut pour vivre sera toujours pour nous, Européens, un perpétuel étonnement. Les Ostiaks vivent et meurent dans ces huttes infectes, et nous, malgré l’intérêt de curiosité, nous ne pûmes rester plus d’une minute dans ces habitations qui répandent des miasmes putrides ; on le comprendra quand je dirai que les Ostiaks ont pour premier vêtement une couche de graisse rance qui recouvre leur peau, et par-dessus une peau de renne. Ils mangent tout cru, poisson ou gibier, c’est leur nourriture ordinaire ; mais de temps à autre, ils viennent à Bérézov, munis de grands seaux d’écorce d’arbre, pour recueillir le rebut des cuisines dont ils font leurs délices.
6 juillet. — Depuis mon arrivée, les navires ont apporté trois fois des lettres, mais, hélas ! il n’y en avait pas pour moi ; ma famille sait-elle où je suis ? si j’existe encore ? Je profite de toutes les occasions pour écrire, mais je ne reçois aucune nouvelle. Mes lettres sont-elles parvenues à leur destination ? Une chaleur lourde, sans le moindre souffle d’air, a été le précurseur d’un orage épouvantable. La foudre grondait, les éclairs sillonnaient les nues, puis des trombes d’eau se sont abattues sur la ville. Après un coup de tonnerre qui avait fait trembler les vitres de la maison, notre hôtesse et tous ses enfants sont entrés chez moi effarés, terrifiés, et venant demander à la sainte Vierge et aux saints de les préserver de la foudre et de l’incendie. Toute la famille se prosterna la face contre terre et pria ensuite à haute voix. Moi, je suis demeurée calme et résignée : rien ne peut plus m’émouvoir…
11 juillet. — Nous avons reçu une invitation de M. le maire, qui réunissait une nombreuse compagnie pour célébrer la fête de sa femme. Grâce aux avis de Mme X…, nous nous sommes tenues dans la limite des convenances. L’usage ordonne ici qu’on se fasse attendre, on ne doit se présenter qu’après une seconde invitation ; donc, à sept heures du soir, un envoyé est venu nous solliciter de nouveau au nom de M. le maire. Nous nous sommes fait encore attendre, la mode l’exige ; mais à dix heures, nous entrions dans les salons de l’autorité du lieu. La réunion était nombreuse ; dans la première pièce, les hommes jouaient au boston et buvaient beaucoup de punch. Les femmes, dans leurs plus beaux atours, étaient parquées dans la seconde pièce. La coiffure indique à quel rang de la société on appartient ; la classe privilégiée porte des bonnets très-richement ornés, la classe inférieure porte des fichus assez artistement chiffonnés ; mais, malgré ces distinctions extérieures, il y a une égalité réelle entre tous les individus : cette égalité ne consiste pas, comme en Europe, en de vains mots, en ronflantes déclamations ; l’égalité, ici, est simple, vraie, c’est un fait dont personne ne doute et auquel personne ne réfléchit.
On avait placé devant le canapé une longue table couverte de dragées, de gâteaux, de fruits confits et de noix de cèdre. Cette collation pleine de luxe et de délicatesse était réservée pour les dames ; plus tard, on apporta le thé, plus tard encore le café, mais le café est un raffinement dont on n’abuse pas. Voici la façon dont on le prépare : la veille, on le fait bouillir pendant un certain temps, puis le lendemain on le fait bouillir dans le samovar, et on y ajoute de la crème froide. Cette préparation ne sent pas précisément le café, mais elle n’est point désagréable.
Les femmes jouent volontiers au boston ; celles qui n’aiment pas le jeu grignotent des noix de cèdre pendant toute la soirée : c’est leur passe-temps, leur seul divertissement, car on ne cause pas. À minuit, nous voulions partir, mais le maître de la maison nous dit qu’il ne le souffrirait jamais, parce qu’on allait servir le souper.
À deux heures du matin, on s’est mis à table. Tous les mets étaient froids, sauf un plat de piroguis. Il y avait je ne sais combien de langues de bœuf et de renne, préparées de différentes manières et ornées de feuillages, de fleurs et de tranches de citron ; puis des jambons marinés de Tobolsk, des cochons de lait et des oies grasses.
Après ce premier service, il y en a eu un second composé de côtelettes et de gibier de toutes sortes, assaisonnés au sucre, aux oignons et aux pruneaux, horrible assemblage qui nous donnait des nausées ; mais les Bérésoviens ne sont pas si difficiles, et ils ont dévoré ce second service comme le premier.
Ce n’est pas tout. Il y avait un troisième service, dont le plat du milieu était un veau rôti, un veau rôti flanqué de pièces de gibier rôties aussi….
Ce n’est pas tout ! Le quatrième service ne se fit pas attendre ; mais celui-là était plus modeste : une bouillie de riz nageant dans une sauce blanche.
Le cinquième service était plus réconfortant. Il se composait de gelées entourées de sauce au vin parfumé aux girolles, puis des gâteaux secs.
Ce repas homérique était destiné à cinquante personnes tout au plus ; je pensai, en voyant cette abondance, ces excès, ces prodigalités, que les derniers services seraient enlevés intacts, mais j’avais compté sans les estomacs bérézoviens. Tout disparut, tout fut englouti, et personne ne paraissait souffrir du travail de la digestion.
Au moment où nous voulions nous retirer, la maîtresse de la maison s’empara d’un plateau chargé de petits verres, puis elle offrit à toute la compagnie un vin doux, mousseux, fait avec du jus de framboises, de groseilles, du sucre et de l’eau-de-vie de France. On nomme cette boisson apogar. Cette distribution est le signal tacite du départ, que tout le monde exécute à la fois sans prononcer une parole.
