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De Paris à Bucharest/Chapitre 23

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XXIII

DE PASSAU À LINZ.

Passau et ses trois fleuves. — Harmonie entre la plaine et les montagnes. — Le sanctuaire de Mariahilf. — Une troupe de pèlerins à bord du Dampschiff.

Vilshofen est une petite ville à l’embouchure de la Vils, dans le Danube, et à une heure de Passau. Le paysage y change d’aspect. Depuis Ratisbonne, nous descendons au sud-est parallèlement à la chaîne du Bohmerwald, et en la serrant à chaque tour de roue de plus près. La rive gauche s’est donc chargée de collines qui ont pris de plus en plus l’aspect de montagnes onduleuses, aux sommets arrondis, d’où descendent de vertes prairies et des forêts aux teintes plus sombres, manteau de velours que la nature a jeté sur les épaules d’une reine, et dont les franges baignent dans le fleuve.

La rive droite, jusqu’ici fort plate, s’accentue à son tour ; Les derniers contre-forts des Alpes Rhétiques qui courent entre l’Isar et l’Inn viennent y mourir en tombant dans le Danube, dont ils resserrent le cours. Aussi n’a-t-on pu, en 1825, ouvrir une route le long de la rive qu’en coupant le flanc de la montagne. En souvenir de ces travaux d’Hercule, on y a taillé en plein roc un lion colossal.

Nous sommes à l’entrée d’une vallée magnifique et sauvage où le Danube s’enferme jusqu’aux approches de Vienne, et qui défie toute description. J’ai vu l’Elbe et la Suisse saxonne, le Rhin et ses bords tant vantés, de Mayence à Bingen et de Bingen à Coblentz ; c’est moins beau. Mais la mode mène là et ne conduit personne ici.

Cette vallée s’élargit cependant en de certains points. Ainsi au-dessous de Neuhaus, une heure avant d’arriver à Lintz, puis à quelque distance en aval de cette ville jusqu’à Wallsee, enfin de Krems jusqu’à Vienne, les montagnes s’écartent de la rive, le fleuve coule plus lentement et contourne des îles qui le divisent en plusieurs bras. Cette succession de sites différents offre un charme de plus. L’œil, comme l’esprit, se fatigue d’une beauté toujours la même, et l’ennui naîtrait, en voyage, comme en poésie, de l’uniformité.

Aux endroits où la vallée se resserre, à ceux aussi où la gorge finit, il arrive souvent que les rochers de la rive traversent le fleuve. Ils s’abaissent assez pour que les eaux passent par-dessus eux, excepté quelques orgueilleux qui, comme il s’en trouve partout, lèvent leur tête plus haut. Ce sont les rapides du fleuve ; on les redoutait beaucoup autrefois ; la poudre aidant, on se rit d’eux aujourd’hui. Ils ne font plus que procurer le plaisir d’une légère émotion. Nous venons de rencontrer le premier, c’est celui de Vilshofen, dont je vous ai parlé tout à l’heure.

Passau, la dernière ville de la Bavière sur la rive droite du Danube, réunit deux avantages qui ne se rencontrent pas toujours en même temps : elle est à la fois, pour le soldat ou le politique, une position militaire, et, pour le peintre ou le poëte, un site ravissant au confluent de trois cours d’eau, dont deux comptent parmi les plus grands de l’Europe : le Danube, qui lui arrive de la forêt Noire ; l’Ils, qui descend des monts de Bohême, et l’Inn, qui lui vient du Tyrol. Tous trois se réunissent au pied du Georgenberg, qui porte fièrement une forteresse aujourd’hui peu redoutable, l’Oberhaus[1], et domine d’une hauteur de cent vingt mètres les fleuves, la ville et les trois faubourgs. On vante la vue dont on jouit à son sommet. J’aurais bien voulu y monter, mais le bateau ne s’arrête à Passau que quelques instants pour y déposer et y prendre voyageurs ou marchandises. Entre ceux qui partent se trouvent ceux que j’aurais voulu garder, mon savant et les deux fiancés.

Passau.

