De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/Conclusion

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Paulin (p. 132-141).

CONCLUSION.


J’ai dit tout ce que j’avais à dire.

Encore une fois, je le répète, si j’ai commis quelque erreur, je le reconnaîtrai volontiers ; car, ainsi que Montaigne, « je ne donne pas cet avis comme bon, mais comme mien. »

Sans fermer les yeux à ce qui est, je ne prétends pas dire que les colons soient autant de tigres affamés du sang nègre, mais je pense que, par le fait même de la servitude, ils deviennent les bourreaux des nègres. — Il suffit que le mal ait existé pour qu’il puisse exister encore ; — le mal n’existerait pas aujourd’hui, qu’il n’en faudrait pas moins détruire l’esclavage, parce qu’avec l’esclavage le mal est non-seulement possible, mais probable.

Au reste, ce n’est pas l’ouvrage d’un jour que nous proposons là ; ce ne sont point quelques améliorations vagues à jeter dans les îles, comme l’aumône à un pauvre qui importune ; c’est une longue suite de travaux pour le réformateur ; c’est une pensée sérieuse à poursuivre, un avenir à créer ; c’est presque une œuvre apostolique. — Que le législateur ne s’effraie point des menaces des colons. — Justice, et advienne que pourra.

Depuis long-temps les propriétaires de nègres, dans toutes les parties du monde, crient au meurtre, au pillage et au massacre, quand ils voient dans un règlement le moindre germe d’amélioration au sort des esclaves.

Il est de l’essence d’un pouvoir injuste d’être toujours ébranlé par le sentiment de ce qui est juste. — Parlez de liberté à un homme entiché d’absolutisme ou d’aristocratie, vous le verrez, quelle que soit son ignorance, dire comme par instinct : « Cela est mauvais » ; donc c’est bon.

Ne craignons pas non plus que nos colonies aillent se livrer à nos voisins ; les colonies anglaises se plaignent, autant que les nôtres, de leur métropole ; elles disent hautement qu’elles ne tiennent pas à être anglaises, et que, s’il se présentait une escadre américaine, russe ou ottomane pour les prendre, elles se laisseraient prendre. — Chaque fois qu’on voudra détruire un monopole, on excitera les passions des monopoliseurs. — Mais si les protecteurs d’esclaves remplissent leur mission sans acharnement, avec intégrité, les colons ne tarderont pas à voir qu’on n’en veut ni à leurs biens ni à leurs personnes ; ils trouveront une bonne foi si éclairée dans notre marche, qu’ils viendront nous aider de leur expérience, en reconnaissant qu’il y a pour eux, dans l’adoption de nos idées, l’espoir au moins d’un avenir tranquille et prospère. — Pour ce faire, toute mesure d’amélioration doit être introduite sans violence. — Gardons-nous d’irriter les planteurs en voulant trop leur imposer ; craignons de les rendre plus durs à l’égard de leurs esclaves par esprit de contradiction : c’est un sentiment naturel à l’homme, et il faut éviter avec soin d’en provoquer la susceptibilité. — Les blancs sont assez nombreux et assez forts, on peut le dire, pour se défendre, s’ils le veulent absolument, contre nos ordres, et nous forcer à une lutte désastreuse. Sans doute il suffirait, dans ce cas, pour les soumettre, de réveiller leurs esclaves ; mais où mèneraient de pareilles extrémités, si ce n’est (véritablement alors) aux massacres et à la destruction ?

Envers les masses comme envers les individus, la meilleure voie pour gagner les cœurs est la persuasion. — De la blessure d’une baïonnette gouvernementale jaillit une source de vengeance. — Honte et malédiction à ceux qui l’oublient !!

