De Stéphane Mallarmé au prophète Ezéchiel/02/V

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V

La Bible


Le poète annonce la restauration d’Israël, qu’il représente sous les espèces d’une résurrection ; il raconte qu’il est au milieu d’une vallée, laquelle est remplie d’ossements, d’ossements nombreux, d’ossements tout à fait secs[1]

Et Iahveh dit : Prophétise sur ces os, et dis-leur : Ossements desséchés, écoutez la parole de Iahveh.
Ainsi dit le seigneur Iahveh à ces os : Voici, je vais faire entrer l’esprit en vous et vous revivrez.
Et je vais mettre sur vous des muscles, et faire croître sur vous de

la chair, et vous recouvrir de peau, et mettre l’esprit en vous, et vous
vivrez ; et vous saurez que je suis Iahveh.
Et je prophétisai, comme il m’avait été commandé ; et, comme je prophétisais,
il y eut un bruit, et voici, il se fit un tremblement, et les os se
rapprochaient, os avec os.
Et je regardai, et voici qu’il y eut sur eux des muscles, et la chair
crût, et la peau les recouvrit ; mais il n’y avait point d’esprit en eux.
Et il me dit : Prophétise à l’esprit, prophétise, ô fils d’homme ; et tu
diras à l’esprit : Ainsi dit le seigneur Iahveh : Esprit, viens des quatre
vents, et souffle sur ces morts, et qu’ils revivent !
Et je prophétisai, comme il m’avait été commandé, et l’esprit entra
en eux, et ils vécurent, et ils se tinrent sur leurs pieds : c’était une
armée très nombreuse.
Et il me dit : Fils d’homme, ces os sont toute la maison d’Israël.
Voici ce qu’ils disent : Nos os sont secs : notre espoir a péri ; c’en est
fait de nous.
C’est pourquoi prophétise, tu leur diras : Ainsi dit le seigneur Iahveh :
Voici que j’ouvre vos sépulcres, et je vous fais monter de vos sépulcres,
ô mon peuple, et je vous ramène sur le sol d’Israël.
Et vous saurez que je suis Iahveh, lorsque j’aurai ouvert vos sépulcres,
et que je vous aurai fait monter de vos sépulcres, ô mon peuple !
Je mettrai en vous mon esprit, et vous vivrez ; et je vous rétablirai
sur votre sol, et vous saurez que c’est moi, Iahveh, qui le dis et qui le
fais, dit Iahveh.


Vous savez que la Bible n’est pas un livre, mais une collection de livres dont la composition s’étend sur plus d’un demi-millénaire. Vous n’attendez pas que je vous présente un tableau de cette littérature ; quelques lignes, ce ne serait pas assez ; quelques pages, ce serait trop, ici du moins. Je ne puis davantage essayer une répartition en livres de prose et livres de vers, la délimitation entre la prose et les vers étant vague dans la littérature hébraïque, — si vague qu’il n’existe même pas en hébreu de mots qui correspondent à nos deux mots « prose » et « vers ». Les œuvres les plus caractéristiques de la poésie hébraïque me semblent être celles des grands prophètes, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel ; il convient d’y joindre les Psaumes, qui sont postérieurs, et le livre de Job, qui est déjà une œuvre d’écrivain connaissant son métier ; les livres narratifs et législatifs (livres de Moïse, Josué, Juges, etc.), outre qu’ils contiennent des pages proprement poétiques, ne sont pas écrits selon une formule très différente. Mais, s’il est impossible de présenter ici un classement, même sommaire, entre les livres qui composent la Bible, l’inconvénient n’en sera pas considérable ; il y a entre ces livres une parenté si évidente qu’il est possible d’en dégager des caractères communs, dont la plupart sont d’ailleurs ceux de toute la littérature sémitique.

Au lieu d’entreprendre moi-même cette analyse, je préfère vous citer un chapitre de Renan[2] ; il serait périlleux de refaire ce qu’a fait Renan ; et puis, les autorités sont les autorités, et je ne suis pas fâché de réquisitionner celle de Renan au profit de ma théorie.

Renan explique d’abord que l’abstraction est presque inconnue dans les langues sémitiques et en particulier dans l’hébreu biblique, tandis qu’elle sévit de plus en plus dans nos langues européennes.

