De Paris à Bucharest/Chapitre 32

La bibliothèque libre.


XXXII

PESTH.


Premier coup d’œil. — Costumes et physionomies de femmes. — Campement de paysans. — Un petit-fils d’Attila portant une crinoline. — Les Slovaques. — Une maison bâtie en dansant. — La chambre des députés. — M. Deak. — Un paysan du Danube.

Nous débarquons près du pont, un pont véritablement monumental. J’ai rarement vu de scène plus animée. D’immenses barques que l’on charge ou l’on décharge, des bateaux à vapeur qui arrivent, des voitures qui amènent ou qui attendent les voyageurs, des garçons d’hôtel qui crient en toutes langues, des portefaix, des paysans avec leur attirail de jour de marché, une foule de promeneurs, de curieux. La plupart des maisons qui bordent le quai sont des cafés, des restaurants, des hôtels de première classe, comme disent les guides, et, de plus, polyglottes, car on y parle tout à la fois le français, l’allemand, l’anglais, l’italien et le hongrois. Au dehors une architecture pleine d’élégance ; un luxe éblouissant à l’intérieur, salles à manger splendides, ouvrant sur des cours remplies d’arbustes et de fleurs, larges escaliers à rampes douces, partout le marbre et le stuc, des glaces sur tous les murs, des peintures à tous les plafonds. Les chemins de fer ont métamorphosé les hôtels en palais.

Barques sur le Danube. — Dessin de Lancelot.

J’ai ouï parler de la beauté des rues de Pesth, de ses larges places, de ses brillants magasins. Je verrai cela plus tard. Je ne suis occupé pour le moment qu’à considérer la foule aux allures si vives, aux types accentués, au costume pittoresque qui encombre les rues. J’arrive dans un bon moment (juin 1861). La Diète siége, et de tous les points du pays magyar des multitudes sont accourues, nobles, propriétaires, bourgeois, pour assister ou pour prendre part aux débats. Ici tout le monde, jusqu’au dernier paysan, s’intéresse aux affaires publiques. La discussion de l’adresse a ravivé les espérances éteintes. La nation se sent revivre. Il y a comme une fièvre de patriotisme dans l’air. La population tout entière, hommes et femmes, riches et pauvres, grands et petits, a repris le costume national abandonné depuis 1848. Le drapeau tricolore hongrois, vert, blanc et rouge, flotte aux fenêtres de toutes les maisons. Presque partout il est cravaté d’un crêpe. Je remarque que la plupart des passants portent également le crêpe au chapeau ; on m’apprend que c’est en mémoire du comte Téléki, mort il y a cinq semaines. Le comte Téléki était le chef du parti national avancé. Placé entre ses convictions politiques et l’engagement qu’il avait pris envers l’empereur François-Joseph, à la suite de son arrestation à Dresde, il avait mis fin volontairement à ses jours en se tirant un coup de pistolet dans le cœur, le jour même (8 mai) où il devait paraître à la Diète pour combattre au nom du parti radical, l’exposé et le projet d’adresse de M. Deak ; et de même que pour le comte Szechenyi, mort l’année précédente à Nagy-Czany, l’Académie hongroise, le Casino, la Société littéraire de Pesth, avaient décidé, pour honorer la mémoire du « plus grand Magyar » que la nation serait invitée à. porter le deuil pendant six semaines.

Cette population est vraiment superbe. Les femmes ont une allure vive et décidée, je ne sais quoi de franc, de cavalier dans l’air et la démarche, qui rappelle Diana Vernon. L’ensemble est peut-être un peu garçon ; mais si beau et si bon garçon ! Notez que le costume prête un peu à l’illusion. Il ne diffère guère de celui des hommes que par la jupe : une chemise froncée au cou, à larges manches richement brodées et serrées un peu au-dessus des poignets qu’elles recouvrent de flots de dentelles ; un corsage spencer, rouge, ou noir, ou vert, à torsades, franges et boutons d’argent, dessinant leur taille cambrée et souple, qu’amincit élégamment une jupe claire, très-ample, souvent assez courte. Sur une épaule, jeté à la hussarde, un dolman de soie ou de velours retenu par une fourragère. Pour coiffure, le chapeau national si connu, à bords très-relevés, surmonté d’une aigrette de plumes fièrement dressée. Le pied bien cambré est chaussé de brodequins, quelquefois d’une petite botte en maroquin rouge dont l’éperon sonne gaiement et en cadence.