Au confluent des trois fleuves, on me fait remarquer la nuance différente des eaux : celles de l’Ils, claires mais brunâtres comme toutes les sources qui ont filtré a travers les roches granitiques du Böhermerwald ; celles du Danube, qui, dans les jours de calme, sont d’un vert d’émeraude ; enfin les flots jaunes de l’Inn, qui, torrentueux et violent, ronge partout ses rives. La masse d’eau que l’Inn apporte est peut-être supérieure à celle du Danube ; elle est du moins plus large[2], mais ne vient pas de si loin. Grâce à l’Inn, le Danube emporte à la mer Noire toutes les eaux du Tyrol allemand et de la Suisse que le Rhin, le Rhône, le Tessin et l’Adige ne prennent pas pour la mer du Nord et la Méditerranée.

Admirable harmonie des choses ! sur la cime et les flancs des Alpes, au point culminant et au centre de l’Europe, se trouvent des neiges éternelles qui, réunies, formeraient une mer de glace ayant quatre cents lieues de superficie et parfois cinq à six cents pieds de profondeur. Cette mer sert de réservoir aux fleuves européens et cause en partie la fertilité d’une moitié de notre continent. L’été chaud qui, dans la plaine, tarirait les fleuves, dans la montagne fond le glacier, alimente les sources et envoie de l’eau aux rivières épuisées : c’est la nature morte qui donne la vie.

Passau est une des plus vieilles cités de l’Allemagne. Les Boies, ancêtres des Bavarois, et qui étaient une tribu gauloise, avaient construit un grand village sur la langue de terre au bout de laquelle l’Inn et le Danube se réunissent. Les Romains en firent un camp ou ils établirent des cohortes bataves (Batava castra) : de là le nom moderne. Quand Lorch eut été détruit, en 737, par les Avares, l’évêque de cette ville se réfugia à Passau et y installa son siége. C’est l’origine de la riche principauté ecclésiastique dont l’ancien campement des légions romaines fut la capitale. Toutes les églises qui s’élevèrent dans la vallée du Danube, de l’Inn à la Leitha, eurent Passau pour métropole, même celle de Vienne, qui ne fut érigée en évêché qu’en 1480 ; et jusqu’à l’empereur Joseph II, le grand révolutionnaire autrichien, l’évêque souverain de Passau posséda de nombreux domaines en Autriche.

C’est dans l’hôtel de la Poste que fut signée en 1552 la transaction de Passau, qui annonça au monde la ruine des ambitieuses espérances de Charles-Quint, la victoire du protestantisme et l’avénement prochain de la liberté de conscience. Cette petite ville a donc vu un des événements considérables de l’histoire générale du monde.

Passau, qui fut sécularisé en 1802 et donné à la Bavière, n’a que douze mille habitants ; mais bien que cette ville se trouve éloignée de tout chemin de fer, il est impossible que sa prospérité ne grandisse pas. La navigation à vapeur vient de s’établir sur l’Inn et sur la Salza, son affluent. Le 7 avril 1857, le Prince-Otto, de la force de cinquante chevaux, remonta de Braunau jusqu’à Salzbourg au milieu de l’enthousiasme des populations riveraines. Passau est donc l’entrepôt naturel non-seulement des produits du Tyrol, que l’Inn lui apporte, mais de ceux du riche pays de Salzbourg, que le chemin de fer de Munich à Lintz n’emportera pas tous.

Cette prospérité, toutefois, ne pourra aller bien loin, parce que la vallée de l’Inn est plus riche en beautés pittoresques, en sites charmants ou grandioses, qu’en terres fertiles, en cités populeuses et actives. Quand l’Inn a apporté les bois du Tyrol et les sels du Salzbourg, il ne faut pas lui demander autre chose. Cette pauvreté commerciale et la direction sud-nord de son cours ont fait de lui l’affluent au lieu du bras principal du Danube, comme la masse de ses eaux lui permettait d’y prétendre. Pour Rome, qui a arrêté il y a dix-huit siècles la géographie de ces contrées, l’Inn n’était qu’une route des Alpes vers la Germanie ; le Danube, dans son cours d’occident en orient, était bien plus, le large fossé qui défendait les approches de son empire, la barrière de deux mondes.

En sortant de Passau, il faut se retourner bien vite, tandis que la vapeur vous entraîne, pour contempler une dernière fois la ville et ses faubourgs ; car sur le Danube, on ne la voit bien que de ce côté. Le regard plonge dans les vallées par où les deux grands fleuves arrivent, puis remonte sur la ville étagée en amphithéâtre et qui sort d’un océan de verdure. Elle n’a point de beaux édifices, dit-on ; mais à cette distance le détail échappe et l’ensemble est saisissant, encadré qu’il est, à droite, par le château d’Oberhaus, avec ses remparts que rien n’empêche à cette distance de croire formidables ; à gauche, par la colline qui porte l’église de Notre-Dame de Bon-Secours (Mariahilf). Si son escalier de deux cent quarante-sept marches n’était pas couvert, j’y verrais sans doute quelque pèlerin en monter à genoux les degrés, et disant à chaque marche une oraison.