L’unité et la simplicité qui distinguent la race sémitique se retrouvent dans les langues sémitiques elles-mêmes. L’abstraction leur est inconnue ; la métaphysique, impossible. La langue étant le moule nécessaire des opérations intellectuelles d’un peuple, un idiome presque dénué de syntaxe, sans variété de construction, privé de ces conjonctions qui établissent entre les membres de la pensée des relations si délicates, peignant tous les objets par leurs qualités extérieures, devait être éminemment propre aux éloquentes inspirations des voyants et à la peinture de fugitives impressions, mais devait se refuser à toute philosophie, à toute spéculation purement intellectuelle. Imaginer un Aristote ou un Kant avec un pareil instrument est aussi impossible que de concevoir une Iliade ou un poème comme celui de Job écrits dans nos langues métaphysiques et compliquées.

Ce caractère physique et sensuel nous semble le trait dominant de la famille de langues qui fait l’objet de notre étude.

Cela seul suffirait à établir que, de notre point de vue, les langues sémitiques sont, naturellement, les langues de la poésie, et que les langues européennes sont devenues les langues de la prose et qu’elles ne peuvent plus être des langues poétiques que par un effort de retour sur elles-mêmes.

Reprenons Renan.

La construction générale de la phrase (de la phrase sémitique) offre un tel caractère de simplicité qu’on ne peut y comparer que les naïfs récits d’un enfant. Au lieu de ces savants enroulements de phrases sous lesquels le grec et le latin assemblent avec tant d’art les membres divers d’une même pensée, les Sémites ne savent que faire succéder les propositions les unes aux autres, en employant pour tout artifice la préposition et…

La langue des Sémites est plutôt poétique et lyrique qu’oratoire et épique…

Ai-je dit autre chose ?

La grammaire des Sémites accuse chez la race qui l’a créée un goût très vif des réalités et une grande délicatesse des sensations.

Plus loin :

Dans la structure de la phrase, comme dans toute leur constitution intellectuelle, il y a chez les Sémites une complication de moins que chez les Aryens. Il leur manque un des degrés de combinaison que nous jugeons nécessaires pour l’expression complète de la pensée. Joindre les mots dans une proposition est leur dernier effort ; ils ne songent point à faire subir la même opération aux propositions elles-mêmes. C’est, pour prendre l’expression d’Aristote, le style infini, procédant par atomes accumulés, en opposition avec la rondeur achevée de la période grecque et latine. Tout ce qui peut s’appeler nombre oratoire leur resta inconnu : l’éloquence n’est pour eux qu’une vive succession de tours pressants et d’images hardies.

Voyez-vous que toutes les qualités que Renan reconnaît aux langues sémitiques sont précisément celles que tout à l’heure je réclamais de la poésie ? Lorsque j’avais l’air d’être si loin de la Bible, je ne faisais autre chose que parler de la Bible.

Encore une phrase de Renan :

On peut dire que les langues aryennes, comparées aux langues sémitiques, sont les langues de l’abstraction et de la philosophie, comparées à celles du réalisme et de l’image.

Il est difficile de mieux définir la pensée et les langues sémitiques ; ce qui caractérise la phrase sémitique, c’est qu’elle est simple au point, disais-je tout à l’heure, qu’elle n’a pour ainsi dire pas de syntaxe. La phrase sémitique va tout droit, comme le récit d’un enfant, disait Renan. Rien qui ressemble à nos soi-disant élégances. Vous rappelez-vous ce qu’on enseigne au collège ? Ne pas répéter le même mot à moins d’une bonne demi-page de distance… Varier l’expression… oh ! l’imbécile, l’exaspérant besoin de variété !… Chez les Sémites, on dit la chose, d’un mouvement, comme elle jaillit ; et on répète le même mot, indéfiniment, si c’est la même chose qu’on a vue, qu’on a sentie, qu’on a pensée.

Renan parle aussi du verset ; mais son point de vue n’est pas le nôtre. Il y a pourtant beaucoup de compréhension dans ces trois lignes :

Rien de « logiquement » nécessaire ne détermine la longueur du verset ; il correspond à ces repos que la respiration impose, lors même que le sens ne l’exige pas.

En réalité, le verset, bien que postérieur à la composition des livres bibliques, correspond au jaillissement de la pensée ; les rabbins qui l’ont établi ont été guidés avec une profonde sûreté par leur sens de Sémites.

Plus loin encore, Renan concède que les langues aryennes ont eu, à l’origine, le même caractère concret que les langues sémitiques ; mais ce qui distingue les langues sémitiques, ajoute-il justement, c’est qu’elles ont conservé ce caractère.