Pour un échappé de Paris, amateur comme moi du pittoresque, rien d’attrayant comme une course au hasard, à travers les rues de Pesth, à une époque comme celle-ci.

Campement de paysans, à Pesth. — Dessin de Lancelot.

Les marchés ont aussi leur physionomie. Ils se tiennent ordinairement sur les quais. De longues files de voitures sont rangées le long du fleuve. Toutes ces voitures ont la même forme. Posant sur quatre roues, longues, étroites, elles forment à l’arrière une espèce de tente à laquelle sont suspendus de grands paniers de légumes et de fruits, ou des cages remplies de volailles. Pendant que le mari étale et vend ses denrées, la femme (car toute la famille est du voyage), descendue au bord du fleuve, fait, sur un âtre improvisé, cuire le dîner commun dans une grande marmite en fer. Une natte posée à terre et surmontée de cerceaux que recouvre une seconde natte, abrite les enfants qui piaillent ou qui dorment, pendant que les chevaux (l’attelage est toujours double) piétinent d’un air inquiet mordillant et tirant à eux tout ce qui est brin d’herbe ou brin de paille. La vue de ces attelages primitifs reportait ma pensée aux temps où les hordes sauvages d’Attila débouchèrent pour la première fois des plaines de l’ancienne Dacie, dans les steppes de la Pannonie septentrionale. Au même instant je crus voir surgir devant moi un des compagnons mêmes du Fléau de Dieu. C’était une façon de paysan, nez camard, œil rond, pommettes larges et saillantes, moustaches traînantes, teint brun, vêtu d’un gilet en peau de mouton et d’un large pantalon de grosse toile, maintenu à la taille par une écharpe, et frangé par le bas et retombant sur de grosses bottes ferrées et éperonnées. Pour coiffure, un large chapeau à bords relevés, cachant à demi ses oreilles, le long desquelles pendaient deux longues nattes de cheveux. Je m’amusais à suivre des yeux cet individu qui allait par les rues, regardant et cherchant de l’air naïf et ahuri d’un sauvage. Tout à coup je le vis s’arrêter devant un magasin de confection pour femmes, où s’étalait un assortiment complet de robes, manteaux, pardessus, à la dernière mode… de Vienne. Il considéra longtemps ces produits variés de la civilisation moderne, allant de l’un à l’autre en hochant la tête comme un homme à la fois embarrassé et contrarié. À la fin, désespérant sans doute de trouver ce qu’il cherchait, il prit le parti de s’adresser à la marchande, et prononça d’un accent guttural et sourd une phrase de laquelle je ne saisis que ce seul mot : Crinolinoch. Il fallait voir son étonnement quand la dame eut décroché et placé devant lui une espèce de cage tissée de crins soutenus par des cercles de jonc en guise d’acier, qui se balançait à la devanture du magasin. Il tournait et retournait ce singulier engin, et semblait se demander de quel usage il pouvait être à la coquette villageoise dont il était sans doute le messager. Il fallut les assurances réitérées et les démonstrations de la marchande pour le décider à en faire l’achat. Il l’emporta enfin, à bras tendu, d’un air embarrassé et inquiet qui témoignait tout à la fois de la crainte de détériorer son fardeau et du mépris qu’il lui inspirait. Je crus même surprendre sur sa physionomie boudeuse une réflexion pénible ; comme un regret d’être l’introducteur de cet étrange produit d’une civilisation, qui devait avoir quelque chose de mieux à fournir à son village.

Campement de paysans au marché, à Pesth. — Dessin de Lancelot.

