Aller au contenu

De Paris à Bucharest/Chapitre 60

La bibliothèque libre.



LX

de cosia à intrulemn’ű.


Romnic (la Rome du Vallon). — La roue cassée. — Intrulemn’ű. — Sa légende. — Un cimetière.

À quelques kilomètres de Cosia, l’Olto forme une île assez grande qui pouvait être, au temps de Trajan, une position forte ; c’est l’emplacement de Sergiæ-Dava, cité dace de la tribu Sergiæ, comme le donne à croire une inscription sur plaque de bronze qu’on y a trouvée il y a une trentaine d’années et qui portait : Sergiæ Davensi populo[1]. Un peu au-dessous de cette île, on rencontre et l’on peut suivre quelque temps les larges empierrements de l’ancienne voie romaine, qui de Turnu (Turris nova) aboutissait à Ulpia Trajana, avant Trajan Sarmijægethusa, capitale de la Dacie ; c’est aujourd’hui un village nommé Varhely (lieu du fort), près de la petite ville de Haeseg[2]. Le pays, depuis Cosia, va toujours en s’aplanissant ; la gorge de l’Olto devient une vallée fertile et cultivée ; aux environs de Romnic, elle s’ouvre encore ; et les montagnes, moins escarpées, s’écartent pour faire place à un grand lac de verdure coupé de vergers et de champs de maïs. D’un côté seulement Romnic s’appuie à un groupe de hautes montagnes, l’Olto l’enferme de l’autre côté. Romnic Valcea[3], l’ancienne Romadova ou Romula (Rome du Vallon), est le chef-lieu du district de Valcea : c’est une des plus anciennes villes de la Valachie et le siège d’un de ses quatre évêchés. L’évêché fut créé par Radu IV, aux premières années du seizième siècle. Elle n’a rien gardé de cette époque, pas plus que de l’époque romaine.

Au milieu des masures de bois communes aux villes valaques, je remarquai bon nombre de bâtiments modernes, les uns propres, aérés, bien bâtis ; les autres, la plus grande partie, d’une architecture européenne déjà pleine de fausse recherche et trop pompeuse pour le milieu dans lequel ils s’élèvent.

Dans le cours de ce long voyage à travers tant de capitales grandes ou petites, toutes plus ou moins en proie à la fièvre d’embellissement qui tient notre époque, j’avais éprouvé la justesse de cet aphorisme : Montre-moi comment tu bâtis, je te dirai qui tu es. En l’appliquant aux nouvelles constructions de Romnic, je conclus que les idées modernes y étaient fortement aux prises avec les anciennes, et que la lutte serait longue.

Les idées nouvelles me semblent vouloir s’affirmer avec arrogance et prendre le progrès par le mauvais bout ; ce qui éblouit avant ce qui convient, le luxe avant l’ordre.

Nous ne nous arrêtâmes à Romnic que le temps de prendre une légère collation et de faire atteler à notre voiture un double quadrige fringant de petits chevaux à grosses têtes et à poil hérissé. À peine hors du pavé de la ville, ils nous emportèrent dans un galop qui contrastait agréablement avec l’allure pénible de nos bœufs. Nous étions presque en plaine. À notre droite s’étendait un vaste pâturage un peu élevé au-dessus de la route, semé de groupes d’arbres et d’innombrables cailloux roulés qui perçaient la couché de verdure assez maigre du reste. À gauche s’étendaient des champs de maïs jusqu’au lit de l’Olto, assez rapproché pour nous permettre de distinguer parfois ses eaux en ce moment assez basses, coulant entre deux rives de limon séché et blanchi.

Devant nous, aussi loin que la vue pouvait porter dans une atmosphère poussiéreuse, la route se développait droite et unie, mais toute semée aussi de ces mêmes cailloux roulés isolés ou en groupe, dont le nombre et la grosseur augmentaient toujours. On eût dit un vaste champ de pommes de terre géantes nouvellement arrachées et séchant au soleil, qui, tombant d’aplomb sur tous ces gros corps ronds, les entourait d’un mince contour d’ombre bleue tranchant sur la route blanche ; il les faisait étinceler comme des cloches de verre et chacun d’eux nous renvoyait au passage un éclair aveuglant et chaud. C’était assez étrange, mais voilà tout. Aussi laissions-nous nos postillons animer leurs chevaux et courir de toute vitesse au milieu de ces écueils. Ils s’amusaient à les effleurer des roues et déployaient pour passer au travers, sans les toucher, une adresse étonnante qui fut longtemps heureuse ; les roues rencontraient bien quelquefois un des cailloux, mais la voiture était si vigoureusement entraînée que nous en étions quittes pour un léger bond qui redoublait l’élan ; cela dura jusqu’à ce qu’un caillou moins roulé que les autres présenta à la roue une face perpendiculaire qui l’arrêta net et la coucha brisée. Nous étions échoués au milieu de l’arène brûlante à six ou sept kilomètres de Romnic et beaucoup plus loin de tout autre lieu où l’accident pût se réparer. Les deux postillons partirent à la recherche d’une roue de rechange. Mathé, peu confiant dans leur activité et dans la justesse de leur coup d’œil, les suivit, nous abandonnant, M. D… et moi, assez déconfits au milieu du désert. Les souvenirs des heures interminables que nous passâmes à attendre leur retour, sur une plaine rissolée et poudreuse, en proie à une soif ardente et à la réverbération d’un soleil dévorant, sont les plus pénibles que j’aie rapportés de mon voyage.

