De l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife/I/2

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H. Goemaere (Œuvres de Joseph de Maistre, IVp. 86-94).



CHAPITRE II.


DU CALVINISME ET DES PARLEMENTS.


Les grandes révolutions, les grandes secousses morales, religieuses ou politiques, laissent toujours quelque chose après elles. Le calvinisme naquit en France : sa patrie assez vigoureuse pour vomir le poison, en demeura néanmoins notablement affectée. On vit alors ce qu’on verra éternellement dans toutes les révolutions : elles finissent, mais l’esprit qui les enfanta leur survit. C’est ce qui se vérifia surtout en France, dans les difficultés qu’on y éleva contre l’admission pure et simple du concile de Trente. En vain tous les archevêques et évêques de France en corps « reconnaissent et déclarent, dans l’assemblée de 1615, qu’ils sont obligés par leurs devoir et conscience de recevoir, comme de fait ils ont reçu, ledit concile[1]. » En vain ce corps illustre dit au roi : « Sire, le clergé de France, vu qu’il y va de l’honneur de Dieu, et de celui de cette monarchie très-chrétienne qui depuis tant d’années, avec un si grand étonnement des autres nations catholiques, porte cette marque de désunion sur le front, supplie Votre Majesté qu’il lui plaise, embrassant cette gloire de sa couronne, ordonner que le concile général et œcuménique de Trente soit accepté, etc. » En vain le grand cardinal de Richelieu, portant la parole au nom des états généraux de cette même année 1615, disait au roi : « Toutes sortes de considérations convient Votre Majesté à recevoir et faire publier ce saint concile…, la bonté de la chose ; vous offrant de justifier qu’il n’y a rien dans ce concile qui ne soit très-bon : l’autorité de sa cause… le fruit que produisent ses constitutions dans tous les pays où elles sont observées[2]. »

Rien ne peut vaincre l’opposition calviniste qui échauffait encore une foule d’esprits, et l’on vit arriver ce qui s’est répété si souvent en France : c’est que, dans les questions ecclésiastiques, les prélats sont obligés de céder à la puissance séculière qui appelle cette immense absurdité les libertés de l’Église.

Ce fut surtout le tiers état, c’est-à-dire le grand nombre qui s’opposa à l’admission du concile ; et cela devait être, car il y a dans le protestantisme un caractère démocratique fait pour séduire de tous côtés le second ordre.

On imagina donc dans le parti de l’opposition de recevoir le concile quant au dogme (il le fallait bien), mais non quant à la discipline.

Tant pis pour l’Église gallicane, qui dès lors a porté sur le front cette marque de désunion[3].

Mais qui furent les véritables auteurs de cette singularité choquante, si authentiquement réprouvée par le clergé de France ? « Ce furent des jurisconsultes profanes ou libertins qui, tout en faisant sonner le plus haut les libertés, y ont porté de rudes atteintes en poussant les droits du roi jusqu’à l’excès ; qui inclinent aux maximes des hérétiques modernes, et en exagérant les droits du roi et ceux des juges laïques, ses officiers, ont fourni l’un des motifs qui empêchèrent la réception du concile de Trente[4]. »

L’esprit du XVIe siècle fut principalement nourri et propagé en France par les parlements, et surtout par celui de Paris, qui tirait, de la capitale où il siégeait et des hommes qu’il voyait quelquefois siéger avec lui, une certaine primatie dont il a beaucoup usé et abusé.

Protestant dans le XVIe siècle, frondeur et janséniste dans le XVIIe, philosophe enfin, et républicain dans les dernières années de sa vie, trop souvent le parlement s’est montré en contradiction avec les véritables maximes fondamentales de l’État.

Il renfermait cependant de grandes vertus, de grandes connaissances, et beaucoup plus d’intégrité que ne l’imaginaient plusieurs étrangers trompés par des pasquinades françaises.