J’ai rencontré d’autres fois, errant par les rues de Pesth, de ces habitants des puzstas chez qui le type générique s’est conservé dans toute sa pureté. On les distingue sans peine à leur démarche hésitante, à leurs regards qu’ils portent deçà, delà ; omnia circumspectantes tanquam ignota, comme dit Tacite des Calédoniens. Demandez-leur ce qui les étonne le plus parmi ces merveilles de la capitale qu’ils contemplent pour la première fois, ils seront capables de vous répondre comme ce doge de Gênes à Louis XIV : « C’est de m’y voir. »

Le Magyar, même le simple paysan, se donne des airs de gentilhomme. Il laboure volontiers son champ, mais il répugne aux métiers de rude labeur, non par paresse, mais par orgueil. L’orgueil est le péché mignon du Magyar. Pesth emploie journellement sept à huit mille ouvriers maçons, terrassiers, débardeurs, plâtriers, badigeonneurs, etc. Dans le nombre vous trouverez à peine un Hongrois. La plupart sont des Slovaques. Les Slovaques habitent le nord-est du royaume, et parlent un dialecte bohême. Ce sont les Limousins et les Auvergnats de la Hongrie : à la fois lents et durs au travail, un peu lourds d’esprit, taciturnes, économes. Une chemise de toile blanche s’arrêtant à la ceinture, un pantalon tellement large que je l’ai pris longtemps pour un jupon, composent tout leur costume. Ils remplacent la botte éperonnée par un carré de cuir replié sur le pied et se reliant à la jambe au moyen de courroies. C’est l’ancienne chaussure sarmate. Leur chapeau à bords plats est si large qu’il les abrite comme un parasol.

Le retour du marché de Pesth. — Dessin de Lancelot.

Les femmes slovaques ont le monopole du badigeonnage. On les rencontre par groupes assez nombreux, qui stationnent, attendant la pratique, à l’angle de certains carrefours. Elles sont assises en rond autour d’un faisceau de grosses brosses emmanchées de longues perches. De grands seaux remplis de couleur blanche, les provisions d’un frugal repas, complètent leur attirail. Elles servent en même temps d’aides-maçons. Je m’arrête souvent à regarder courir le long des échafaudages et grimper sur des rampes conduisant d’étage en étage ces vaillantes créatures en jupons courts, aux bras robustes et aux pieds nus. Portant sur la tête un petit baquet rond, à oreilles, elles s’élancent vivement par file de douze ou quinze, escaladent les hauteurs, enjambent les poutres et pivotent aux encoignures avec une aisance et un aplomb admirables, ralentissant parfois leur marche aux passages difficiles, mais n’hésitant jamais. Une main soutient leur baquet ; l’autre est fièrement posée sur la hanche. Leur pas ferme et leurs mouvements réguliers semblent réglés sur un rhythme musical. Elles arrivent gravement, dans une attitude de cariatide, au sommet du mur en construction, déposent leur fardeau, mortier ou briques, à la gauche des maçons, sérieux comme les maçons de tous les pays ; puis sans heurter leurs compagnes qui montent, et se servant de leur baquet vide pour équilibrer leur marche, elles redescendent en courant et en dansant comme un chœur d’opéra-comique.

Femmes slovaques dans les rues de Pesth. — Dessin de Lancelot.

La danse est une des passions des Hongrois. On sait que les hussards de Bem, après avoir enlevé une position et sabré l’ennemi, descendaient de cheval et tout haletants encore de la charge, au milieu des morts et des blessés, se mettaient à danser deux à deux les danses nationales en poussant des hurrahs frénétiques.

J’ai rencontré peu de monuments à Pesth. Mais les maisons y sont amples et commodes. Le Hongrois est hospitalier ; il lui faut de l’espace. Je remarque avec peine que la plupart des constructions modernes ont cet affreux caractère gothique-alcazar qui est si fort à la mode aujourd’hui en Allemagne et ailleurs. On m’a montré, exposé au Casino, un projet d’Université nationale, sur un plan très-vaste, conçu dans ce nouveau vieux style, qui est à la fois un anachronisme et une absurdité à notre époque. Je ne sais si ce projet est protégé par l’autorité, mais il m’a paru peu goûté des artistes.