13 juillet. — Aujourd’hui, j’ai assisté à un mariage. Voilà comment on procède à la cérémonie nuptiale : Ordinairement, le jeune couple se rend à pied à l’église, mais par exception la fiancée était placée sur un char recouvert de tapis et traîné à bras ; le fiancé l’avait devancée à l’église, et à l’approche du cortége il sortit pour aller au-devant de sa bien-aimée ; ils s’embrassèrent plusieurs fois, puis ils s’approchèrent d’un autel élevé au milieu de la nef. Le prêtre lisait les prières dans un missel, et le sacristain chantait à haute voix les devoirs du mariage. Les époux ne se font point de serments, ils ne se promettent pas de s’aimer ; ils échangent des anneaux, et après ce doux échange l’époux pose la couronne de fleurs symboliques sur le front de l’épouse ; ensuite le jeune couple fait trois fois le tour de l’autel ; puis on s’embrasse encore, et la cérémonie est terminée.
En revenant de l’église, j’ai appris la mort de Séverin Krzyzanowski, décédé à Tobolsk le 13 juillet. Paix aux cendres de ce grand citoyen, honneur à sa mémoire ! Que Dieu reçoive dans sa miséricorde ce martyr de la cause nationale !
20 juillet. — Enfin, je reçois des lettres ! J’ai là devant moi une lettre de ma fille. Je l’ai reconnue bien avant de rompre le cachet… On ne sait pas l’émotion que cause une lettre à une pareille distance et dans ma position… Je suis folle de joie, et je pleure… Mon adorable enfant veut venir me rejoindre. Puis-je accepter ce sacrifice ? dois-je refuser cette consolation ? D’autre part, on m’engage à détourner Pauline de son projet. Que dois-je faire, grand Dieu ?…
Nous voilà au milieu de l’été et déjà l’automne se fait sentir ; les feuilles jaunissent et les fleurs meurent sous la gelée de la nuit. Les eaux qui s’étaient retirées avancent à pas de géant, et toute la nature reprend son âpre tristesse.
Après avoir écrit mes lettres, qui doivent partir demain, j’ai senti le besoin d’une solitude absolue et je suis allée faire une promenade dans la forêt ; ma pensée était si loin de là que je me suis égarée ; errant à l’aventure, j’ai fini par remonter un ruisseau et me suis guidée en suivant ses sinuosités. Pendant que je cherchais mon chemin, j’ai rencontré deux Ostiaks qui accomplissaient leurs devoirs religieux ; voilà en quoi cela consiste : ils se placent devant un arbre, un mélèze plus particulièrement et dans le lieu le plus écarté et le plus touffu de la forêt ; là, se croyant en sécurité et loin de tous les regards, ils se livrent à des contorsions d’épileptique, ils remuent les jambes et les bras, ils se démènent comme des possédés. Ces démonstrations païennes leur sont défendues ; mais malgré le christianisme qu’ils ont accepté, ils sont et resteront païens.
J’avoue que j’ai été prise de terreur en me voyant face à face avec ces Ostiaks qui pouvaient me tuer, me sacrifier à leurs dieux infernaux pour que je ne révélasse pas leur secret. Ils m’ont laissée passer et j’ai regagné Bérézov, en jurant que je ne serais plus si brave à l’avenir. Quoi qu’il en soit, j’ai échappé providentiellement à un grand danger ; on m’a raconté qu’une femme qui, comme moi, s’était aventurée trop avant dans la forêt, avait disparu à tout jamais.
Le temps est sombre, pluvieux et les jours diminuent ; je suis forcée d’allumer ma lampe au milieu de la journée. Je fais de la tapisserie, cela n’empêche pas de penser et cela occupe, puis j’ai la ressource d’une bibliothèque assez considérable et composée de livres russes, polonais, français et allemands. Un Polonais exilé, comme nous, le comte Pierre Moszynski, a laissé cette bibliothèque en quittant Bérézov ; aujourd’hui elle appartient à la ville et se trouve à la disposition des habitants du lieu et des exilés.
Nous venons d’apercevoir des Samoyèdes qui viennent des bords de la mer Glaciale pour acheter de l’eau-de-vie, qu’ils aiment au-dessus de tout. Les Samoyèdes sont plus grands de taille que les Ostiaks ; ils ont les cheveux et les yeux noirs ; leur tête est rasée, sauf le sommet qui est orné d’une touffe de cheveux ; dès que leur barbe commence à pousser, ils l’arrachent jusqu’au jour où leur menton devient parfaitement lisse. L’idiome des Samoyèdes n’a aucun rapport avec celui des Ostiaks, mais comme ceux-ci ils sont vêtus de peaux de renne. Les femmes portent des ceintures de cuivre doré et des perles de couleur ; elles ont à la hauteur du coude des espèces de bracelets auxquels pendent des grelots. Les Samoyèdes sont païens, ils adorent le soleil, la lune, l’eau et les arbres ; en un mot, ils font une divinité de tout ce qui frappe leurs yeux ; ces croyances grossières ne les défendent pas d’une extrême superstition.
La gelée d’aujourd’hui ressemble à celle que nous avons en Pologne au mois de décembre. Les bateaux pêcheurs rentrent chargés de poisson, qu’on vend ensuite aux négociants de Tobolsk.
J’ai assisté aujourd’hui à la fête du chou : c’est une solennité qu’on célèbre ici tous les ans à la même époque. Chaque famille, aidée de ses voisins, se met en devoir de hacher des choux ; quand cette première préparation ne laisse plus rien à désirer, on la couvre de gros sel, ensuite on la met dans des pots qu’on descend à la cave. Les vivres sont assurés pour l’hiver. Le soir de ce grand jour on prend le thé et on soupe en compagnie, puis on danse ; mais quelle danse ! Il faut l’avoir vue pour y croire ; on danse sans musique, c’est-à-dire pour le seul plaisir de se fatiguer.