Reste le symbolisme, dont Renan n’avait pas à s’occuper dans une étude de pure linguistique. Il n’est pas douteux que la Bible, qui est le plus réaliste des livres, soit en même temps le plus symbolique.

Consentiriez-vous à une petite incursion sur le terrain des religions primitives, et en particulier des religions sémitiques primitives ? Renan a exposé les caractères généraux des langues sémitiques ; la connaissance des religions primitives était trop rudimentaire à son époque, ou, pour parler plus exactement, elle était trop fantaisiste[3] pour qu’il ait pu traiter utilement la question ; essayons de le compléter à la lumière des grands travaux de Robertson Smith et de ses successeurs.

Eh bien, ce que nous reconnaissons dans les religions primitives, et spécialement clans les religions sémitiques primitives, c’est précisément ce que Renan a reconnu dans les langues primitives, et spécialement dans les langues sémitiques ; tout y est concret.

Vous entendez bien qu’il ne faut pas confondre le concret avec le vrai ; le primitif se trompe très probablement (je n’affirme rien) quand il croit aux esprits ; mais l’idée qu’il se fait des esprits est concrète et réaliste ; il se trompe tout aussi probablement quand il prétend aider à la production des céréales en accomplissant telle cérémonie magique, mais l’ordonnance de cette cérémonie n’en est pas moins établie sur un ensemble d’idées concrètes et réalistes, et les moyens employés n’en sont pas moins des actes d’ordre absolument pratique et parfaitement convenants à leur objet.

Un exemple : la prière.

Prier Dieu aujourd’hui, réfléchissez, réfléchissez comme il est difficile d’ « imaginer » cette opération ! Prier M. Poincaré, voilà une chose imaginable ; on lui demande une audience et on lui parle : il a des oreilles ; il entend. Ou bien, on lui écrit ; on lui fait tenir une lettre par un intermédiaire, la poste, ou un huissier ; il a des yeux ; il lit. Ou bien, on missionne un député… Mais prier un être spirituel ! Entend-il le son de votre voix ? Comment un être spirituel peut-il percevoir le son d’une voix ? Alors, c’est la voix de votre âme qu’il entend ? Nous voilà dans l’obligation de prendre une métaphore pour une explication… Je demande qu’on m’explique comment la prière procède. pour aller de vous, homme, à lui, Dieu. Je ne dis pas qu’elle n’y aille pas ; je dis qu’il m’est impossible d’« imaginer » comment elle y va, — à moins précisément d’avoir de Dieu la conception « païenne », la conception « religions primitives » des bonnes gens de la campagne.

Dans les anciennes religions païennes, en effet, et surtout dans les religions primitives, je sais et je vois comment la prière de l’homme arrive au dieu ; et cette fois j’écris « dieu » sans majuscule. D’abord, le dieu est là ; s’il n’est pas l’idole elle-même, il habite l’idole ; au pis, il hante dans les parages. Si l’on est à côté de lui, on n’a qu’à ouvrir la bouche et qu’à parler, comme nous parlerions à M. Poincaré. Il faut, bien entendu, se conformer à un protocole ; aussi bien que M. Poincaré, le Baal impose un protocole. Si l’on a des raisons pour ne pas l’aborder en personne, on requiert un messager, comme nous requérons un député ou un sénateur de nos amis ; le messager ici, c’est le prêtre ; la fonction du prêtre est précise ; il est un intermédiaire… Vous voyez quel réalisme ! C’est un réalisme de magie ; ce n’en est pas moins le plus positif des réalismes.

Messieurs, je voudrais que les jeunes poètes, lorsqu’ils parlent de prière dans leurs poèmes, conçoivent la prière avec la précision réaliste de leurs ancêtres les primitifs ou de leurs cousins les Aruntas ; c’est-à-dire que je voudrais que des yeux de leur imagination ils « voient » l’acte et qu’ils voient comment il s’accomplit et qu’ils assistent à la séance et qu’il y ait image concrète, image réelle, image réalisable, que je puisse, moi lecteur, me représenter, d’un seul coup, avec une forme, comme on voit un tableau.