Un peintre, que je soupçonne fort d’être poëte, me disait : « Il faut à la Hongrie, à Pesth qui sera capitale ; où le ciel est bleu, les femmes belles, fortes et hardies, les hommes pleins d’aspirations généreuses et régénératrices, une architecture qui laisse entrer librement l’air et la lumière partout. Il nous faut dans nos palais de délibérations et d’études, de la place pour tout le monde ! — Nous sommes les fils de ceux qui, dans les champs de Rakos, aux jours d’héroïsme et de liberté, à cheval, une main sur leur sabre, une main sur leur cœur sous le regard de Dieu, choisissaient le plus digne pour en faire un roi ! — Nous sommes décimés, nous ne sommes ni détruits ni dégénérés ! À notre jeunesse, qui a tant soif de science, à notre peuple, si avide et si digne de liberté, à nos poëtes que des aspirations contenues brûlent et dévorent, il faudra un jour, bientôt, le forum antique, ses longues colonnades, ses larges portiques, et la tribune aux harangues, dominés par un vaste Panthéon pour tous nos martyrs ! Mais cette architecture étriquée, mesquine, féodale, moitié caserne, moitié couvent, symbolisant faiblement encore, mais rappelant trop l’esprit de castes et de priviléges que la raison de l’homme réprouve et secoue aujourd’hui partout où l’homme pense ! c’est de l’architecture d’esclaves ! Une seule strophe de Pétoëfi, chantée par de vrais Magyars, ferait crouler ces murs, si on les élevait ! »

Le hasard voulut que je témoignasse devant un député le désir d’assister à une séance de la Diète. Aussitôt il me tendit la main : « Vous êtes Français, vous avez droit de cité en Hongrie, venez. » Il me conduisit au questeur, qui me fit placer dans la tribune des journalistes, vis-à-vis du bureau. On achevait la discussion de l’adresse, cette fameuse adresse qui devait faire évanouir toutes les espérances de conciliation entre la Hongrie et l’Autriche. L’assemblée était au complet ; les tribunes étaient combles. Je vis là de belles physionomies, énergiques et fines. Les orateurs parlaient simplement, avec fort peu de gestes, en gens pressés de faire entendre ce qu’ils croient bon qu’on sache, et qui se préoccupent peu de l’effet qu’ils produiront, pourvu que leur pensée arrive claire et nette à l’esprit de leurs auditeurs. Les radicaux, ceux qui ne veulent point entendre parler de concessions à l’Autriche, ont évidemment la majorité dans la chambre, et ce sont ceux qui triompheront dans la rédaction de l’adresse. Cependant, ils écoutent avec déférence les légistes. On appelle ainsi le parti modéré, dont M. Deak est le chef, et qui tend par ses efforts à empêcher une rupture absolue et immédiate. La physionomie de M. Deak exprime au plus haut degré la ténacité et la concentration. Un peu replet, la mise négligée, la tête enfoncée dans les épaules, les cheveux épais et tombant sur le front, l’œil abrité sous un gros sourcil, la bouche cachée par une épaisse moustache tombante, il parle, la main gauche dans sa poche, tandis que de la droite il plaque un à un ses arguments sur le dossier de son banc. Des oui ! oui ! interrompent ou suivent son discours, tandis que ses contradicteurs, plus jeunes et plus ardents, soulèvent une longue suite d’eljen (vivat) répétés à l’envie par les tribunes. Parmi les députés, j’en remarque un qui porte l’habillement de toile et le gilet de drap bleu des simples laboureurs. Il paraît n’être ni de la gauche ni de la droite. Debout, isolé et songeur, la tête appuyée sur ses mains croisées sur le pommeau d’une haute canne, il écoute. On dirait d’un ancien pasteur, chef de peuples, comme nous en voyons dans Homère. S’il prenait tout à coup la parole, j’imagine que, comme le paysan du Danube en présence du Sénat romain, il trouverait de bonnes choses à dire à l’empereur — et aux magnats.