La terreur s’est emparée des habitants de Bérézov. Le frère de Mme X…, qui était allé à la chasse, en est vite revenu au comble de l’effarement et disant qu’il avait vu un ours noir dévorant une vache noire ; aussitôt on a mis toutes les vaches noires en lieu sûr.
Les Bérézoviens, ceux qui sont doués de quelque courage, luttent avec les ours à coups de fusil ou de hache ; cependant on emploie plus généralement un grand couteau à large lame bien affilée. Armé ainsi, on se présente devant l’animal, qui reste immobile, fasciné qu’il est par le regard du chasseur ; mais bientôt l’ours se met sur ses pattes de derrière pour se jeter sur sa proie ; à ce moment il ne faut ni attendre ni hésiter une seconde, le chasseur se précipite et enfonce son couteau dans le ventre de l’ours ; quand l’animal est abattu, on prend sa peau et on dépèce sa chair pour la manger. Les Ostiaks coupent les quatre pattes de l’ours pour en faire hommage à leurs divinités ; ils croient ainsi avoir expié le crime du sang répandu.
Mme X… vient de célébrer l’anniversaire de la mort de son premier mari. Quelle étrange cérémonie ! Rien ne ressemble ici à ce qu’on voit dans les pays civilisés. Plus est grand le respect qu’on a pour la mémoire du mort, et plus il y a abondance de gâteaux aux confitures et au raisin de Corinthe. Mme X… n’avait rien épargné. L’usage veut qu’on envoie un gâteau à chacun des membres de la famille du défunt ; outre cela, on fait porter à l’église un énorme plat de riz cuit avec du miel. Après la messe commémorative, on distribue ce régal à tous les assistants, et si, par une circonstance imprévue, quelqu’un n’a pas pu se rendre à l’église, on lui envoie religieusement une portion de riz à domicile. En rentrant à la maison, Mme X… a servi encore du riz à tous ses invités ; ce riz funèbre (j’ai presque peur d’avoir fait un calembour) est accompagné ou suivi d’une quantité de mets de toute espèce. Malgré la douleur commandée par la circonstance, on fit grand honneur au repas.
Une neige épaisse s’est répandue sur toute la contrée. Les habitants ont l’aspect d’un troupeau de bêtes ; depuis la tête jusqu’aux pieds, ils sont couverts de peaux de renne, le poil en dehors ; selon l’intensité du froid, le poil est en dedans ou en dehors. Le costume (qui ressemble à celui des Ostiaks) se compose de deux vêtements ; on nomme le premier un maltza, et le second parka. Ces vêtements enveloppent complétement et laissent seulement une petite fente pour les yeux, une autre pour la bouche et deux autres pour les oreilles. Avec de pareilles précautions, on peut affrontrer un froid de cinquante degrés. La rigueur du temps n’est donc point pour les indigènes une cause de mort ou de maladie ; si par aventure la bouche ou les oreilles se trouvent gelées, on frotte la partie atteinte avec de l’eau-de-vie froide, et bientôt, sauf une légère rougeur, il ne reste plus trace du mal.
Les femmes ostiakes portent un costume qui diffère peu de celui des hommes, sauf le voile qu’elles ne quittent pas et qu’elles ne lèvent jamais devant le père et le frère aîné de leur mari ; en présence des étrangers, elles n’observent pas cette règle. Quant à leur costume de fête, il est tout à fait féminin : les femmes ostiakes ont, en général, de longs cheveux, qu’elles divisent en larges tresses et qui tombent jusqu’aux talons ; dans ces tresses elles mêlent des rangs de perles qui se terminent par une espèce de médaille grande comme une pièce de cinq francs. Elles portent des jupons de drap rouge ou d’une autre couleur voyante ; par-dessus le jupon, elles ont un corset de drap de nuance claire, et tout autour de la ceinture, des grelots, qui produisent un son argentin à chaque mouvement qu’elles font ; ce qui donne à ce costume un aspect pittoresque, c’est un long voile rouge garni de bandes bleues et qui enveloppe tout le corps sans ôter la grâce du mouvement. Ce voile s’appelle un vakschéni. Hommes et femmes ostiaks se tatouent avec de la couleur bleue, ainsi que cela se pratique dans l’Amérique du Nord. Cette similitude d’usage ne prouve-t-elle pas qu’il y avait entre ces peuples des relations antérieures à la découverte de Christophe Colomb ?
J’ai oublié de dire qu’après la tombée de la neige, on a fait entrer dans la ville un troupeau considérable d’ours blancs ; ces animaux ont l’air presque doux et inoffensif ; leur peau est destinée au commerce des fourrures.
8 septembre 1839. — Quand un Ostiak voit une femme qui lui plaît, et s’il l’aime sérieusement, il s’adresse d’abord aux parents, et selon la fortune qu’il possède, il paye une somme qui lui donne immédiatement le droit d’emmener cette femme et de la considérer comme son épouse légitime. La somme en question varie de cinq à six francs, de cent a deux cents francs, selon la richesse de l’époux et selon le mérite de l’épouse. Quant au mariage chrétien, on s’y soumet selon ses convenances ou la possibilité.
Les lumières du christianisme pénètrent lentement dans l’esprit de ces peuples sauvages ; la religion a si peu de puissance, qu’un Ostiak, après avoir reçu le baptême, conserve souvent ses coutumes païennes. Presque tous les Ostiaks portent sur eux l’image grossière des divinités qu’ils adorent, sous le nom de Schaïtan, ce qui ne les empêche pas d’avoir sur la poitrine une petite croix en cuivre. Le Schaïtan représente la figure humaine, sculptée en bois, ou plutôt taillée dans un morceau de bois. Le Schaïtan est de différentes grandeurs, selon le prix et selon l’usage qu’on lui destine ; celui qu’on porte sur soi est petit, celui qui décore la maison est plus grand, mais dans toutes les circonstances le dieu est recouvert de sept chemises brodées en perles, puis on lui attache au cou des monnaies d’argent. Le dieu a la place d’honneur dans les huttes, dans les chaumières, et avant de commencer le repas, on a bien soin de lui offrir le meilleur morceau, en lui barbouillant les lèvres de poisson ou de gibier cru ; ce devoir sacré étant accompli, on mange en sécurité.