Accident de voiture. — Dessin de Lancelot.

Le soleil descendait vers l’horizon et j’allais m’égarer dans un immense lacis de champs de maïs à la recherche d’une source ou de la rivière, quand la roue vint enfin et avec elle les explications de Mathé et des postillons harassés d’avoir couru chez les charrons de la ville, et, peu s’en était fallu, sans succès. Nous repartîmes, mais en recommandant à nos postillons une allure modérée ; la prudence nous venait avec les épreuves ; comme trop souvent, elle venait trop tard. La route devint meilleure à chaque pas ; nous arrivions aux pentes mourantes des Carpathes : c’est la région des vignes ; à notre droite s’étendaient une suite de basses et longues collines toutes chargées de ceps verdoyants dont nous connaissions les estimables produits depuis Argis. Cette région des collines, où les terres sont siliceuses et calcaires, se développe aux pieds des Carpathes, et va jusqu’à Slatina, où commence le pays des plaines. C’est la plus favorable à la culture de la vigne, assez importante en Valachie et disséminée sur toute l’étendue du territoire. Nous ne suivîmes pas ces coteaux qui s’enrichiront un jour, je le désire, en reconnaissance du bon souvenir que j’ai gardé de leurs produits, jusqu’au célèbre vignoble de Dragachan, dont nous n’étions plus qu’à quelques kilomètres. Nous tournâmes le dos à l’Olto pour entrer dans une petite vallée où les pruniers remplacent les vignes. Une course d’une heure, dans une solitude complète, nous conduisit à notre destination de ce jour, au monastère de Intrulemn’ũ.

Intrulemn’ũ est un couvent de femmes autrefois très-considérable. Il n’y reste debout que l’église et le bâtiment seigneurial, où sont les appartements réservés au prince Brancovano, tuteur du monastère. Les cellules et les réfectoires des religieuses sont écroulés ; aussi le personnel religieux s’est-il réfugié à Surpatèle, petit monastère situé à quelques kilomètres plus loin. Ici un prêtre desservant garde l’église ; une vieille religieuse surveille les appartements, c’est-à-dire qu’elle en dispose au gré de ses amitiés. Aussi notre arrivée lui parut-elle particulièrement désagréable, ainsi qu’à trois ou quatre dames des environs accompagnées d’autant d’enfants qui, venues pour passer quelques jours en famille, ont encombré le salon et la chambre d’honneur de leur literie de voyage et de monceaux de friperies de toutes sortes. Nous prenons possession de l’appartement déblayé et nous parcourons les environs.

L’église d’Intrulemn’ű. — Dessin de Lancelot.

Ils sont charmants ; les coteaux ont une gaie fertilité, les montagnes une végétation puissante. Le monastère est enfermé dans une ceinture de collines auxquelles ses bâtiments s’appuient. De la plus haute, située en face de l’entrée du couvent, on domine toutes les cours ; son sommet s’aplanit en vaste plateau, couvert d’un bois de pruniers et de noyers, dont quelques-uns sont très-vieux et gigantesques. Au-dessus de ce plateau s’élève une montagne escarpée, couverte d’une forêt de chênes.

Au milieu du plateau et dans l’alignement de l’église, qui occupe comme toujours le centre des bâtiments, est une petite chapelle tout en bois. Très-vieille déjà, elle perpétue la légende et abrite les restes de la première fondation du monastère.

Autrefois (on ne sait jamais quand en Valachie : « il y a bien longtemps » et « autrefois » tiennent presque toujours lieu de dates pour les récits religieux. Les récits guerriers sont tous du temps de Michel le Brave, les fables héroïques du temps de Traïane, les calamités, disettes, pestes, inondations sont du temps des Turcs ou des Russes). Autrefois donc vivait sur ce plateau, alors sombre forêt, hantée seulement par les loups et les ours, un saint anachorète passant ses jours et ses nuits en méditation ou en prières devant une image de la Vierge incrustée par lui dans le tronc du chêne le plus majestueux de la forêt, digne autel de ce temple primitif. Un jour qu’il priait avec sa ferveur habituelle, un violent orage fond sur la forêt, d’épaisses ténèbres l’envahissent, un vent puissant y pousse des hurlements lamentables ; le solitaire prie ! Les éclairs du ciel s’allument et, sous les voûtes de feuillages convulsivement soulevés et arrachés rameau par rameau, viennent illuminer de lueurs sulfureuses les troncs des jeunes chênes qui, tordus, ployés, secoués, emportés par le vent furieux, ressemblent à une troupe de damnés fuyant sous le fouet vengeur des démons. Le solitaire prie toujours ! La foudre éclate, la montagne tremble, l’arbre saint est déraciné, ses branches brisées flamboient … et le solitaire prie encore devant l’image sacrée, respectée par le feu du ciel ! Il fit vœu de bâtir un abri à la sainte Mère et de le tirer tout entier d’un seul arbre. Il accomplit son vœu, y employa le reste de sa vie et mourut en odeur de sainteté.