On pouvait croire encore que tout gouvernement exigeant une opposition quelconque, les parlements étaient bons sous ce rapport, c’est-à-dire comme corps d’opposition. Je ne me sens ici nulle envie d’examiner si cette opposition était légitime, et si les maux qu’elle a produits permettent de faire attention aux services que l’autorité parlementaire a pu rendre à l’État par son action politique ; j’observerai seulement que l’opposition de sa nature ne produit rien ; elle n’est pas faite pour créer, mais pour empêcher ; il faut la craindre et non la croire ; aucun mouvement légitime ne commence par elle ; elle est destinée au contraire à le ralentir dans quelques circonstances plus ou moins rares, de peur que certaines pièces ne s’échauffent par le frottement.

Pour me renfermer dans l’objet que je traite, je ferai remarquer que le caractère le plus distinctif et le plus invariable du parlement de Paris se tire de son opposition constante au Saint-Siège. Sur ce point, jamais les grandes magistratures de France n’ont varié. Déjà le XVIIe siècles comptait parmi les principaux membres de véritables protestants, tels que les présidents de Thou, de Ferrière, etc. On peut lire la correspondance de ce dernier avec Sarpi, dans les œuvres de ce bon religieux ; on y sentira les profondes racines que le protestantisme avait jetées dans le parlement de Paris. Ceux qui n’ont pu examiner par eux-mêmes ce fait important, peuvent s’en tenir au témoignage exprès d’un noble pair de France, lequel avoue, dans un ouvrage moderne dont j’ai tiré déjà un très-grand parti, « que certaines cours souveraines de France n’avaient pu se tenir en garde contre le nouveau système (du protestantisme) ; que plusieurs magistrats s’en étaient laissé atteindre, et ne paraissaient pas disposés à prononcer des peines portées contre ceux, dont ils professaient la croyance[5]. » Ce même esprit s’était perpétué jusqu’à nos jours dans le parlement, au moyen du jansénisme qui n’est au fond qu’une phase du calvinisme. Les noms les plus vénérables de la magistrature en étaient atteints ; et je ne sais trop si le philosophisme des jeunes gens était plus dangereux pour l’État.

Le concile de Trente étant à juste titre le plus fameux des conciles généraux et le grand oracle antiprotestant, il déplaisait à la magistrature française, précisément à raison de son autorité. On peut encore entendre sur ce point le magistrat que je viens de citer. Il n’y a pas de témoignage plus respectable et qui doive inspirer plus de confiance lorsqu’il manifeste les sentiments de son ordre.

« Le concile de Trente, dit-il, travaillait sérieusement à une réforme plus nécessaire que jamais. L’histoire nous apprend[6] quel homme et quel moyen on employa pour s’y opposer. Si ce concile eut été tranquille et moins prolongé, il eût pu parvenir, en faisant le sacrifice des biens déjà confisqués, à réunir les esprits sur la matière du dogme. Mais la condamnation des protestants y fut entière[7]. »

On dirait, en lisant ce morceau, que le concile de Trente n’a point opéré de réforme dans l’Église. Cependant le chapitre de la Réformation n’est pas mince, et le concile entier fit sans contredit le plus grand et le plus heureux effort qui ait jamais été fait dans le monde pour la réformation d’une grande société. Les faits parlent, il n’y a pas moyen de disputer. Depuis le concile, l’Église a totalement changé de face. Que si les Pères n’entreprirent rien de plus, on doit les louer pour ce qu’ils ne firent pas, autant que pour ce qu’ils firent ; « car il faut quelquefois savoir gré aux hommes d’État de n’avoir pas tenté tout le bien qu’ils auraient pu exécuter ; d’avoir été assez grands pour faire à la difficulté du temps et à la ténacité des habitudes le sacrifice qui devait le plus leur coûter, celui de leurs vastes et bienfaisantes conceptions[8]. »

Enfin, la langue même, sous la plume d’un écrivain d’ailleurs si respectable, est violée par le préjugé, au point que les premiers protestants sont nommés par lui, au grand étonnement de l’oreille française, un peuple néophyte[9]. Il faut bien observer que ces traits et cent autres partent d’un homme distingué sous tous les rapports, plein de bonnes intentions, et parlant comme la raison même, toutes les fois que les préjugés de corps lui permettent de se servir de la sienne. Que devait être la masse de ses collègues dont il parle lui-même comme de gens exagérés ? On serait tenté, en vertu d’une simple règle de proportion, de les prendre pour des frénétiques.