L’escalier Mariahilf, à Passau.

Mais M. Lancelot l’a monté pour moi, sur ses deux pieds, bien entendu. Comme ce n’était pas jour « d’expiation, » il n’y trouva que deux ou trois mendiants et quelques femmes qui avaient pris par là pour abréger l’ascension de la colline.

Avec un pareil site, des Italiens eussent fait merveilles. Le Tedesco paraît bien avoir eu l’intention d’appeler, lui aussi, l’art au secours de la religion. Ils ont du moins creusé dans la muraille de gauche une multitude de niches ; mais les statues n’y sont pas ; point de fresques non plus, aucune sculpture : c’est tout bonnement un escalier pour monter, comme la colline, au lieu de porter ces magnifiques platanes, l’ornement des terres du Midi, n’est qu’un prosaïque verger au maigre feuillage.

Ces apparences refroidissaient déjà le zèle de notre artiste et l’arrêtaient au bas des deux cent quarante-sept marches, « lorsque, me dit-il, un rayon de soleil, perçant juste à ce moment, au sommet du Calvaire, qu’il emplit de sa lumière dorée, me sembla une promesse et un encouragement. Je fis donc l’ascension. Au dernier palier, je rencontrai une grande belle jeune fille en robe de soie, à volants modérés, coiffée de l’immense foulard noir, dont les bouts retombent par derrière, plus bas que la ceinture, et qui constitue la coiffure des femmes du peuple dans l’archiduché.

« Le rayon de soleil tenait déjà ses promesses. À défaut d’une œuvre d’art, qui manquait encore, une belle créature ! Bien chaussée, ce qui est rare ; bien gantée, ce qui l’est plus encore ; l’air modeste et presque touchant. Elle me salue d’un Gut morgen harmonieux, auquel je réponds par le plus respectueux de mes saluts.

« Mais les deux cent je ne sais combien de marches et mes espérances aboutissent à une chambre carrée, pleine de grandes croix en sapin, de sept à dix pieds de haut, que des pèlerins ont apportées en rampant sur leurs genoux, et de béquilles, d’écharpes, de voiles, de fleurs fanées, de tableaux votifs où des peintres en bâtiment ont dessiné des apparitions miraculeuses ; un pêle-mêle enfin d’ex-voto que les yeux des fidèles peuvent seuls regarder ; S’ils représentent en effet une grande somme de piété, qu’on serait tenté d’appeler d’un autre nom, ils n’ont pas une parcelle d’art. J’ai vu en Italie bien des sanctuaires analogues, mais presque toujours un Bambino radieux ou une chaste Madone de quelque maître, glorieux ou inconnu, cachait sous son éclat ces signes de misère humaine et ouvrait à la fois, pour les yeux et le cœur, le ciel de l’art et du sentiment religieux.

« Ici, rien. Je sortis bien vite et m’arrêtai quelque temps à contempler la ville, dont les blanches terrasses, vivement détachées par le soleil sur le fond des montagnes, me rappelèrent certains aspects de Gênes. C’est là, en face de cette belle nature, qu’il faudrait venir prier.

« J’ai retrouvé plus tard la modeste créature de là-haut ; Son Gut nacht était tout aussi harmonieux que son Gut morgen, mais je n’étais plus sous l’influence du lieu et du soleil. J’y vis plus clair, pourtant, et je gardai mon salut, honteux d’avoir cru à la candeur des figures allemandes et d’avoir été plus naïf que la naïve Allemagne. »

Notre artiste oublie qu’il y a de ces candeurs-là partout, et que dans certaines natures Dieu et Satan font très-bon ménage.