Les Ostiaks ont des prêtres, appelés scha-mans ; ces prêtres ont une énorme influence, qu’ils entretiennent à l’aide de la superstition et dans un but d’intérêt personnel : l’ambition et l’égoïsme peuvent se passer de science et de lumières pour corrompre les hommes !
18 septembre. — La ville est attristée par la mort d’une jeune femme qui était aimée et estimée de toute la population : elle avait épousé un des plus riches négociants de Bérézov, rien ne manquait à son bonheur, elle allait être mère ; mais les moyens qu’on employa pour hâter sa délivrance la firent succomber après d’affreuses souffrances. Quand les douleurs commencent à venir, on fait avaler à la malade une boisson composée de savon, de poudre à canon et d’autres ingrédients aussi corrosifs ; après cette boisson les convulsions se déclarent ; si la femme est robuste, elle peut résister à ce traitement barbare ; mais si elle est d’une faible complexion, elle meurt presque instantanément, elle est comme foudroyée ! Quant à l’enfant, il est parfois sauvé, alors on le plonge dans un bain, et il n’y a plus de raison pour mourir s’il a résisté à cela.
Le commerçant, qui adorait son épouse, lui a fait des obsèques d’une grande magnificence. Le cercueil était recouvert de drap écarlate, à crépines d’or. Quand on l’eut transporté à l’église, la famille de la défunte se rangea autour, et la mère du mari se mit à pousser des hurlements lamentables qu’elle interrompait pour raconter la vie, les mérites, les vertus de la morte ; puis les belles-sœurs se livrèrent au même exercice ; quant aux assistants étrangers à la famille, ils faisaient des observations critiques sur la manière dont parlaient les acteurs de cette scène.
Une femme qui se tenait derrière moi disait à sa voisine : « Vraiment, c’est plaisir de voir Mme T…, personne ne sait pleurer et sangloter comme elle ; ses filles ne la vaudront jamais. — On voit bien, lui fut-il répondu, que vous n’avez pas assisté aux funérailles du mari de Mme T… ; c’était admirable ; elle avait l’air de rendre l’âme, elle criait à ébranler les voûtes de l’église. »
Cette comédie dans la mort avait quelque chose d’attristant ; plus que personne je pouvais apprécier la sincérité de ces démonstrations, car je savais parfaitement que la belle-fille et la belle-mère se détestaient. Après la mort de sa jeune femme, son mari demeura trois jours sans boire ni manger ; aussi, pendant la cérémonie, il manqua de s’évanouir, ce qui effraya beaucoup ses trois petites filles qui l’entouraient. Les pauvres enfants ne comprenaient rien à tout ce bruit, à tous ces cris, et elles promenaient sur la foule des regards hébétés.
Quand on fut au cimetière, le veuf voulut se précipiter dans la fosse avant qu’on y eût descendu le cercueil, mais ses parents le retinrent. Après la cérémonie et les derniers devoirs, tout le monde devint calme et indifférent. Je me disposais à interroger les parents sur la cause d’un si brusque changement, mais la parole s’arrêta sur mes lèvres en entendant des conversations gaies, animées, et qui n’avaient aucun rapport avec la situation ; le plus simple respect humain n’était même pas observé.
On ne saurait assez louer l’extrême probité des Bérezoviens ; si par hasard il se produit un fait, un délit touchant à la conscience, on peut être assuré que le coupable est étranger au pays, et que cet individu vient en ligne directe de l’Europe civilisée. Ici la propriété mobilière ou immobilière est confiée à la garde réciproque des habitants ; les portes ne sont jamais fermées, elles n’ont ni serrures ni cadenas ; les précautions sont inconnues, comme le vol.
Dès que l’herbe commence à verdir, on mène aux champs les chevaux et les bœufs, et personne n’est là pour les garder ; ces quadrupèdes broutent partout sans soulever la moindre réclamation, et quand la terre ferme ne leur présente pas une assez bonne nourriture, ils abordent les îles du fleuve ; on les voit alors par troupes et comme s’ils s’étaient tous donné rendez-vous sur les bords de la rivière ; pendant quelques instants, ils ont l’air d’hésiter, ils se consultent ; puis le fort se jette à l’eau et les petits le suivent ; ainsi ils gagnent l’île qui est couverte de hautes herbes et d’une belle végétation.
25 septembre. — Nous respirons enfin ! Mme X… est partie, elle a eu la bonne pensée d’aller se loger ailleurs ; mais comme elle tient beaucoup à entretenir des rapports avec nous, elle nous a apporté un lièvre qu’elle dit avoir tué. Ce gibier est ici fort dédaigné, et quand nous avons demandé à notre hôtesse de le faire rôtir, elle a levé les épaules, craché par terre en signe de mépris, puis elle s’est écriée : « Comment ! vous allez manger cet animal immonde ? »
5 octobre. — La nuit est close à quatre heures du soir, et la gelée monte déjà à trente degrés Réaumur ; mais c’est l’ordinaire de ce climat. Un des habitants de Bérézov est venu avec son traîneau pour nous engager à faire une promenade ; nous avons accepté son offre avec plaisir.
Le renne est de la grandeur d’un veau de deux ans, et il ressemble à cet animal par le pied et par le museau ; le reste de son corps a quelque rapport avec la biche, mais les jambes sont encore plus élancés et plus fines ; ses cornes sont plus longues que celles du cerf, et son poil varie du blanc au bai clair, ou parfois il est mélangé de l’un et de l’autre. Le renne est élégant dans ses mouvements, et ses allures sont charmantes ; il perd ses cornes tous les ans, mais elles repoussent avec une branche de plus. Quand un renne a perdu ses cornes, il devient faible et incapable de travailler.
