De l'esclavage des noirs (Schœlcher)/XIII

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CHAPITRE XIII.

La culture libre est non-seulement possible, mais profitable.

Nous croyons avoir démontré que l’esclavage ne saurait plus être raisonnablement toléré. — Consentons un instant à mettre tous principes de côté ; renfermons-nous dans le cercle étroit tracé par les planteurs eux-mêmes, et tâchons de faire comprendre cette vérité : La culture libre est non seulement possible, mais profitable.

Si les colons veulent rester de bonne foi, nous serons bientôt d’accord. Ils ne demandent que des travailleurs ; c’est par le besoin de travailleurs qu’ils justifient tous les crimes de la traite ; et ils se chargent de démontrer eux-mêmes, pour ceux qui pourraient encore en douter, que les habitans auraient un avantage incalculable, comme économie, à employer des bras libres. — Eh bien ! que les blancs cultivent ! — C’est un préjugé de croire qu’ils ne peuvent supporter la chaleur du climat ; ne sont-ce pas des blancs, des Européens, et des Européens non acclimatés, qui ont défriché et formé toutes les colonies sans le secours d’un esclave ? Comment seraient-ils devenus inhabiles à en continuer l’exploitation, aujourd’hui que tant d’améliorations pourraient être introduites si l’esprit routinier des planteurs cédait enfin aux progrès de l’Europe, et s’ils la regardaient comme leur amie, comme leur alliée, au lieu de la considérer comme un foyer de lumières redoutable ?

Les blancs, nous le répétons, sont assez forts pour cultiver ; les colonies ne sont pas assez malsaines pour qu’ils ne puissent s’y acclimater[1] ; et si quelques-uns de nous doivent succomber dans l’épreuve, nos enfans, du moins, fils du pays, domineront l’atmosphère, et n’y mourront pas plus que les Havanais ne meurent à la Havane. — Ne trouve-t-on pas déjà à l’île Bourbon quelques quartiers pauvres où les blancs travaillent la terre de leurs mains, et ne s’en portent pas moins bien ? — Or la difficulté est tranchée dès ce moment : les esclaves ne sont plus indispensables sur une plantation ; les colonies ne périront pas faute de noirs, et l’extinction de l’esclavage, loin de les anéantir, va ouvrir au contraire des débouchés, et offrir de l’emploi à cet excédant de notre population d’Europe qui végète dans les privations ! Engourdie ici par la misère et le froid, cette population est toute disposée à aller coloniser ; ses redoutables bras n’attendent que du travail pour cesser d’être menaçans ; et jusqu’à ce que le gouvernement ouvre aux prolétaires de vastes exploitations du sol, comme le propose M. de Morogues[2] dans son précieux mémoire, nous aurons deux fois à nous applaudir d’encourager leur émigration, capable peut-être d’arrêter pour long-temps les effroyables progrès que fait le paupérisme en France. — Voilà donc nos travailleurs trouvés ! En allant porter leur active industrie dans nos possessions d’outre-mer, ils les vivifieraient, les rendraient aussi manufacturières qu’elles sont agricoles, et tripleraient leur population. Qui peut dire si les travaux intelligens de ces nouveaux colons n’amèneraient pas un jour une telle baisse dans le prix des produits coloniaux, qu’ils pourraient rivaliser avec ceux des Indes ?

M. Muler, qui a long-temps habité la Guadeloupe, fait, à l’égard de la culture libre, des réflexions frappantes de justesse et d’une haute portée.

« Tous les raisonnemens employés par les colons pour la défense de leur système sont faciles à réfuter. Eux-mêmes, par l’inconséquence et les contradictions sans nombre de leurs discours, en détruisent la majeure partie. Ils veulent le bonheur des nègres, et se plaignent de la dépopulation ; ils s’exaltent la douceur avec laquelle ils les régissent, et assurent qu’ils n’en peuvent rien tirer que par le châtiment ; ils les considèrent avec mépris, comme une classe naturellement stupide, et s’opposent de toutes leurs forces à l’instruction des libres. Ce n’est pas tout : alléguer que les colonies ne peuvent être cultivées que par des esclaves, c’est ériger en principe ce qui est à prouver. Je suis convaincu qu’à la Guadeloupe les hauteurs pourraient être cultivées par des Européens. Là, règne un printemps perpétuel ; là, point de chaleurs étouffantes comme en France, dans l’été ; le mois de mai y dure toujours. On pourrait donc faire concession de cette grande étendue de telles incultes qui, faute d’avoir été défrichées, sont rentrées dans le domaine de l’état, à des paysans pauvres que l’on retirerait ainsi de la misère. Mais voudrez-vous, dira-t-on, exposer ces malheureux au danger d’un acclimatement ? Ce ne sont pas les suites de cet acclimatement que l’on craint ; car dans un pays aujourd’hui parfaitement cultivé, et surtout dans les lieux élevés, il n’y a plus de maladies à craindre. Ce que l’on redoute, c’est de montrer aux nègres des blancs travaillant de leurs mains. Mais admettant même que ces colonies doivent être exclusivement cultivées par des nègres, pourquoi ces nègres ne seraient-ils pas libres ? »

  1. Leurs montagnes élevées (celles des Antilles) les rendent très-faciles à défendre, leur procurent une variété de température qui permet d’accoutumer par degrés et sans perte les troupes européennes au climat des tropiques et de l’équateur.
    Lacharrière.
  2. De l’utilité des machines, de leurs inconvéniens, et des moyens d’y remédier, en assurant l’extension et les progrès de notre agriculture.