Je vous montrerais, si j’en avais le temps, que les religions primitives ne sont pas moins symbolistes que réalistes ; accepterez-vous, pour cette fois, de m’en croire sur parole ? Nous avons entendu de Renan que les langues aryennes avaient eu à l’origine les mêmes caractères que les langues sémitiques, mais que celles-ci seules les avaient conservés ; nous savons, de Robertson Smith, par exemple, que semblablement toutes les religions primitives ont eu à peu près les mêmes caractères, mais que les religions sémitiques seules ont conservé ces caractères originels. On peut donc compléter ainsi l’analyse de Renan : en religion, de même qu’en linguistique, l’esprit sémitique reste étranger à l’abstraction ; il ne connaît que le concret ; c’est par le concret qu’il s’élève au symbole.

Eh bien, c’est ce que vous trouverez dans la Bible.

La langue sémitique par excellence, c’est celle de la Bible, le grand monument des religions primitives, c’est la Bible.

On objectera que la Bible est le monument du judaïsme, et que le judaïsme n’est pas une religion primitive. D’accord ; le judaïsme est même une religion extrêmement évoluée. Mais, d’abord, c’est toujours une religion sémitique, et, en tant que religion sémitique, il a conservé la plupart des caractères originels des religions sémitiques, et a retenu notamment maintes pratiques des anciennes religions palestiniennes d’où il est issu. D’autre part, la guerre qu’il a menée contre les survivances de ces anciennes religions nous a valu toute espèce de précieux renseignements… Comme disent certains, injurier quelqu’un, c’est lui faire de la publicité… Monument du judaïsme, la Bible se trouve être ainsi le monument des plus anciennes religions de l’humanité ; le totémisme lui-même y a laissé, fort nettement, des vestiges. Même quand elles sont vouées à l’extermination, l’esprit des religions primitives souffle à travers toutes les pages de la Bible.

Je voudrais au moins réussir à attirer l’attention des jeunes gens, non seulement vers l’histoire des religions telle que nous la pratiquons aujourd’hui, mais spécialement vers les religions primitives. Tous ces usages, façons de penser, façons d’agir, sentiments collectifs, actes irraisonnés, parmi lesquels nous vivons et que l’habitude estompe d’un nuage d’imprécision, de conventionnalisme, d’irréalité, vous les verriez, au fur et à mesure qu’ils remontent à leurs origines, prendre une signification, se situer, se « réaliser ». Les croyances et les institutions des peuples civilisés ont leur origine et leur explication dans les croyances et les pratiques des primitifs. L’étude des croyances primitives, a-t-on dit, est une exploration du fond de l’âme humaine.

Quelle leçon, quand on a derrière soi deux mille ans de philosophie, deux mille ans de dialectique métaphysique ! Les termes mêmes qui expriment aujourd’hui les notions les plus abstraites de la philosophie ont exprimé, à l’origine, des matérialités ; esprit, âme, dieu, pouvoir, y sont « des choses »… C’est la bonne source où la poésie, Iahveh m’en est témoin, peut aller boire.

Mais la Bible, j’entends la littérature biblique, est mieux qu’un exemplaire des langues et des religions sémitiques et primitives. Je ne puis mieux faire que de citer ici un homme qui n’a pas, comme Renan, fait de ces questions sa spécialité, mais que son instinct d’écrivain a conduit à une vue exactement juste, — notre grand et cher Han Ryner. Dans sa Tour des Peuples, il raconte[4] ce que les Chaldéens appelaient l’histoire des commencements : Le chaos primitif ; l’esprit des dieux flottant sur les ténèbres humides ; la séparation des eaux d’en bas et des eaux d’en haut ; la création du monde en six journées ; l’homme dernier né d’Ea ; le repos du septième jour ; la piété des premières générations ; la perversité des générations suivantes ; la colère des dieux, le déluge, l’arche de Xisouthos sauvant les hommes et les animaux ; la terre repeuplée…

Cela, c’est la religion, c’est la littérature chaldéenne : donc, religion et littérature sémitique (quels qu’aient pu être les apports présémitiques) ; or, continue Han Ryner,

Ces récits étaient confus, touffus, inextricables…

Bien concrets pourtant, ne l’oublions pas…

Mais Héber lui conta un jour les mêmes histoires.

Héber, c’est, dans le livre d’Han Ryner, la personnification anticipée du génie hébraïque, du génie biblique, tandis que Riphat personnifie le génie aryen.

