De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/XVI

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Paulin (p. 123-131).

CHAPITRE XVI.

Des peines corporelles. On ne peut les abolir immédiatement sans danger.

Les principes que nous avons émis dans le cours de cette discussion ne sauraient laisser de doutes sur la manière dont nous envisageons les châtimens infligés aux esclaves ; ce fouet dont le colon est armé par la loi nous fait horreur : mais quelques mots encore sont indispensables à l’intelligence de notre pensée tout entière.

« Dès que vous adoptez un mode d’existence contraire à toutes les lois de la nature, il faut vous résigner à sortir des bornes de l’humanité. » — La sagesse de ce peu de paroles, que j’ai trouvées je ne sais plus dans quel vieux livre anglais, nous oblige à reconnaître, malgré ce que nous avons dit, que, forcé une fois de tolérer l’esclavage pour un certain temps, il faut également tolérer la punition du fouet, toute révoltante qu’elle soit. — Enlevez ce moyen au propriétaire, il ne pourra plus faire travailler.

Ce n’est que trop vrai ; et cette conséquence absolue vaut à elle seule tous nos discours contre l’esclavage ; elle le ruine par sa base, et rend plus impérieuse encore l’urgence de mettre au moins certaines règles à l’arbitraire des maîtres.

Nous consentons à ce que vous possédiez encore des hommes ; nous ne vous enlevons pas le moyen de les utiliser, et, par respect pour votre propriété, nous vous permettrons un châtiment dont l’idée seule nous indigne : mais la loi aura mis un frein à vos rigueurs, en leur precrivant des exceptions nécessaires, en imposant à leur exécution une surveillance et des lenteurs protectrices.

Pour ce faire, nous voulons qu’il s’écoule toujours au moins vingt-quatre heures entre la faute et le châtiment, afin que votre sang-froid puisse rectifier la décision de votre colère ; et puis, quand vous aurez prononcé la peine, choisi un bras pour frapper, nous préposerons à cette exécution des témoins dont la présence, et la parole s’il le faut, modéreront un zèle qui servirait parfois votre vengeance plus que votre justice : nous voulons que le fouet et le rotin cessent d’être portés dans les champs[1] ; car nous défendons « ces coups que les commandeurs allongent durant le travail de temps en temps aux traînards et aux paresseux ; » commune aux chevaux d’une diligence qui ne vont pas assez vite, ou comme à des bœufs qui se détournent du sillon.

Nous voulons surtout qu’il vous soit interdit de faire subir à la liberté les affronts de l’esclavage ; nous vous enjoignons de la respecter dans ses moindres prérogatives. — Ainsi aucun individu libre, à quelque degré qu’il le soit, quelque couleur qu’ait sa peau, ne pourra être flagellé.

Nous souhaitons enfin qu’on en vienne bientôt à ne pouvoir infliger de peines corporelles ailleurs que dans un lieu public, ni autrement que par l’entremise d’un agent de l’autorité, comme cela se pratique en certaines villes à l’égard des esclaves domestiques. — Mais c’est à l’expérience de régler ces horribles détails.

Nous en avons dit assez pour faire voir que, tout en détestant l’usage des coups, nous l’acceptons néanmoins comme une conséquence de notre consentement au maintien temporaire de l’esclavage : c’est une nécessité de position, à laquelle il faut se résigner, sans renoncer, toutefois, au droit de la rendre moins cruelle, et de poursuivre ardemment la réforme d’une si révoltante monstruosité. Nous y convions le législateur, dont la sollicitude s’est contentée jusqu’à présent de dire au maître : « Tu ne frapperas pas ton esclave au-delà de vingt-neuf coups, car un de plus le tuerait ! »

Voilà toute la protection de la loi pour la victime ! et nous n’en sommes pas à nous demander si le colon prend souci de semblables ordonnances. Combien n’en compterait-on pas qui ont violé les limites fixées à leur barbarie ! — Mais est-ce là le seul danger de l’autorité souveraine des planteurs ? — Malheureusement non. — Les excès de vengeance furieuse, les égaremens féroces auxquels se livre un maître, sont des accidens rares, il est vrai, mais encore trop fréquens : les cruautés de détail, les injustices de chaque heure, de chaque instant, dont il peut tourmenter ses esclaves, sont innombrables ; les souffrances morales non moins que physiques qui en résultent, sont pires que la mort ! — Tout ce que nous pourrions écrire sur ce sujet doit céder ici la place aux considérations déchirantes de M. C. Comte[2] :