Les traîneaux s’appellent narkes ; ils sont généralement attelés de trois rennes. Une courroie qui passe sous le ventre de l’animal est fixée au traîneau ; une seule guide, attachée aux cornes, suffit pour diriger l’attelage ; le cocher tient à la main, en guise de fouet, une longue baguette de trois mètres, ferrée à l’extrémité, et qui lui sert pour arrêter les rennes. Les rennes ont le pied si sûr et si léger, qu’ils se maintiennent, sans jamais s’enfoncer, sur la surface de la neige, et qu’ils se frayent la route sans qu’il soit nécessaire de les conduire dans les chemins tracés ou les routes battues.
La rapidité de leur course est fabuleuse ; ils montent les collines les plus escarpées, ils les descendent sans se reposer ou sans ralentir le pas ; on peut les arrêter au milieu d’une grande élévation de terrain, sans qu’il y ait le moindre inconvénient.
Les conducteurs de rennes ne s’occupent pas de la nourriture de ces pauvres animaux : ils broutent le lichen qu’ils trouvent sous la neige ; quand ils ont faim, ils se débarrassent du traîneau et vont à la recherche de leur plante favorite, et quand leur repas est terminé, ils reviennent, sans qu’il soit besoin de les rappeler, reprendre la courroie. Ils sont courageux et durs à la fatigue : ils peuvent faire trente kilomètres sans reprendre haleine ; quand les rennes se sentent à bout de forces, ils se couchent sur la neige, se reposent un certain temps, et reprennent leur course avec la même ardeur ; mais si un conducteur brutal veut les forcer à marcher quand ils ont besoin de repos, ils deviennent inflexibles, et se feraient tuer sur place plutôt que d’obéir. On dit la même chose des attelages de chiens qui remplacent les rennes dans le sud-est de la Sibérie.
Les rennes ne supportent pas la chaleur : aussi, dès le mois d’avril ils se dirigent vers les monts Ourals, où les neiges sont éternelles. Les individus auxquels ils appartiennent les marquent d’un signe particulier au moment de leur départ. Cela fait, on les abandonne, et ils ne manquent jamais de revenir au gîte à l’approche de l’hiver.
La peau des rennes est très-appréciée, on l’emploie à différents usages ; leur viande est savoureuse, et la langue surtout est très-estimée des gourmets : c’est un mets qu’on sert sur les grandes tables, à Pétersbourg, à Moskou et à Tobolsk.
Notre excursion m’eût été agréable sans la rigueur du froid, et malgré mes fourrures et mes ouates, j’ai beaucoup souffert et suis encore tout engourdie ; mais après quelques heures, la bonne température de ma chambre m’a complétement remise.
Les traîneaux dont on se sert pour un long voyage ont la forme d’une boîte ; l’intérieur est garni de lits de plume et de fourrures, les petites ouvertures ménagées pour renouveler l’air sont fermées par des rideaux épais. On voyage non assis, mais couché, et aussi commodément que si on était dans son lit. Les Sibériens n’admettent pas une autre façon de voyager. 8 décembre. — Les fenêtres n’ont point de vitres : elles sont remplacées par une peau de poisson préparée pour cet usage. Cette peau est un préservatif contre le froid, le vent, et permet d’enlever plus facilement la glace, mais cela rend les appartements tristes, sombres, et empêche de voir au dehors.
Nous sommes à l’époque des plus longues nuits, le jour dure trois heures, on a des transports de joie quand on aperçoit le soleil, mais il se couche si vite qu’on n’a pas le temps de se réchauffer à ses rayons ; il ressemble un peu trop au bonheur de cette vie.
Ici, il n’y a pas d’horloges, il n’y en a même pas sur les églises. Le bureau de la police, car il y a une police s’il n’y a pas d’horloges, le bureau de la police possède un primitif sablier pour marquer les heures ; un Kosak a pour fonction de retourner le sablier à chaque demi-heure ; cela fait, il se dirige vers l’église et frappe sur la cloche, avec un marteau, autant de coups qu’il en faut pour indiquer l’heure. Le Kozak se tire assez bien de son emploi pendant le jour, mais la nuit il se perd dans ses calculs, et je me rappelle que, dans une nuit d’insomnie, j’ai compté jusqu’à quarante-cinq heures ; j’ai supposé qu’il était minuit.
Pour abréger les longues soirées d’hiver, il y a des hommes dont l’état, la position sociale est d’aller d’une maison à l’autre pour conter des histoires, des légendes et des contes. Ces espèces de bardes ne manquent pas d’éloquence ; l’un d’eux est venu hier chez moi ; j’ai retenu son récit, et je vais le rapporter : cela amusera mes enfants, si jamais ils lisent mon voyage.
Un jour, sept Ostiaks se réunirent pour aller faire une chasse ; chacun avait attelé trois rennes à son traîneau, et chacun s’était muni de vivres, sans toutefois se préoccuper beaucoup de la nourriture, car ils pensaient bien que le gibier qu’ils devaient tuer, à coup sûr, suffirait à leurs besoins.
Vain espoir ! Pendant trois jours consécutifs la chasse fut toujours malheureuse ; mais si les chasseurs s’attristaient de leur maladresse, ils ne se décourageaient pas, et tentaient la fortune pour n’avoir pas la honte de rentrer chez eux les mains vides. Le butin était bien un triomphe d’amour-propre, mais surtout une nécessité, car les familles des sept chasseurs étaient dans l’indigence.