D’abord, Riphat riait au secret de son cœur ; seul l’amour fraternel l’empêchait de dire injurieusement : « Tu as volé ces contes aux prêtres de Chaldée. » Pourtant, peu à peu, les récits le charmaient…

Il admira dans Héber une puissance de simplification qui revêtait la folie même d’on ne sait quelle draperie raisonnable aux plis rares et nobles. Héber isolait la beauté de l’arbre, le débarrassait des lianes étouffantes. Ce qu’il avait reçu grotesque, il le rendait poétique. Refaits selon le génie du sombre nomade, les contes enchevêtrés de Chaldée rayonnaient de beauté simple, presque de naturel et de vraisemblance.

Le nomadisme n’a rien à voir ici : j’aime d’ailleurs un peu moins la suite ; mais Han Ryner a deviné (et chez un non-spécialiste il y fallait de la divination) comment le génie hébraïque a été « l’âme et la flamme » du génie sémitique… Et pourquoi ?… Je vais vous le dire, Han Ryner ; parce que le génie hébraïque a eu la puissance de mener à son extrême conséquence cette vertu originelle du génie sémitique : le sentiment du réel.

Le réel, mais le symbole par le réel, c’est le point central, où nous revenons toujours. Toutes les qualités que nous avons réclamées de l’écrivain, j’entends de l’écrivain poétique, nous les avons retrouvées dans la littérature hébraïque :

d’abord, la sincérité, oh ! à toutes les pages de la Bible ; — nos trois vertus théologales : précision, profondeur, concision ; — cette marche en ligne droite, cette simplicité de la phrase qu’est la quasi-absence de syntaxe et qui ignore nécessairement le contournement des incidentes, ce sentiment de la vérité poétique qui pour chaque chose emploie le mot qu’il faut, qui répète indéfiniment le mot qu’il faut plutôt que de le remplacer (élégance des pions !) par le mot approximatif ou par la périphrase ; — tout notre programme : le concret, rien que le concret, les images toujours réalisables, la comparaison et non la métaphore quand il s’agit de comparer une chose à une autre, jamais de période, pas l’ombre de tour oratoire, — enfin, le vers-jaillissement.

C’est pourquoi j’ai déclaré que, de notre point de vue, les langues sémitiques, et notamment et suprêmement la langue de la Bible, sont, naturellement, les langues de la poésie, et que les langues européennes sont devenues les langues de la prose et qu’elles ne peuvent plus être des langues poétiques que par un effort de retour sur elles-mêmes.

Et c’est pourquoi, moi, Français, né Français de parents français et qui n’ai pas une goutte de sang sémitique dans les veines, je renvoie la jeune poésie française à l’école de la Bible.

Comprenons-nous bien.

S’inspirer de la Bible, ce n’est pas traiter des sujets bibliques. Les peintres de la Renaissance, en nous saturant de sujets pris à l’Ancien Testament, ont été aussi peu bibliques que possible. M. Saint-Saëns, m’a-t-on dit, est d’origine juive ; n’importe ; son Samson et Dalila est bien l’œuvre la plus dénuée de tout sentiment juif que je connaisse ; il est vrai qu’elle est également dénuée de tout sentiment chrétien, et, peut-on dire, de tout sentiment quel qu’il soit. Victor Hugo, dans le prodigieux chef-d’œuvre de Booz endormi, n’est aucunement biblique avec la fameuse faucille d’or dans le champ des étoiles.

Le sujet n’est rien ; c’est l’âme qu’il faut avoir. Zarathoustra parle comme parlaient les vieux prophètes. Dans tel de ses poèmes où il célèbre l’Ile de France, André Spire est profondément biblique.

Ne croyez pas surtout, jeunes gens, que vous allez trouver dans la Bible une entreprise de moralisation… C’est pour moi une stupeur toujours nouvelle, d’entendre les religions d’aujourd’hui (et spécialement le protestantisme) répéter que la Bible est une école de moralité, — la plus haute école de moralité… Ces gens-là ne comprennent donc pas ce qu’ils lisent ? ou plutôt ne veulent-ils pas comprendre ? ou plutôt le lecteur protestant ne lit-il pas sa Bible française exactement de la même façon que nos dévotes catholiques lisent leurs prières latines ? Pour quelques traits par-ci par-là qu’on peut donner comme exemples, pour quelques maximes de sagesse qu’on peut épingler dans un prêche, la Bible présente presque à toutes ses pages les actes et les préceptes les plus contraires à notre morale moderne. Mais ce n’est pas avec ces préoccupations qu’il faut lire la Bible ; pour le poète comme pour l’historien, la Bible n’est ni morale, ni immorale ; la Bible est « amorale » ; la Bible est une littérature ; la Bible est l’âme de ceux qui l’ont écrite. Pire que les dieux d’Homère et des tragiques grecs, Iahveh dieu d’Israël y est la plus terrible et la plus magnifique expression de ce tréfonds humain, de cet inconscient humain où fument toutes les passions.