« Le gouvernement anglais, dit ce savant publiciste, a limité à vingt-cinq le nombre des coups de fouet qu’un maître peut infliger dans un temps donné ; mais il n’a déterminé ni la nature des offenses pour lesquelles cette peine serait infligée, ni le mode de conviction, ni les dimensions du fouet, ni la force du bras qui frapperait. Un maître peut donc, sans sortir des termes du règlement, se livrer à des cruautés effroyables envers chacun de ses esclaves ; car vingt-cinq coups de fouet de charretier, appliqués par des bras vigoureux à un faible enfant, à un malade en convalescence, ou à une femme en état de grossesse, sont plus qu’il n’en faut pour les tuer ; le même supplice infligé à l’homme le plus fort, et répété aussi souvent que le règlement le permet, peut rendre la vie tellement insupportable, que la mort soit considérée comme un bienfait. Ce châtiment d’ailleurs n’exclut pas tous les autres ; la brutalité d’un possesseur d’hommes peut se manifester de mille manières ; elle peut s’exercer par des menaces, par des injures, par des coups, par des travaux excessifs, par l’emprisonnement dans des cachots, et par une multitude d’autres moyens. En supposant qu’il fût possible de calculer mathématiquement la force des coups de fouet qu’un maître peut faire appliquer à un esclave dans un temps donné, on tomberait dans une erreur fort grave si l’on s’imaginait que la cruauté ne consiste que dans l’intensité de la peine, considérée en elle-même. Ce qui fait qu’une peine est juste ou cruelle, modérée ou atroce, c’est moins la force du châtiment que la proportion qui existe entre la peine et la nature du fait puni ; c’est la justice ou l’injustice de la punition infligée. Qu’un maître fasse donner vingt-cinq coups de fouet à un esclave qui se sera rendu coupable de cruauté envers un de ses compagnons de servitude, la peine pourra être modérée ; qu’il fasse subir le même châtiment à un individu coupable d’une légère négligence, la peine sera sévère ; qu’il le fasse supporter à un convalescent qui aura travaillé selon ses forces, mais non selon le désir du possesseur, la peine sera cruelle ; enfin, elle sera une atrocité révoltante s’il est infligé à un esclave pour la raison qu’il aura rempli un devoir ; s’il est infligé par exemple, à une mère qui aura suspendu son travail pour donner des secours à son enfant, à une jeune fille pour ne pas s’être livrée à la prostitution, à un père parce qu’il aura voulu protéger ou sa fille ou sa femme.

« L’obligation de faire procéder à l’exécution en présence d’un homme libre, et d’en dresser procès-verbal, n’est pas une garantie. Le maître ayant le choix du témoin, et pouvant insérer dans son procès-verbal tel motif qu’il lui plaît d’assigner à sa vengeance, on ne peut avoir aucune certitude sur le nombre des coups de fouet qui ont été infligés, ni sur les causes pour lesquelles ils ont été donnés. »

Si, après cela, vous veniez encore m’objecter que « nos matelots sont soumis aux mêmes traitemens, qu’une garcette vaut bien un fouet, que les soldats allemands sont conduits au bâton, les Russes au knout, que les Anglais eux-mêmes n’ont pas craint d’adopter de semblables moyens de discipline, etc., etc., » il suffirait de vous faire apercevoir qu’en étayant votre cause de raisons aussi outrageantes pour l’humanité, vous ne rendez que plus sensible l’impossibilité où vous êtes d’en trouver de meilleures. — Ainsi, parce que les Russes et les Allemands emploient ces moyens coercitifs qui ont contribué peut-être à leurs défaites pendant quinze années de guerre, les planteurs feraient bien de les imiter ? Assurément l’auteur qui a pu se laisser séduire par de pareils argumens, les désavouerait aujourd’hui, comme des pensées émises sous l’influence de l’antagonisme qui nous entraîne toujours plus loin que nous ne voulons aller. — Nous vous demanderons, d’ailleurs, si les coups de garcette écrits dans nos lois maritimes sont tellement prodigués à bord de nos vaisseaux, et s’il n’est pas vrai plutôt que l’usage qui les réprouve commence à prévaloir sur la loi qui les permet ? Nous vous demanderons si les Anglais ne témoignent pas une indignation de plus en plus énergique contre les vieux débris de codes sanguinaires qui souillent leur liberté ? Témoin cette occasion toute récente où les citoyens de plusieurs villes ont détesté, par des adresses et des souscription, la barbarie du châtiment infligé à un soldat.

Votre réponse tourne à notre avantage, et il ne nous reste plus qu’à vous tirer de l’erreur grave où vous êtes tombés en écrivant « qu’aux États-Unis on administre jusqu’à quinze coups de fouet à tout citoyen, de quelque couleur qu’il soit, et n’importe sa constitution, pour ce qu’ils appellent petits vols. » — Vous avez oublié que cette peine appartenait à la jurisprudence anglaise, et que, depuis la révolution, toutes les lois de cette nature ont été abolies. — En Amérique la honteuse peine du fouet, proscrite même du service militaire et maritime, ne peut plus flétrir un citoyen.

Ainsi, vous n’avez à nous opposer que des faits inexacts ou des citations malheureuses ; vous empruntez votre logique aux derniers soupirs d’une législation barbare ; c’est à des ruines qui tombent en poudre qu’il vous faut demander un appui, une voix, un souvenir qui justifie, par l’exemple d’un abus plus révoltant, l’énormité des vôtres !

Déplorable excuse, non moins affligeante que le mal même.

  1. La législation anglaise à si bien senti tout ce qu’il y a d’horrible dans cette coutume, qu’elle a défendu de porter le fouet au travail. Elle a ordonné aussi qu’on laissât toujours vingt-quatre heures entre la faute et le châtiment.
  2. Traité de Législation.