Parcourant la forêt dans tous les sens, ils se trouvèrent en vue d’une vaste plaine d’une aridité effrayante ; pas un brin d’herbe, pas un arbre ne se montrait à la surface de ce terrain. Les chasseurs demeurèrent stupéfaits ; ils connaissaient bien le pays, et ils n’avaient encore rien vu de semblable ; ils convinrent de traverser la plaine pour découvrir, soit un ruisseau, soit quelque végétation, soit enfin une hutte ou une cabane ; mais ils avançaient, ils avançaient et l’aspect ne changeait pas : la faim, la soif se faisaient sentir et les provisions étaient presque épuisées ; ces mâles visages, ces natures faites pour la fatigue exprimaient la plus profonde détresse ; ces hommes aux cœurs forts et courageux poussaient des cris d’angoisse ! « Qu’allons-nous faire ? dirent-ils, irons nous en avant ou retournerons-nous sur nos pas pour rentrer sous notre pauvre toit plus misérables que nous n’en sommes partis ? »
Au moment qu’ils tenaient conseil, ils aperçurent à l’horizon une trombe de neige poussée par un vent furieux.
« Nous allons périr, dirent les chasseurs, il n’y a aucun abri, aucun espoir de salut ! — La neige va nous ensevelir, reprit l’un d’eux ; mais quand la trombe aura passé, nous pourrons revenir à la surface, en travaillant tous les sept des pieds et des mains. » À peine ces paroles étaient-elles prononcées, que les chasseurs virent devant eux un géant, fils d’un mammouth antédiluvien, et qui portait dans sa main un arc gigantesque. J’oubliais de dire que le géant était monté sur un traîneau.
« Où allez-vous ? que faites-vous là ? dit l’être surnaturel d’une voix tonnante.
— Nous tentons le hasard de la chasse, répondirent les chasseurs, mais le malheur nous poursuit et nous n’avons trouvé ni bois ni gibier.
— Dirigez-vous vers l’orient, reprit le géant ; quand vous verrez trois grands mélèzes et une grosse pierre qui sera à côté du tronc pourri d’un chêne séculaire, la fortune viendra à vous, le gibier vous surprendra par sa beauté, sa variété, son abondance.
— Mais comment arriverons-nous à l’endroit indiqué ? dirent les chasseurs ; nous sommes désorientés, perdus ; nous ne voyons qu’une nappe de neige interminable. »
Le géant tira une flèche du fond de son traîneau, l’ajusta à son arc, la lança dans l’espace et dit : « Suivez la trace qu’elle aura marquée. »
Les chasseurs obéirent, ils suivirent la direction de la flèche et arrivèrent à l’endroit où cette flèche était fixée dans la neige. Tous se précipitèrent pour s’emparer le premier du talisman, mais la force des sept hommes ne put parvenir à le déraciner. Il faut dire que la flèche était proportionnée à la main qui l’avait lancée.
Après la première émotion, les chasseurs se prirent à regarder autour d’eux. Quelle ne fut pas leur surprise en apercevant les trois mélèzes, la grosse pierre et le tronc d’arbre ! Bientôt toutes les prédictions du géant se vérifièrent, car ils ne tardèrent pas à voir de çà et de là une immense quantité de gibier. Un coup de fusil tiré au hasard abattait un renard ou une hermine. La chasse, aussi facile que magnifique, fut si considérable, que les sept traîneaux avaient peine à la contenir.
Les chasseurs pensèrent un moment qu’il serait prudent de regagner leur gîte après un si riche butin ; mais en se voyant à l’endroit même ou ils avaient fait la rencontre du géant, ils s’arrêtèrent et se demandèrent si la reconnaissance ne leur commandait pas d’aller remercier leur bienfaiteur ; la chose était possible, car on distinguait sur la neige les sillons du traîneau qui avait emporté le géant.
Ils suivirent cette direction, et chemin faisant ils rencontrèrent encore le plus beau gibier ; mais ils ne voulurent pas s’arrêter, tant ils étaient empressés de contempler leur sauveur. Enfin, l’asile sacré leur apparut, et le géant, comme un simple mortel, vint à leur rencontre, suivi de son épouse et de son père ; après les salutations réciproques, le géant sortit un moment, tua quatorze rennes, et ordonna à sa femme de les préparer le mieux possible pour le souper, mais il commença par en détacher les têtes et les offrit aux chasseurs. Les Ostiaks sont très-friands de ce régal ; cependant les chasseurs témoignèrent un grand étonnement en voyant les apprêts du souper, et dirent modestement qu’ils ne pourraient pas manger tout ce qu’on leur servait. « Vous ferez comme vous l’entendrez, répondit le géant ; moi je n’ai rien changé à mes habitudes ; ce que vous voyez là est mon ordinaire. » Les chasseurs, malgré la capacité de leur estomac, ne purent aller au delà de deux rennes ; mais leur sobriété trouva sa récompense, car le géant fit mettre dans les traîneaux les restes du souper.
Au moment d’aller se coucher, le géant fit apporter un grand nombre de fourrures, toutes plus belles les unes que les autres, puis il les offrit courtoisement aux chasseurs, en disant : « Je veux que vous dormiez sur ces fourrures, et demain vous les emporterez avec vous. »
Quand le jour fut venu, les chasseurs se présentèrent devant le géant pour le remercier encore de sa généreuse hospitalité. Toute la famille était réunie ; le vieux père prit la parole et dit à son fils le géant : « Laisserez-vous partir ces étrangers sans leur donner quelques témoignages de votre munificence ? » Le géant s’empressa d’obéir à son père, il prit un lacet d’une longueur démesurée, le montra aux chasseurs et leur dit : « Je vais prendre des rennes ; autant il en tiendra dans mon lacet, autant je vous en donnerai. » Cela dit, il sortit sans quitter l’avenue de son palais. Un coup de sifflet se fit entendre, c’était le géant qui appelait les rennes, et les rennes accoururent, et il les attrapait soit par les cornes, soit par les jambes ; quand il en eut trente, il les distribua aux chasseurs ; ceux-ci se confondirent en remercîments, puis ils partirent.