La réforme peut être apportée pacifiquement et reçue de même, sinon elle amènera de déplorables conflits. — Points de bataillons venus à grands frais d’Europe pour protéger les nouvelles lois. Assez de fainéans encombrent déjà les colonies. — Une garde civique, composée d’hommes libres de toutes couleurs, doit suffire au maintien de l’ordre ; et encore faudra-t-il que l’administration se montre, autant que possible, avare d’un tel secours. — Le pays où des citoyens sont obligés de quitter leurs maisons pour aller faire de la police dans les rues, est très-malade, et doit changer de médecin s’il ne veut périr. — Point de troupes donc, mais des hommes sages, éclairés, dont le caractère et l’esprit soient tels, qu’ils suppléent à l’apparence même de la force matérielle, par une influence toute morale, bien autrement puissante sur la multitude ; des hommes en un mot convaincus de la nécessité de détruire l’esclavage, véritables apôtres de la liberté, ardens à convertir les propriétaires, inaccessibles à leurs séductions. Le gouvernement doit suivre une ligne droite et prompte qui, basée sur la justice, ne puisse être détournée par aucune réaction ; il faut surtout, de sa part, une continuité de bon vouloir qui ne laisse pas tomber l’œuvre si on l’entreprend. La presse libre le soutiendra, et montrera que ce n’est pas d’un zèle sans raisonnement que notre philanthropie reçoit ses inspirations.

L’emploi des mesures que nous proposons, avec la timidité qui convient à nous doutes, corrigera ce qu’elle pourrait avoir de trop acerbe, de trop humiliant ou de dangereux. — Souvent les meilleures institutions sont gâtées par la manière dont les hommes en font l’application.

Nous ne voulons point de mal aux blancs, nous ne voulons que la liberté des noirs.

C’est par la haine du despotisme que nous écrivons ; ainsi nous ne saurions désirer, pour sauver les esclaves, que leurs maîtres devinssent esclaves à leur tour d’un pouvoir tyrannique.

De la fermeté, mais point d’injustice !

C’est alors seulement que les colonies auront refusé notre médiation qu’il s’agira de décider si elles valent la peine d’y être contraintes par la force, ou s’il faut les abandonner à leur folie, en déclarant aux esclaves que nous les faisons libres par le seul fait de cet abandon. — Quand les colons auront déclaré qu’ils ne veulent pas de notre loi juste et humaine, quand ils auront pris les armes pour la repousser, comme ils prétendent faire à la Jamaïque et à Maurice, alors nous serons autorisés à nous jeter au milieu d’eux en criant : Place ici pour la liberté ! place à d’autres, hommes avares et sanguinaires ! le temps est venu. Esclaves ! la France brise vos chaînes, à vous d’être maîtres, à vous l’indépendance ! « Et celui qui cherchera sur la terre la trace des colons ne la trouvera plus. »

L’esclavage, en définitive, n’a répandu jusqu’à ce jour que la misère et la mort autour de lui, malgré les privilèges dont jouissent les maîtres. M. de Talleyrand l’avait bien dit lorsqu’il était républicain : « Il n’y a que la dissolution dans le système de société qui réclame l’esclavage comme un de ses élémens d’existence[1]. Les propriétaires ne peuvent y tenir que par ignorance ou préjugé ; faisons qu’ils essaient au moins de la liberté. — Mais qu’ils y prennent garde, qu’ils réfléchissent, leur avenir se teint de sang ; et, nous n’avons pas peur de le répéter, s’ils se refusent à abolir l’esclavage, ils mourront de la main de leurs esclaves ; ceux-ci comprendront leurs droits tôt ou tard, et il y aura de terribles massacres : si la génération présente ne les voit pas, c’est qu’ils sont réservés à nos enfans. — Dès aujourd’hui la population noire s’agite et complote : elle procède selon sa nature, brutalement, torche et poignard à la main. Des fermens de révolte éclatent à la Martinique, à la Havane, à la Trinité à St-Fernando, à Fernambouc, à Rio, à Tortola, à la Jamaïque, à Berbice, partout ! la France, l’Espagne, le Portugal, le Danemarck, l’Angleterre, aucune nation n’est exempte, et le sang de ces hommes dévoués qui s’en vont mourir sur l’échafaud en criant avec enthousiasme vive la liberté ! rejaillit sur tout, et porte le feu de l’indépendance dans le cœur des plus timides. — En vain les blancs assassinent juridiquement les conspirateurs sur le moindre soupçon, comme ils viennent de le faire à St-Pierre ; en vain, dans leur terreur, ils exécutent trente condamnations au mépris de la loi[2]. Ces atroces violations du code qu’ils ont fait eux-mêmes dans leur toute-puissance, ne justifient que trop les meurtres à venir ; et celui qui voit les choses de haut reconnaît dans ces précipitations sanguinaires les terreurs prophétiques d’un tyran qui demande le calme à la hache du bourreau. — Malheur aux blancs s’ils persistent à repousser les conseils des amis des noirs ! ils ne pardonnent pas, il ne seront pas pardonnés, et l’heure de la vengeance sera l’heure de la justice !!