Le bon vieillard, Calugar’u, qui nous racontait cette légende qu’il tenait certainement pour acte de foi, en tirait cette conséquence que la prière fervente est ce que l’homme peut offrir de plus agréable à Dieu, puisqu’il avait récompensé par un miracle éclatant la fervente prière du premier fondateur d’Intrulemn’ũ. Je lui dis que le solitaire me semblait avoir été plus clairvoyant des intentions divines, puisque le miracle lui avait révélé la grande idée du travail. Je ne le convainquis pas, c’eût été un autre miracle, et ne gagnai au développement de ma thèse que d’être appelé doucement païen. Quoi qu’il en soit de la légende et pour arriver, comme de raison, à l’histoire, la rustique construction, fort vénérée, tombant en poussière et déjà démembrée en reliques par les paysans et les pèlerins, on bâtit un peu plus bas le monastère et le château qui subsistent encore en partie. Quoique solidement édifiés en pierres et en briques, ils gardèrent le nom de la première chapelle Intrulemn’ũ, c’est-à-dire « d’un seul ou dans un seul morceau de bois[4]. »

On voit encore, dans la petite chapelle bâtie sous des noyers et notamment à l’autel, un rustique assemblage de troncs d’arbres grossièrement équarris, vermoulus et tout noirs. Ils supportent un tableau byzantin, l’image miraculeuse ; c’est une peinture d’apparence primitive sans doute, mais elle est tellement couverte de plaques d’orfèvrerie, de chapelets et de pierres de couleurs, elle a tant été touchée par des lèvres dévotes, qu’il est difficile de lui assigner un âge et un caractère.

Le village, bâti devant le monastère d’Intrulemn’ũ, ne se groupe pas ; ses chaumières sont semées au hasard, sur des collines couvertes de vergers touffus. Il n’a ni places ni rues ; une pauvre église seulement, entourée du cimetière, qui n’est lui-même qu’un plantureux verger, mieux clos mais plus négligé que les autres.

Rien ne donne mieux l’idée du caractère du paysan valaque que les cimetières de village. Tous ceux que j’ai visités ont un air de profond abandon qui semble jurer, au premier coup d’œil, avec la pieuse recherche d’ornementation des croix qui se dressent à la tête de chaque mort.

Le cimetière d’Intrulemn’ũ. — Dessin de Lancelot.
Le cimetière d’Intrulemn’ũ. — Dessin de Lancelot.


Décorées avec goût souvent, ces croix, de style byzantin, sont ornées de figures de saints, du Christ ou de la Vierge, peintes de couleurs vives, quelquefois sur fond d’or. On y trace aussi des prières et des versets empruntés aux Écritures saintes. L’abandon complet à l’envahissement des herbes, qui paraît suivre trop tôt l’inhumation, résume l’expression des sentiments dominants. Doux, aimants, pieux, mais par-dessus tout misérables, tristes et résignés, les Valaques ne craignent guère la mort et s’y abandonnent avec confiance. Ceux qui survivent regrettent peu longtemps. Pour donner au parent ou à l’ami une dernière marque d’affection, une dernière protection, ils élèvent pieusement au-dessus de sa tête le signe rédempteur. Cette attention dignement accomplie, l’âme du mort avec Dieu, la résignation, le dégoût de la vie reprennent le dessus. Le mort est heureux ! Il échappe à toutes les tyrannies, à l’impôt, à la corvée, il repose vraiment. À quoi bon troubler sa paix qu’on envie ? On laisse croître autour de lui, entrelaçant leurs branches, les acacias, les pommiers et les pruniers dont les libres oiseaux et les écureuils vagabonds, plus heureux que ne le fut jamais le défunt, se partagent les fruits. Toutes les folles herbes que le vent sème et qui s’épaississent sur son corps ne lui pèsent pas. Il appartient tout entier à la terre, qui lui paye en fleurs sans cesse renaissantes ses rudes labeurs passés.

J’ai rarement vu pleurer ou prier sur une tombe. Je me suis arrêté souvent à regarder de jeunes et beaux enfants jouer dans les sillons qu’elles forment, y cueillir les fleurs de l’yèble et les amasser en gerbes parfumées, pendant qu’une sœur aînée ou une jeune mère, droite et fière dans son costume biblique, la quenouille à la hanche, son fuseau dans la main, laissait errer un regard tranquille sur les tombes des aïeux endormis et oubliés dans la paix du Seigneur.



  1. Vaillant, la Roumanie.
  2. De Gérando, la Transylvanie.
  3. C’est le Rymnik des cartes allemandes.
  4. Vaillant, la Roumanie.