On ferait une collection assez piquante des arrêts rendus par l’opinion de toutes les classes contre les parlements de France.

Ici, c’est Voltaire qui appelle élégamment les magistrats, « des pédants absurdes, insolents et sanguinaires des bourgeois tuteurs des rois[10]. »

Ailleurs, c’est un honorable membre du comité de salut public qui nous dit : « Le parlement ferait mieux de se souvenir et de faire oublier aux autres, s’il est possible, que c’est lui qui a jeté le brandon de la discorde, en demandant la convocation des états généraux, »

Il rappelle ensuite l’arrêt qui exclut Charles VII, et que le comte de Boulainvillers appelait la honte éternelle du parlement de Paris. Il finit par nommer les anciens magistrats de ce corps, des quidams[11].

Nous entendrons un grand homme dont le nom rappelle tous les genres de savoir et de mérite, se plaindre « que les procédures des parlements de France sont fort étrangères et fort précipitées ; que lorsqu’il est question des droits du roi, ils agissent en avocats et non en juges, sans même sauver les apparences et sans avoir égard à la moindre ombre de justice[12].

Mais rien n’égale le portrait des parlements dessiné par l’un des plus grands orateurs chrétiens, et montré aux Français du haut de la chaire de vérité. J’en présenterai seulement quelques traits.

« Quel magistrat aujourd’hui veut interrompre ses divertissements, quand il s’agirait, je ne dis pas du repos, mais de l’honneur, et peut-être même de la vie d’un misérable ? La magistrature n’est que trop souvent un titre d’oisiveté qu’on n’achète que par honneur, et qu’on n’exerce que par bienséance. C’est ne savoir pas vivre et faire injure aux magistrats que de leur demander justice, lorsqu’ils ont résolu de se divertir. Leurs amusements sont comme la partie sacrée de leur vie, à laquelle on n’ose toucher ; et ils aiment mieux lasser la patience d’un malheureux et mettre au hasard une bonne cause, que de retrancher quelques moments de leur sommeil, de rompre une partie de jeu, ou une conversation inutile, pour ne rien dire de plus[13]. »

Comment le même corps a-t-il pu déplaire à des hommes si différents ? Je n’y vois rien d’inexplicable. Si le parlement n’avait pas renfermé de grandes vertus et une grande action légitime, il n’aurait pas mérité la haine de Voltaire et de tant d’autres. Mais s’il n’avait pas renfermé de grands vices, il n’aurait choqué ni Fléchier, ni Leibnitz, ni tant d’autres. Le germe calviniste, nourri dans ce grand corps, devint bien plus dangereux lorsque son essence changea de nom et s’appela jansénisme. Alors les consciences étaient mises à l’aise par une hérésie qui disait : Je n’existe pas. Le venin atteignit même ces grands noms de la magistrature que les nations étrangères pouvaient envier à la France. Alors toutes les erreurs, même les erreurs ennemies entre elles, étant toujours d’accord contre la vérité, la nouvelle philosophie dans les parlements s’allia au jansénisme contre Rome. Alors le parlement devint en totalité un corps véritablement anti-catholique, et tel que, sans l’instinct royal de la maison de Bourbon et sans l’influence aristocratique du clergé (il n’en avait plus d’autre), la France eût été conduite infailliblement à un schisme absolu.

Encouragés par la faiblesse d’une souveraineté agonisante, les magistrats ne gardèrent plus de mesure. Ils régentèrent les évêques ; ils saisirent leur temporel ; ils appelèrent, comme d’abus, d’un institut religieux devenu français depuis deux siècles, et le déclarèrent, de leur chef, anti-français, anti-social, et même impie, sans s’arrêter un instant devant un concile œcuménique qui l’avait déclaré pieux, devant le Souverain Pontife qui répétait la même décision, devant l’Église gallicane enfin debout devant eux, et conjurant l’autorité royale d’empêcher cette funeste violation de tous les principes.