J’entends l’objection : ce retour à la vieille Bible, n’est-ce pas, tout simplement, le retour à la barbarie ?

Il faudrait savoir ce que vous entendez par barbarie, et s’il ne s’agit pas plutôt de désembourber la poésie.

Georges Duhamel cite, après André Gide, un mot de Charles-Louis Philippe[5] :

Le temps de la douceur et du dilettantisme est passé ; maintenant il faut des barbares.

Et il ajoute :

Il faut des barbares pour la poésie comme pour le roman.

Ce n’est pas comme une réaction contre « la douceur et le dilettantisme » que nous comprendrions ici la barbarie… Vous allez me demander si ce ne serait pas plutôt comme une réaction contre la culture gréco-latine ?

Loin de moi la pensée d’en vouloir à la culture gréco-latine. De toute mon âme, je me sens son œuvre, et tout ce qu’en mon âme il y a de possibilité d’admiration est attaché à cette grandiose antiquité classique, si supérieure en qualité, je le disais tout à l’heure, aux époques qui ont suivi. Mais, tout d’abord, il y a un domaine qui lui appartient entièrement, et quel domaine ! la prose. Et puis, pour être attiré vers la poésie qui est un jaillissement et vers la Bible, est-il défendu de comprendre Virgile — et de l’aimer ?

De cette culture gréco-latine, il reste encore une chose qui manque à la culture sémitique ; c’est l’esprit de la composition[6].

Tout à l’heure je demandais, plutôt que l’inspiration, le travail ; le travail, c’est-à-dire la méditation ; le travail, c’est-à-dire la mise en œuvre de tous nos moyens d’intelligibilité, et, par conséquent, la composition.

L’art consiste à mettre les choses à leur place : et c’est ce qu’on appelle la composition, telle que nous l’ont enseignée les maîtres grecs et latins. C’est en gardant précieusement cet apport de la culture gréco-latine, que j’invite les jeunes poètes à se mettre, pour le reste, à l’école de la culture biblique.



La Bible est peu et mal connue chez les catholiques. On a appris l’histoire sainte ; on a vu les tableaux où sont représentées les aventures des patriarches ; on a entendu des oratorios ; mais on n’a pas lu la Bible. Vous savez que l’église catholique ne la met pas volontiers entre les mains de ses ouailles ; il en est autrement chez les juifs et chez les protestants : mais la qualité artistique du livre n’est pas ce qui intéresse le plus les pasteurs et les rabbins, — et ils sont dans leur rôle, quand ils y cherchent avant tout des leçons de théologie.

Comme mes camarades du symbolisme, lorsque je publiai mes premiers vers, j’avais moi-même de la Bible la connaissance la plus approximative ; et, si à mon âge mûr, je suis arrivé à une meilleure compréhension, c’est par le détour de l’histoire des religions et de i’exégèse.

Vous vous demanderez comment le littérateur que j’étais a pu devenir un exégète et un historien des religions. Le coupable fut Schopenhauer. L’étude de Schopenhauer m’a fait désirer d’avoir quelques idées précises sur le christianisme ; l’étude du christianisme m’a conduit à celle de la Bible ; l’étude de la Bible à celle des religions primitives.

Mais, dès mes premiers pas, les dieux qui protègent les poètes dans les sentiers de l’érudition m’ont accordé la plus rare fortune : celle de rencontrer le maître admirable entre tous, philosophe autant qu’érudit, qui a abordé l’étude des religions avec, dans ses deux mains, le double rayonnement de la science et de la pensée ; j’ai nommé le professeur Maurice Vernes. Et c’est ainsi que le poète symboliste a pu devenir, sur le tard, professeur d’histoire des religions.