En cheminant., ils firent rencontre d’un troupeau de rennes de la plus belle espèce. « Ah ! les belles bêtes ! » s’écrièrent-ils. Puis l’un d’eux, plus hardi que les autres, osa proposer à ses compagnons de voler les rennes, ou au moins d’en prendre quelques-uns. « Celui à qui ils appartiennent, dit-il, ne s’en apercevra pas ; il est riche et est heureux, notre conscience sera tranquille.
— La même pensée me venait, dit un autre.
— Où peut-il cacher ses trésors ? reprit un troisième, car ses trésors doivent être à l’avenant de ses rennes.
— C’est singulier, ajoute le quatrième, je songeais à cela.
— En effet, reprennent le cinquième et le sixième, vous avez tous cent fois raison, et quel mal ferions-nous en prenant quelques rennes ? Celui qui possède tant de choses a plus de bonheur qu’il n’en mérite ; rendons nous la justice qu’on nous refuse, prenons ! » Et ils se mirent à voler tous les rennes qu’ils purent attraper.
« Camarades, vous allez commettre un crime, dit le septième chasseur : ingrats et voleurs, c’est trop à la fois ; on vous a comblés de bienfaits ; vous avez de quoi nourrir vos femmes et vos enfants pendant six mois au moins, et vous êtes encore possédés du démon de la convoitise ! ne souillez pas vos mains.
— Nous ne voulons ni de ta morale ni de tes conseils, s’écrièrent les chasseurs… Allons, à l’œuvre, et que celui qui nous blâme nous laisse en paix.
— Oui, je m’éloignerai de vous ; mais avant de m’éloigner, je vous supplie encore de penser à vos enfants, car votre crime retombera sur eux.
— Nos enfants seront plus riches, c’est là l’important, et les tiens seront toujours pauvres… Sauve-toi, ajoutèrent les voleurs, ou sinon nous t’assommerons : nous serons plus sûrs de notre secret. »
L’honnête homme réunit les rennes qui lui appartenait légitimement, fit marcher son troupeau devant lui et partit la conscience tranquille, mais le cœur triste.
Quand les voleurs furent délivrés d’un témoin importun, ils s’emparèrent de trois cents rennes, et les rapprochèrent de ceux qu’ils avaient déjà, pour mieux cacher leur vol.
Tout en cheminant, s’arrêtant quelquefois pour voir si ses anciens camarades ne le suivaient pas, touchés peut-être par le remords ou par la peur ; tout en cheminant, le brave Ostiak réfléchissait. « Ils étaient honnêtes, se disait-il, et un moment a suffi pour les rendre criminels. La richesse rend-elle malheureux ? rend-elle plus heureux ? je ne le crois pas. J’ai vu des pauvres partager leur dernier morceau de pain, et je n’ai jamais vu des riches partager leur fortune… » Tout à coup il fut tiré de ses réflexions par un bruit sourd, étrange, et qui ressemblait à un tremblement de terre… Il s’arrête épouvanté, et voit devant lui le géant dont les yeux jetaient des flammes et dont la bouche écumait de rage. L’Ostiak aurait voulu être anéanti, il tremblait comme s’il eût été coupable.
« Je ne suis, dit-il au géant, ni un ingrat, ni un voleur ! j’ai ce que vous m’avez donné, je suis assez riche de vos bienfaits, je n’ai pas un vol impie sur la conscience. » Ces simples paroles persuadèrent le géant, qui se mit à courir d’un pas désordonné dans une autre direction ; il atteignit bientôt les véritables voleurs, et leur dit : « Vous avez abusé de ma bonté, vous êtes de lâches ambitieux, vous serez punis ! » et en prononçant ces mots, il prit son arc et tendit la flèche dont j’ai déjà parlé ; la flèche fut lancée et les six voleurs furent transpercés à la fois.
Après cette exécution, le géant s’approcha de l’Ostiak et lui dit : « J’ai le pouvoir de punir les coupables, et j’ai assez de puissance pour récompenser la vertu. Tu as résisté à la tentation des richesses, tu as eu le rare courage de donner un bon conseil ; tu auras le prix de ta bonne action, regarde : autour de toi tout t’appartient, ces innombrables troupeaux t’appartiennent ; possède sans crainte tes richesses et sois toujours honnête pour être digne de ton bonheur. »
29 décembre. — Les fêtes de Noël se succèdent sans interruption jusqu’à l’Épiphanie, et tout le temps de ces fêtes on se travestit, on prend différents costumes, et ainsi affublé, bariolé et masqué, on se rend des visites. Tout cela se fait sans gaieté, sans la moindre démonstration de joie ou de bonne humeur ; on est déguisé, voila tout, mais on parle très-peu.
1er janvier 1840. — Les cloches ont annoncé la solennité du jour, et chacun se fait des félicitations, des souhaits et des vœux… Quel triste jour pour moi ! je n’embrasserai pas mes chers enfants, je ne recevrai pas leurs douces caresses !… Le passé est si loin et l’avenir si obscur… Je suis allée à l’église, j’ai demandé à Dieu une espérance, une seule… En rentrant chez moi j’ai trouvé une lettre de mes enfants ; et moi aussi, je suis heureuse, je puis participer au bonheur des autres, mon cœur est tout réchauffé, je pourrai vivre puisque mes enfants pensent à moi !
21 janvier. — Deux jours avant l’Épiphanie, le délire est au comble, les Bérézoviens se livrent à des danses fantastiques : l’âge et le sexe n’y font rien, les cheveux blancs comme les cheveux noirs jettent leurs bonnets par-dessus les moulins ; les grand-mères folâtrent avec intrépidité, les petites-filles, à leur exemple, perdent toute retenue. J’ai vu une femme qui avait au cœur le deuil d’un petit enfant, et qui sautait et qui dansait avec une rage effrénée, comme si de rien n’était. Deux jours avant l’Épiphanie, on ne doit pas être triste, la gaieté est un devoir, on est fou, insensé et heureux pendant ces deux jours.
