De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/XII

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CHAPITRE XII.

De la Traite.

Tant d’hommes éloquens ont flétri l’exécrable commerce de la traite, que je m’appliquerai peu à en parler ici. On sait de quelles cruautés les noirs sont victimes, chargés de lourdes chaînes et entassés dans la cale étroite du négrier, couchés, nus comme des cadavres, dans cette longue bière, ainsi que l’appelle Mirabeau, et ne se levant que toutes les vingt-quatre heures pour venir l’un après l’autre sur le pont humer la quantité d’air nécessaire à la vie. On sait que là leurs cris et leurs gémissements sont étouffés à coups de bâton ; on sait enfin que les miasmes pestilentiels et les mille autres causes de mort qui naissent, avec le mal de mer, de leur séjour prolongé dans l’espace obscur et plein de matières fétides où ils croupissent pendant le trajet, les tuent si certainement, qu’un négrier compte toujours 25 % de déchet sur sa cargaison ! — Les capitaines étant les premiers intéressés à conserver leurs esclaves, il faut bien croire, s’il en meurt un si grand nombre, qu’il est impossible que cela n’arrive pas.

« Une minute passée dans la chambre des esclaves pendant la traversée, dit Shanfield, servirait mieux la cause de l’humanité que toute l’éloquence du sénat britannique. »

J’ai lu dans un rapport fait, il y a huit ou neuf mois, au ministre de la marine française, sur le naufrage d’un négrier échoué à la côte du Diamant (Martinique) : « Il n’y a eu que peu de noirs sauvés, parce qu’ils étaient tous accouplés avec les fers aux pieds, et enfermés dans la cale lors du naufrage. »

La mer vomit le lendemain sur la rive plus d’un double cadavre !

Redisons-le donc, sans jamais nous lasser, il faut abolir la traite ! mais prétendre le faire par des lois spéciales, empressons-nous de l’avouer, c’est former un espoir chimérique. Elles auront le sort des lois somptuaires de tous les temps et dans tous les pays ; elles ne seront pas exécutées. — À quoi bon inventer des peines et des supplices pour les négriers ? — En sommes-nous à apprendre que dans une question où il y a à combattre le plus sordide intérêt, c’est à cet intérêt seul qu’il faut s’attaquer ? — La loi rendue dans la dernière session par nos deux Chambres n’atteint nullement ce but : elle est illusoire, et ne sera pas plus utile que ses devancières, parce qu’ainsi que je l’ai déjà expliqué autre part[1], c’est à peine si l’on pourra la faire observer dans nos ports d’Europe. — Il serait superflu de nous répéter à ce sujet ; nous persistons à croire qu’il n’y a qu’un seul moyen d’en finir : c’est de déclarer qu’à un temps donné, à partir de cette déclaration, 40 ans, 50, 60 ans si l’on veut[2], (je consens à ce que les propriétaires ne perdent rien), tous les esclaves seront libres de droit et de fait. — Alors les noirs que les colons possèdent actuellement, mourant dans les fers de leur mort naturelle, ceux-ci ne pourront crier à la spoliation, puisqu’on leur payera au prix courant tous les enfans d’esclaves qui naîtront à partir de la promulgation de la loi, et dont ils auront dû faire constater la naissance sur leurs propriétés.

La traite se fera bien encore, tant la cupidité y trouve de gros bénéfices, et les prises que l’on ne manquera pas d’opérer, formeront de quoi solder cette indemnité. (Le bâtiment sera confisqué, et le capitaine avec l’armateur seront condamnés, outre les travaux forcés, à une forte amende.) Mais à mesure qu’on approchera du terme, la marchandise des négriers baissera forcément de valeur, et bientôt, n’y trouvant plus de profit, ils renonceront d’eux-mêmes à ce commerce, que M. Hyde de Neuville appela, dans la séance solennelle de 1828, un infâme brigandage. — L’esclavage doit par ce moyen s’éteindre sans commotion, sans violence, sans froissement d’intérêts. — Les nègres affranchis se loueront très-volontiers ; et nous avons prouvé que, sous le régime libre, la population noire, loin de décroître, augmentera considérablement. Sans parler d’ailleurs du perfectionnement de l’agriculture qui simplifierait la main-d’œuvre, les émigrans d’Europe ne tarderaient pas à remplacer les noirs ; et l’on sait que l’on estime le travail d’un homme libre, blanc ou noir, à l’égal de celui de cinq esclaves. Il est bien de ne pas oublier que l’on pourra également obvier à la diminution du personnel des esclaves par l’introduction des enfans de la maison nationale[3] qui rentreraient comme ouvriers libres. — Les affranchis refusent de travailler à la terre parce qu’à ce travail est attachée aujourd’hui une idée d’esclavage et de déshonneur ; ils ne tarderont pas à y retourner sitôt qu’on aura détruit ce préjugé.