Pour détruire un ordre célèbre, ils s’appuyèrent d’un livre accusateur qu’ils avaient fait fabriquer eux-mêmes, et dont les auteurs eussent été condamnés aux galères sans difficulté dans tout pays où les juges n’auraient pas été complices[14]. Ils firent brûler des mandements d’évêques, et même, si l’on ne m’a pas trompé, des bulles du Pape, par la main du bourreau. Changeant une Lettre provinciale en dogme de l’Église et en loi de l’État, on les vit décider qu’il n’y avait point d’hérésie dans l’Église, qui anathématisait cette hérésie ; ils finirent par violer les tabernacles et en arracher l’eucharistie, pour l’envoyer, au milieu de quatre baïonnettes, chez le malade obstiné, qui, ne pouvant la recevoir, avait la coupable audace de se la faire adjuger.

Si l’on se représente le nombre des magistrats répandus sur le sol de la France, celui des tribunaux inférieurs qui se faisaient un devoir et une gloire de marcher dans leur sens ; la nombreuse clientèle des parlements, et tout ce que le sang, l’amitié ou le simple ascendant emportaient dans le même tourbillon, on concevra aisément qu’il y en avait assez pour former dans le sein de l’Église gallicane le parti le plus redoutable contre le Saint-Siège.

Mais le jansénisme n’étant point une maladie particulière aux parlements, il est nécessaire de l’examiner en lui-même pour connaître son influence générale dans son rapport avec l’objet que je traite.

  1. Voyez les Mémoires du clergé pour l’année 1615.
  2. Discours cité dans l’Antifebronius vindicatus, de Zaccaria, tome V, épit. II, page 93.
  3. Supr. page 48.
  4. Fleury, sur les libertés de l’Église gallic. dans ses Opusc. page 81.
  5. Esprit de l’histoire, tom. III, lettre LXVIII.
  6. Quelle histoire ? celle de l’honnête Sarpi sans doute. C’est une étrange autorité ! observez que la phalange des écrivains français ennemis du Saint-Siège par différents motifs y ne cite jamais Pallavicini, ou ne le cite que pour le rabaisser : C’est un fanatique, un vil flatteur de Rome, un jésuite. Il ne faut croire sur le concile que deux apostats, Sarpi et le Courrayer, gens, comme on sait, parfaitement désintéressés.
  7. En effet, le concile eut grand tort de ne pas céder sur quelques points ! Au reste, les biens confisqués sont amenés là avec un talent distingué, mais peut-être trop visible. Ibid., tom. II, lett. LXVIII, tom. III, lett. LXX.
  8. Esprit de l’histoire, tom. II, lettre XXXIV.
  9. Cette religion nouvelle et persécutée (pauvres agneaux !) trouva dans ces deux titres même de grandes ressources, La persécution agit fortement sur l’imagination d’un peuple néophyte. Ibid., tom. III, lett. LXX.
  10. Supplément aux lettres de Voltaire, tom. II, pag. 208 ; lettre à Marmontel, du 6 Janvier 1772. Ainsi, des Nicolaï, des Lamoignon, des Pottier, des Molé, des Séguier, etc., sont des bourgeois aux yeux du gentilhomme ordinaire. Il est très-plaisant ! Mais le gouvernement qui ne pensa jamais à châtier ce grand seigneur, eut très-grand tort, et s’en est mal trouvé.
  11. Mém. de M. Carnot( qui n’est certainement pas un quidam) à S. M. T.-C. le roi Louis XVIII. Bruxelles, 1814, pag. 82, note 2.
  12. Pensées de Leibnitz sur la religion et sur la morale, in-8o, tom. II, p. 484. À ces mots de Leibnitz, lorsqu’il est question des droits du roi, il faut ajouter contre le Pape et contre l’Église ; car lorsqu’il s’agissait de ces mêmes droits considérés en eux-mêmes et dans l’intérieur de l’État, les parlements ne demandaient qu’à les restreindre, surtout à l’égard de ces mêmes parlements. Il y avait dans le magistrat français un républicain et un courtisan, suivant les circonstances. Cette espèce de Janus montrait une face au roi et l’autre à l’Église.
  13. Fléchier, Panégyrique de S. Louis, 1re partie.
  14. Ne voulant point envelopper une question dans une autre, je déclare n’avoir en vue que les formes violées et les abus d’autorité.