Je crus, à ce moment, avoir renoncé à la poésie ; dans la préface du recueil des poésies que le Mercure de France a publié en 1913 et qui est composé de pièces beaucoup plus anciennes pour la plupart, j’annonçais à peu près ma résolution de ne plus écrire en vers…

« Ce recueil, disais-je, semble devoir constituer, avec la légende d’Antonia, mon œuvre poétique complète… »

La faute n’en était pas au souci des affaires qui m’avaient occupé pendant plusieurs années ; j’ai éprouvé, au contraire, et je reste persuadé que les nécessités d’une vie d’affaires, chez un poète, si elles ne prennent pas toute la place dans son cœur, ne font qu’aviver l’instinct poétique ; heureux l’écrivain pour qui le travail est la Terre Promise ! Et puis, cette période d’affaires était close depuis longtemps en 1913.

Non ; ce qui m’avait éloigné de la poésie, c’étaient ces études d’histoire et d’érudition elles-mêmes. Si les affaires n’ont rien d’incompatible avec la poésie, l’étude patiente des textes y est, par contre, un médiocre entraînement. Et, pendant de nombreuses années, j’étudiai, mais du point de vue de l’érudition seulement, les livres de la Bible.

Mais la Muse est une maîtresse à qui l’on ne renonce pas ; c’est quand on croit lui avoir échappé, qu’elle reprend son délicieux et terrible pouvoir. L’évolution que j’ai essayé de vous analyser se continuait, moitié dans l’inconscient, moitié aussi dans le conscient ; toute une jeunesse vouée au culte de la poésie et passée dans l’ombre de Mallarmé ne pouvait s’abolir. Malgré l’application aux études de textes, et, en même temps, il est certain que le travail commencé dès cette jeunesse se poursuivait.

Et, en même temps aussi, l’incantation biblique peu à peu opérait. Ces textes que je ne pensais étudier qu’en érudit, leur qualité poétique, leur puissance de beauté, pouvais-je y rester indifférent ? Je n’y cherchais que des documents historiques et j’y trouvais peu à peu l’expression de l’idéal poétique que portait mon inconscient.

Est-ce l’effervescence d’émotions et d’idées suscitées par la guerre, qui a fait jaillir des âmes les sources qui en étaient encore à sourdre ? Je sais plusieurs écrivains qui, comme moi, dès le premier hiver de la grande mêlée, se sont retrouvés poètes.

Jamais il n’a été écrit plus de vers que depuis quelques années ; il n’y a pas à douter que l’horrible calamité ait été dans nos cœurs une puissance excitatrice.

C’est à cinquante ans passés, jeunes gens, que l’homme qui vous parle a pris conscience de la grande nécessité morale qui du divin Mallarmé le ramène à la très humaine Bible. Mallarmé, par son œuvre et par sa vie, aura été le premier éducateur ; la Bible est le suprême exemple qui enseigne aux poètes, jeunes et vieux, comment on peut aller au symbole par le chemin du réel.

Puisse l’occasion m’être donnée un jour de parler de la Bible à la jeunesse littéraire, mais en érudit en même temps qu’en poète ! Pour connaître Mallarmé, il suffit de le lire, — j’entends de le bien lire ; pour connaître des poèmes écrits il y a plus de deux millénaires, il faut se situer dans les conditions historiques d’où ils sont issus ; c’est pourquoi l’érudition— est nécessaire.

Je ne pouvais aujourd’hui que faire entendre un appel. Aimez Mallarmé, jeunes gens ; mais tâchez d’ouvrir dans vos cœurs une place au vieil Ezéchiel.

  1. Ezéchiel, XXXVII, 4-14.
    J’ai retouché, d’après le texte hébreu, une ancienne traduction ; les traductions courantes de la Bible ont le tort d’être toutes plus ou moins destinées à l’édification.
    Je rappelle — et j’avertis ceux qui l’ignoreraient — que « Iahveh » est le nom du dieu d’Israël ; partout où les traductions protestantes et israélites portent « l’Éternel » et les traductions catholiques « le Seigneur », il faut dire « Iahveh » ; le dieu juif se nomme Iahveh, comme le dieu philistin se nomme Dagon, comme le dieu du Capitole se nomme Jupiter ; « Jéhovah » est une leçon à écarter.
  2. Histoire générale des langues sémitiques, I, 1, 2.
  3. Rien ne reste des théories de Renan sur le monothéisme primitif
  4. Pages 166 et suivantes.
  5. Propos critiques, 11, puis 13.)
  6. Il y a cependant lieu de considérer que les livres bibliques nous sont arrivés dans un état d’interpollation et de remaniement que les non-spécialistes ne sauraient imaginer.