Pour compléter cette action salutaire, la loi défendrait aux colons, sous peine d’une amende considérable, d’acheter des esclaves étrangers. On ferait le recensement de ceux possédés par chaque habitation, moyen établi déjà, je crois, à la Jamaïque, et des fonctionnaires, appelés protecteurs des noirs, auraient le droit de vérifier ce recensement à des époques indéterminées. Les propriétaires seraient tenus de leur fournir l’origine et l’acte d’achat de tous les nouveaux venus qu’ils présenteraient. — Ce n’est qu’avec la plus grande répugnance, et parce que je ne vois pas d’autre moyen d’arriver à la vérité, que je propose ces visites domiciliaires dont les protecteurs de noirs devront, au reste, user avec la plus grande modération.

On dit que les propriétaires pourront faire beaucoup de fraude en substituant aux noirs qui mourront les noirs nouvellement importés. Que le protecteur ait le droit de questionner les esclaves assemblés, et il déjouera sans peine de pareilles manœuvres, et il reconnaîtra facilement à l’âge, au langage, au plus ou moins d’habitude du travail, les Africains de traite. Ceux-ci seraient immédiatement déclarés libres, comme le veut la loi de 1830, et employés dans un atelier national jusqu’à ce qu’ils aient appris un état, à moins qu’ils ne voulussent retourner en Afrique, où leurs récits feraient oublier les crimes passés des Européens. — Ces transports s’effectueraient presque sans dépense, au moyen des bâtimens que nous avons toujours en croisière dans les parages de la côte d’Afrique. Mais il est peu croyable que les noirs de traite demandent à retourner dans leur pays. — La patrie pour eux, c’est le village où ils vivaient : or, il n’y a plus de patrie une fois qu’arrachés à ce village, ils sont certains de ne pouvoir en retrouver la route, au milieu des déserts que les facteurs d’esclaves leur ont fait traverser pour arriver à la côte. Il pourrait par conséquent arriver que l’État eût à prendre à sa charge un assez grand nombre de ces malheureux, pour être embarrassé des les placer dans la maison nationale. — Que deviendront-ils ? — La nouvelle loi les fait possession royale pendant dix ans. — Maudit roi ! le voilà qui consigne à son profit les noirs dont il se prétend le libérateur ! le voilà qui se fait habitant des Antilles, tandis qu’il exploite ici le monopole du tabac. Mais c’est un fléau, vraiment, qu’un roi comme celui-là !

Imitons mieux nos voisins, et formons à la côte des colonies comme celles de Sierra-Leone et de Liberia. Les journaux nous ont donné il y a peu de temps des détails sur la prospérité toujours croissante de l’établissement de Liberia, où des noirs vivent sous l’empire d’une constitution presque semblable à celle des États-Unis du Nord[4]. Cet établissement est dû à une société de philanthropes américains, et s’étendra bientôt sur la longueur entière du littoral, de façon à fermer aux négriers l’accès de tous les points de la côte, et à rendre impossible leur fatale communication avec l’intérieur du pays. « Les travaux de la société de colonisation sont chaque jour mieux appréciés aux États-Unis. Deux cent trois sociétés auxiliaires se sont formées pour la seconder. La société centrale de Pennsylvanie ne s’est pas bornée à collecter des fonds en sa faveur ; elle a armé deux navires à ses frais pour transporter des esclaves affranchis dans la nouvelle colonie. Les passages se paient à raison de 25 piastres par passager au-dessus de douze ans, et de 12 piastres et demie pour les enfans de deux à douze ans. Le passage de ceux qui n’ont pas encore deux ans est gratuit. Beaucoup de propriétaires des états du Sud offrent à la société de colonisation d’affranchir leurs esclaves, si elle veut se charger de leur transport. On lit dans plusieurs journaux américains des avis de la société, par lesquels elle sollicite des fonds pour le transport des esclaves dont on lui offre l’émancipation. Il n’est pas étonnant que les citoyens des États-Unis répondent avec empressement à cet appel. L’assemblée générale de Maryland a adopté en 1827 un bill qui accorde à la société une somme de 1,000 piastres par an pour être employée par elle au transport d’hommes de couleur ou nègres libres ayant résidé au moins un an dans les limites de cet État. L’année dernière, vingt et un états de l’Union ont invité le congrès américain à seconder les efforts de la société ; et il est probable qu’avant peu les réprésentans de la nation lui voteront une subvention considérable. C’est ainsi que se prépare, en Amérique, l’abolition de l’esclavage ; tout promet de rapides progrès à une œuvre qu’approuve la conscience nationale[5]. »

Sitôt que notre gouvernement aura donné le signal, nous suivrons tous de si nobles exemples.

  1. Le Journal le Temps, 16 février 1831.
  2. Je fixerais plutôt 60 ans que 40, parce que je pense que tous les esclaves seront morts dans cet espace de temps. Il serait à craindre que le propriétaire, vers l’expiration du terme, n’accablât démesurément de travail le noir à la conservation duquel il ne serait plus intéressé.
  3. Les enfans achetés sur les plantations et élevés aux frais de l’État.
  4. Voir l’article extrêmement remarquable contenu sous le titre : « Colonisation des noirs libres des États-Unis, » dans la Revue britannique, 23e livraison du tome XII.
  5. Journal le Censeur.