Citons une dernière fois M. Pagès en terminant ; nous envelopper de cette haute éloquence, c’est un moyen de faire agréer notre long plaidoyer.

« Avertis que les colonies sont majeures, et qu’elles ne souffriront désormais que ce qu’il leur plaira d’endurer, les gouvernemens doivent s’efforcer de rendre leur domination plus juste, afin que l’émancipation soit plus tardive, et leur action plus régulière et plus sage, pour que la résistance soit moins cruelle et moins ruineuse. C’est ainsi que les Portugais du Brésil s’assurèrent des indigènes, que les jésuites dominèrent le Paraguai, que l’autocrate Francia le domine encore. La force et l’astuce durent peu et coûtent beaucoup. Le Mexique et le Pérou dévastés ont, à leur tour, dévasté l’Espagne et rejetté sa tyrannie. Il faut, par une sage liberté, maintenir l’harmonie entre les colons et la mère-patrie, entretenir par une servitude tolérable la paix entre l’esclave et le colon ; il faut limiter le nombre des noirs, de façon qu’ils puissent être contenus dans la dépendance, leur créer une existence légale, laborieuse, mais supportable ; leur donner pour les abus et les excès dont ils peuvent avoir à se plaindre, des juges qui ne soient ni colons, ni maîtres d’esclaves ; il faut enfin rendre la liberté et appeler aux droits de cité les hommes de couleur libres. Voilà les seules conditions auxquelles la servitude moderne offre moins de périls. Mais les colons prennent l’arbitraire pour la puissance, et s’ils ne sont tyrans, ils ne croient pas être des maîtres.

« L’oubli de ces principes entretient dans toutes les colonies de la zone torride une fermentation qui finira tôt ou tard par l’extermination des blancs. L’avarice des maîtres semble ne pas laisser de terme moyen aux esclaves ; on les a placés dans l’effroyable alternative de l’oppression ou du soulèvement. La prudence des métropoles est aveugle, l’humanité des colons endurcie : le pouvoir n’a de force que pour attaquer les hommes éclairés qui signalent une grande catastrophe prochaine ; on les persécute comme complices, lorsqu’il faudrait les honorer comme prophètes. Quand on pèse ces grands intérêts, les paroles ne sont d’aucun poids dans la balance. C’est la tyrannie seule qui fit sonner le tocsin de la liberté. À Dieu ne plaise qu’on ne voue à l’exécration ce terrible soulèvement où l’esclave et le maître trempaient également dans des flots de sang humain les débris du despotisme expirant, et les prémices de la liberté naissante ! Mais les mêmes hommes qui, depuis trente ans, condamnent au nom de la religion et de la morale, l’insurrection de Saint-Domingue, ont approuvé pendant trois siècles, au nom de cette morale et de cette religion, le massacre des indigènes d’Haïti, l’extermination de deux millions d’Américains, et la lente agonie de six millions de nègres ! Pour nous, dont le Dieu et la conscience ne changent pas au gré de nos passions, nous ne savons pas choisir entre le malheur et les forfaits : nous vouons notre haine à tous les crimes, nous consacrons notre pitié à toutes les douleurs : nos compatriotes assassinés à Saint-Domingue, nos frères dans la Grèce, des hommes dans le Maïssour et chez les Birmans, frappent nos cœurs d’une tristesse égale, et peut-être, dans ces grands attentats, l’esclave qui veut remonter à la dignité de l’espèce humaine mérite-t-il plus de faveur que le tyran qui refoule l’humanité vers l’esclavage.

« Qui sème tyrannie recueille la liberté ! »

FIN.
  1. Essai sur les avantages à retirer des colonies nouvelles dans les circonstances présentes.
  2. La loi arrache odieusement à l’esclave condamné la faculté de se pourvoir en cassation ; mais elle lui accorde celle de recourir à la clémence royale. Les trente conspirateurs de Saint-Pierre ont été exécutés malgré leur recours en grâce.