Le lendemain, quand la ville fut rentrée dans le calme ordinaire, notre bonne hôtesse est arrivée chez moi armée d’un goupillon et d’un vase plein d’eau bénite ; elle se mit aussitôt à faire des signes de croix et à répandre de l’eau bénite dans toutes les directions ; elle aspergeait, elle aspergeait, sans oublier le plus petit coin. « Qu’est-ce que cela signifie ? lui dis-je. — Puisque vous ne comprenez pas nos pieuses coutumes, me répondit-elle, je vais vous expliquer la chose. La ville dans ces derniers jours a été la proie du diable, ces fêtes et danses sans nom sont l’œuvre de Satan ; ces jeunes filles modestes qui deviennent effrontées, ces jeunes garçons qui deviennent audacieux ; ces vieilles femmes qui n’ont plus l’excuse de la jeunesse pour être folles, ces vieilles femmes qui se font plus laides, plus repoussantes en grimaçant le plaisir, toutes ces choses hideuses sont soufflées par les démons de l’enfer… Aujourd’hui il faut en finir avec le pouvoir infernal, et je répands l’eau sainte pour terrasser le démon ; il ne reviendra plus ; à tout jamais il est chassé par mes aspersions et par mes prières. »
La nuit suivante il y eut sur la ville une tempête effroyable, les volets sortaient des gonds, les toits s’écroulaient, les arbres étaient tordus, déracinés ; je crus, au plus fort de l’ouragan, que la maison allait s’abîmer. Notre hôtesse, toujours pleine de sollicitude, vint dès le matin pour s’informer de nos nouvelles ; nous la remerciâmes et nous lui dîmes que nous avions fini par dormir malgré le vacarme.
« Cela ne m’étonne pas, dit-elle, j’avais pris mes précautions ; mais vous voyez quelle a été la colère du diable ! Nous aurions tous péri dans la tempête sans mes aspersions. »
Le froid ne discontinue pas ; le thermomètre de Réaumur marque aujourd’hui trente-cinq degrés. La salive gèle avant d’arriver jusqu’à terre, et la respiration se condense en sortant de la bouche.
26 février. — C’est aujourd’hui le premier jour du carême, et, selon l’usage établi, on se rend des visites dans le but très-respectable de se demander humblement pardon des torts réciproques qu’on a pu avoir, dans le courant de l’année, les uns envers les autres. Cet usage n’est pas, comme on pourrait le croire, une vaine formule, ou quelque chose ressemblant à nos vœux du nouvel an ; non, on agit par un sentiment chrétien, plein de sincérité, et il arrive souvent que des haines envenimées, des rancunes, des inimitiés s’effacent après des paroles de pardon ou des excuses parties du cœur.
L’observance du jeûne et du maigre est poussée au dernier point. En carême, il est d’obligation de manger très-mal, ou de ne pas manger du tout. Le poisson est fort en faveur ; généralement, on le sert cru, et comme il est complétement gelé, on le coupe en petites tranches très-minces qu’on avale comme les huîtres et avant qu’il ait eu le temps de dégeler ; quelquefois on le saupoudre de poivre, mais jamais on n’emploie le sel. Quand la maîtresse de la maison apporte sur un plateau ces tranches de poisson, les convives se hâtent de les prendre, et ils vont si vite à cette besogne que la croûte de glace qui entoure les tranches n’a pas le temps de fondre. Le poisson, si apprécié en hiver, n’est pas dédaigné en été, et on le mange encore cru. Il y a toujours foule aux abords de la rivière ; on attend les pêcheurs, et quand ceux-ci vident leurs filets, les femmes et les hommes s’emparent du poisson et le coupent par tranches quand il est encore vivant. 3 mai 1840. — « La corneille ! la corneille » Un jeune garçon entra précipitamment dans notre salon en poussant ce cri, puis il disparut en donnant des signes de joie ; nous descendîmes aussitôt pour demander à notre hôtesse le but de cette singulière visite. « Les corneilles, nous répondit-elle, annoncent l’approche du printemps, et avec le printemps, la joie, le bonheur, l’abondance renaissent ; celui qui aperçoit la première corneille va de maison en maison, et ce messager de l’espérance est toujours le bienvenu. »
Il y a six semaines que le docteur Wakulinski, élevé à l’université de Wilna, est à Bérézov, en expiation de son ardent patriotisme. Notre similitude de position était un lien ; nous avons vu souvent cet excellent Polonais, et peu à peu il s’est sérieusement attaché à ma compagne, Joséphine Rzonzewska. Les sympathies qui naissent dans le malheur ont un caractère sacré. Joséphine partage l’affection du jeune exilé, qui a demandé sa main et qui l’obtiendra si c’est le plaisir de l’empereur Nicolas : car ici on ne peut pas aimer et se marier sans la volonté souveraine de l’empereur. Ce projet me remplit de joie ; un intérêt bien cher va se glisser dans ma vie et d’une façon bien inespérée !
On salue ici le retour des beaux jours, et nous, nous avons célébré notre anniversaire du 3 mai 1791, anniversaire glorieux et cher à tous les cœurs polonais. La foi en l’avenir qui soutient la Pologne au milieu des persécutions et du martyre a tenté une nouvelle régénération politique, mais l’influence étrangère devait étouffer dans ses serres ces généreux efforts.
Nota. — Rendue à ses foyers et à sa famille après cet exil, Mme Félinska est morte en 1859. Par un étrange revirement de choses et d’opinions, son fils a été nommé, en 1862, archevêque de Varsovie par l’empereur Alexandre II.