M. Lancelot ne fut pas heureux dans ses rencontres aux lieux de pèlerinage ; peut-être bien qu’il n’y portait pas les dispositions nécessaires. Au gros bourg de Marbach qui s’adosse à une montagne rocheuse dominée par l’église de Maria-Taferl, un sanctuaire très-renommé, son bateau fut envahi par une bande de pèlerins. C’étaient en majorité des femmes, presque toutes vieilles, et dont pas une, parmi les jeunes, n’était jolie ou n’avait cette autre beauté qui vient de la grâce. Leurs faces bulbeuses. ou tachées, d’un ton violâtre, accusaient un type vulgaire où ne coulait pas un sang généreux ; et pressées qu’elles étaient toutes à l’arrière du bateau, on les eût prises pour un bouquet fané de fleurs des champs. Le costume était à l’avenant : des châles et des chapeaux qui semblaient n’avoir jamais pu être neufs recouvraient des friperies printanières aux nuances délicates, et donnaient le triste spectacle, le plus laid de tous, celui de l’indulgence qui laisse voir ses misères à travers les trous d’une opulence. menteuse, comme ces pauvres de Londres dont l’habit noir rapiécé a déjà passé, avant d’arriver à eux, sur les épaules de trois ou quatre propriétaires placés les uns au-dessous des autres dans l’échelle sociale. Que j’aime bien mieux la grosse veste de bure de nos Auvergnats et la robe courte de futaine rayée que l’Opéra n’a pas dédaigné parfois d’emprunter à nos paysannes pour la mettre au milieu de ses magnificences.

Le petit nombre de pèlerins qui représentaient très-légitimement dans la troupe le sexe laid étaient nu-pieds, comme la plupart des femmes, portaient comme elles au cou des chapelets, des images saintes encadrées de laiton estampé et dont quelques-unes, au moins de format in-octavo, descendaient sur un tablier bleu à bavette.

Deux ou trois des femmes moins laides que les autres riaient et caquetaient avec des soldats en tunique de toile blanche. Un d’eux était pourtant le type le plus parfait de la sottise satisfaite d’elle-même. Son nez gros, mou et tombant, ses cheveux plats sur de grandes oreilles sans orbe, ses lèvres épaisses et son petit œil à fleur de tête justifiaient bien l’épithète de bruta tedesca, qu’un brave Polonais du bord lui décernait avec une satisfaction très-évidente.

Ce Polonais, en costume hongrois et qui parlait italien, avait dans le cœur toute la haine que ses trois patries ont bien le droit de vouer à l’Autriche.

Au bout de quelques heures, le bateau déposa nos pèlerins à terre, auprès d’un gros village. La population entière les attendait en habits des dimanches. On tira des boîtes, des pétards, des coups de fusil, et les cloches sonnaient à toute volée. N’était-ce pas justice ? Ces bonnes gens étaient ceux qui étaient allés prier pour eux et qui leur rapportaient la protection des saints patrons.

Il est des hommes capables de peupler la solitude des cieux de leurs austères pensées ; mais il en est d’autres pour qui le ciel doit s’abaisser jusqu’à la terre. L’Évangile a dit : « Laissez venir à moi les petits enfants. » Qu’ils viennent d’un pas ferme ou tremblant, peu importe, pourvu qu’ils viennent !

Un de mes amis, M. Durand, qui a fait un charmant livre sur le Danube allemand, a rencontré aussi de ces pèlerins de Maria-Taferl, mais il a eu meilleure fortune que M. Lancelot. « Ils étaient une centaine, dit-il, et ils avaient dans les mains des rameaux fraîchement coupés. Quand le bateau eut repris sa marche, ils ne s’assirent point d’abord. Leur chef, un grand vieillard blanc comme un patriarche, les rassembla autour de la bannière, et, debout, tête découverte, tournés vers la rive, ils firent par un cantique leurs adieux à la Madone de Maria-Taferl. Les paroles n’étaient pas pompeuses ; leurs vois rauques et fatiguées ne flattaient pas l’oreille, pourtant il se fit autour d’eux un grand silence. On venait de toutes parts pour les entendre, et la curiosité faisait soudain place au recueillement. De toute prière prononcée par des voix sincères s’élève une secrète émotion qui touche le cœur et l’incline devant Dieu. Et quelle grandeur n’ajoutait pas à cette scène la vue du fleuve, la beauté de ses rives, la présence des montagnes, l’étendue de l’horizon. »

V. Duruy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. L’Oberhaus n’a qu’une garnison de cent cinquante hommes et le château n’est guère qu’une prison.
  2. Le pont de bois sur l’Inn a 760 pieds allemands (Füsse), celui qui est sur le Danube n’en mesure que 677. Le Füss = 324 millimètres, ce qui donne aux deux ponts 246 et 219 mètres.