De l’Économie (Trad. Talbot)/03

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De l’Économie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De l’ÉconomieHachetteTome 1 (p. 204-206).


CHAPITRE III.


Socrate conseille à Critobule d’examiner la conduite de ceux qui gèrent bien ou mal leurs affaires. Principes qu’il doit tirer de cet examen.


En entendant ces mots, Critobule reprit : « À présent, certes, je ne te laisserai point aller, Socrate, que tu ne m’aies donné les leçons promises en présence des amis que voici[1] — Eh bien, Critobule, dit Socrate, si d’abord je te montre des gens qui construisent avec beaucoup d’argent des maisons incommodes, tandis que d’autres, avec beaucoup moins, se bâtissent des demeures où ils trouvent tout ce qu’il faut, est-ce que cela seul ne te paraîtra pas une leçon d’économie ? — Tout à fait, Critobule. — Et maintenant, si je te fais voir, ce qui en est une suite, des gens qui possèdent une infinité d’ustensiles de toute espèce sans pouvoir s’en servir au besoin, sans savoir s’ils sont en bon état, et qui, à cause de cela, se tourmentent sans cesse et sans cesse tourmentent leurs serviteurs ; si je t’en fais remarquer d’autres qui, n’ayant pas plus et même ayant moins d’ustensiles que les premiers, les ont toujours tout sous la main lorsqu’ils veulent s’en servir ? — La raison, Socrate, n’en est-elle pas que chez les uns tout est jeté pêle-mêle, tandis que chez les autres chaque chose est à sa place ? — Oui, par Jupiter ! et encore ce n’est pas à la première place venue, mais à la place qui lui convient, que chaque chose est affectée. — Ce que tu dis, reprit Critobule, m’a tout l’air d’être aussi de la science économique. — Et si je te montre ici des serviteurs presque tous enchaînés et qui bien souvent s’échappent ; là, des serviteurs qui, libres de toutes chaînes, consentent à travailler et à demeurer, ne te paraîtrai-je pas t’avoir exposé un fait très-curieux d’économie ? — Oui, par Jupiter ! très-curieux ! — Si je te cite des cultivateurs qui cultivent de la même manière, et dont cependant les uns se disent ruinés par la culture et privés de ressources, tandis que les autres doivent à la culture la prospérité et l’abondance de tout ce dont ils ont besoin ? — Ma foi, dit Critobule, je croirais peut-être qu’outre les dépenses indispensables, les premiers en font encore de ruineuses pour leur maison. — Il est possible, dit Socrate, qu’il y ait des gens de cette sorte. Mais je ne parle pas de ceux-là ; je ne parle que de ceux qui, se disant cultivateurs, ne peuvent faire face aux dépenses nécessaires. — Et quelle pourrait être, Socrate, la cause de cette détresse ? — Je te conduirai chez eux, dit Socrate ; tu verras toi-même et tu jugeras. — Oui, ma foi, si je puis. — Il faut voir par expérience si tu pourras juger. Je sais que maintenant, quand il s’agit d’aller à la comédie, tu te lèves de bon matin, tu fais une longue route, et tu me proposes instamment de t’accompagner au spectacle. Mais pour une affaire du genre de celle qui nous occupe, tu ne m’as jamais fait de proposition. — Je te parais donc bien ridicule, Socrate ? — Par Jupiter ! c’est bien plus à toi-même que tu le parais. Et si je te fais voir des gens que l’élève[2] des chevaux a fait tomber dans la privation du nécessaire, tandis que l’élève des chevaux en a conduit d’autres à l’aisance et au plaisir que procure le gain ? — Oui, j’en vois tous les jours et j’en connais de l’une et l’autre espèce, et je n’en suis pas plus du nombre de ceux qui gagnent. — C’est comme quand tu regardes les tragiques et les comiques ; tu ne songes pas, je crois, à devenir poète, mais tu cherches le plaisir de voir et d’entendre, et sur ce point tu n’as pas tort, car tu ne veux pas être poëte. Mais, forcé d’élever des chevaux, ne crois-tu pas que tu es fou de ne point chercher à t’instruire dans cette industrie, surtout lorsque cette instruction doit t’être avantageuse pour ton propre usage et pour le commerce ? — Tu veux, Socrate, que je me fasse dresseur de poulains[3] ? — Non, par Jupiter ! pas plus que je ne veux que tu formes des cultivateurs en les achetant tout petits. Mais je crois qu’il y a, pour les chevaux et pour les hommes, un certain âge où l’on peut déjà s’en servir et où chaque jour les rend meilleurs. Je puis aussi te citer des maris qui en usent avec leurs femmes de manière à s’en faire d’utiles auxiliaires pour la prospérité de leur maison, tandis que pour d’autres elles sont une cause essentielle de ruine. — Et qui faut-il en accuser, Socrate, de l’homme ou de la femme ? — Quand un troupeau est tout à fait en mauvais état, reprit Socrate, nous en accusons le berger ; lorsqu’un cheval est très-méchant, c’est au cavalier qu’on s’en prend. À l’égard d’une femme, si, malgré la bonne direction de son mari, elle se conduit mal, peut-être a-t-on raison de n’en accuser qu’elle ; mais si le mari la laisse ignorer le bien et le beau, et qu’il l’emploie malgré son ignorance, n’est-il pas juste de rendre le mari responsable ? Allons, Critobule, nous sommes ici tous amis ; parle-nous bien franchement ; est-il quelqu’un qui entre plus intimement dans tes affaires que ta femme ? — Personne. — Cependant, y a-t-il des gens avec qui tu converses moins qu’avec elle ? — Il n’y en a guère. — Quand tu l’as épousée, n’était-ce pas une véritable enfant, qui n’avait, en quelque sorte, rien vu, rien entendu ? — C’est cela. — Ce serait donc une chose beaucoup plus étonnante si elle savait rien de ce qu’il faut dire ou faire, que si elle se conduisait mal. — Mais ces maris que tu dis avoir de bonnes femmes, est-ce qu’ils les ont élevées eux-mêmes ? — Rien de mieux que d’examiner ce point ; aussi, je te présenterai à Aspasie[4] qui t’instruira de tout cela plus pertinemment que moi. Pour moi, je pense qu’une bonne maîtresse de maison est tout à fait de moitié avec le mari pour le bien commun. C’est le mari le plus souvent qui, par son activité, fait entrer le bien dans le ménage, et c’est la femme qui, presque toujours, est chargée de l’employer aux dépenses : si l’emploi est bien fait, la maison prospère ; l’est-il mal, elle tombe en décadence[5]. »



  1. Socrate avait toujours autour de lui quelques amis qui écoutaient ses conversations, sans y prendre part. Il est évident que Xénophon, sans se mettre en scène, et sans figurer comme interlocuteur, a dû entendre presque tous les dialogues qu’il a rapportés dans ses Mémoires. Ce n’était point une règle de discipline qui imposait le silence à ces confidents, comme chez les disciples de Pythagore, mais un sentiment de déférence et de respect pour le maître.
  2. Je n’ai pas cru devoir hésiter à me servir de ce mot, nouvellement introduit dans la langue, et qui joint la précision à la brièveté.
  3. Il y a ici un jeu de mots intraduisible entre πώλησιν, commerce, et πωλοδαμέω, dompter des poulains.
  4. Voy. Mémoires, II, vi.
  5. Croirait-on ces lignes écrites il y a plus de deux mille ans ? Les conditions sociales du mari et de la femme paraissent-elles avoir changé ?