De l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife/I/3

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H. Goemaere (Œuvres de Joseph de Maistre, IVp. 95-100).

CHAPITRE III.


DU JANSÉNISME. PORTRAIT DE CETTE SECTE.


L’Église, depuis son origine, n’a jamais vu d’hérésie aussi extraordinaire que le jansénisme. Toutes en naissant se sont séparées de la communion universelle, et se glorifiaient même de ne plus appartenir à une Église dont elles rejetaient la doctrine comme erronée sur quelques points. Le jansénisme s’y est pris autrement : il nie d’être séparé ; il composera même, si l’on veut, des livres sur l’unité dont il démontrera l’indispensable nécessité. Il soutient, sans rougir ni trembler, qu’il est membre de cette Église qui l’anathématise. Jusqu’à présent, pour savoir si un homme appartient à une société quelconque, on s’adresse à cette même société, c’est-à-dire à ses chefs, tout corps moral n’ayant de voix que par eux ; et dès qu’elle a dit : Il ne m’appartient pas ; ou il ne m’appartient plus, tout est dit. Le janséniste seul prétend échapper à cette loi éternelle ; illi robur et œs triplex circa frontem. Il a l’incroyable prétention d’être de l’Église catholique, malgré l’Église catholique ; il lui prouve qu’elle ne connaît pas ses enfants, qu’elle ignore ses propres dogmes, qu’elle ne comprend pas ses propres décrets, qu’elle ne sait pas lire enfin ; il se moque de ses décisions ; il en appelle ; il les foule aux pieds, tout en prouvant aux autres hérétiques qu’elle est infaillible et que rien ne peut les excuser.

Un magistrat français de l’antique roche, ami de l’abbé Fleury, au commencement du dernier siècle, a peint d’une manière naïve ce caractère du jansénisme. Ses paroles valent la peine d’être citées.

« Le jansénisme, dit-il, est l’hérésie la plus subtile que le diable ait tissue. Ils ont vu que les protestants, en se séparant de l’Église, s’étaient condamnés eux-mêmes, et qu’on leur avait reproché cette séparation ; ils ont donc mis pour maxime fondamentale de leur conduite, de ne s’en séparer jamais extérieurement et de protester toujours de leur soumission aux décisions de l’Église, à la charge de trouver tous les jours de nouvelles subtilités pour les expliquer, en sorte qu’ils paraissent soumis sans changer de sentiments[1]. »

Ce portrait est d’une vérité parfaite ; mais si l’on veut s’amuser en s’instruisant, il faut entendre Mme de Sévigné, charmante affiliée de Port-Royal, disant au monde le secret de la famille, en croyant parler à l’oreille de sa fille.

« L’Esprit-Saint souffle où il lui plait, et c’est lui-même qui prépare les cœurs ou il veut habiter. C’est lui qui prie en nous par des gémissements ineffables. C’est saint Augustin qui m’a dit tout cela. Je le trouve bien janséniste, et saint Paul aussi. Les jésuites ont un fantôme qu’ils appellent Jansénius, auquel ils disent mille injures, et ne font pas semblant de voir où cela remonte… Ils font un bruit étrange et réveillent les disciples cachés de ces deux grands Saints[2].

Je n’ai rien à vous répondre sur ce que dit S. Augustin, sinon que je l’écoute et je l’entends quand il me dit et me répète cinq cents fois dans le même livre, que tout dépend donc, comme dit l’apôtre, non de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde à qui il lui plaît ; que ce n’est pas en considération d’aucun mérite que Dieu donne la grâce aux hommes, mais selon son bon plaisir, afin que l’homme ne se glorifie point, puisqu’il n’a rien qu’il n’ait reçu. Quand je lis tout ce livre (de S. Augustin), et que je trouve tout d’un coup : Comment Dieu jugerait-il les hommes, si les hommes n’avaient point de libre arbitre ? en vérité, je n’entends point cet endroit[3] et je suis toute disposée à croire que c’est un mystère (Ibid. lettre DXXIX.)

Nous croyons toujours qu’il dépend de nous de faire ceci ou cela ; ne faisant point ce qu’on ne fait pas, on croit cependant qu’on l’aurait pu faire[4] Les gens qui font de si belles restrictions et contradictions dans leurs livres, parlent bien mieux et plus dignement de la Providence quand ils ne sont pas contraints ni étranglés par la politique. Ils sont bien aimables dans la conversation[5]. Je vous prie de lire… les Essais de morale sur la soumission à la volonté de Dieu. Vous voyez comme l’auteur nous la représente souveraine, faisant tout, disposant de tout, réglant tout. Je m’y tiens ; voilà ce que j’en crois ; et si en tournant le feuillet ils veulent dire le contraire pour ménager la chèvre et les choux, je les traiterai sur cela comme ces ménageurs politiques. Ils ne me feront pas changer ; je suivrai leur exemple, car ils ne changent pas d’avis pour changer de note[6].

Vous lisez donc S. Paul et S. Augustin ? Voilà les bons ouvriers pour établir la souveraine volonté de Dieu ; ils ne marchandent point à dire que Dieu dispose de ses créatures comme le potier de son argile ; il en choisit, il en rejette[7]. Ils ne sont point en peine de faire des compliments pour sauver sa justice ; car il n’y a point d’autre justice que sa volonté[8]. C’est la justice même, c’est la règle ; et après tout, que doit-il aux hommes ? Rien du tout ; il leur fait donc justice quand il les laisse à cause du péché originel qui est le fondement de tout ; et il fait miséricorde au petit nombre de ceux qu’il sauve par son Fils. — N’est-ce pas Dieu qui tourne nos cœurs ? N’est-ce pas Dieu qui nous fait vouloir ? N’est-ce pas Dieu qui nous délivre de l’empire du démon ? N’est-ce pas Dieu qui nous donne la vue et le désir d’être à lui ? C’est cela qui est couronné ; c’est Dieu qui couronne ses dons ; si c’est cela que vous appelez le libre arbitre, ah ! je le veux bien. — Jésus-Christ a dit lui-même : Je connais mes brebis ; je les mènerai paître moi-même, je n’en perdrai aucune… Je vous ai choisis ; ce n’est pas vous qui m’avez choisi. Je trouve mille passages sur ce ton ; je les entends tous ; et quand je vois le contraire, je dis : C’est qu’ils ont voulu parler communément ; c’est comme quand on dit que Dieu s’est repenti : qu’il est en furie, etc. ; c’est qu’ils parlent aux hommes. Je m’en tiens à cette première et grande vérité qui est toute divine[9]. »

La plume élégante de Mme de Sévigné confirme parfaitement tout ce que vient de nous dire un vénérable magistrat. Elle peint au naturel, et, ce qui est impayable, en croyant faire un panégyrique, l’atrocité des dogmes jansénistes, l’hypocrisie de la secte et la subtilité de ses manœuvres. Cette secte, la plus dangereuse que le diable ait tissue, comme disait le bon sénateur et Fleury qui l’approuve, est encore la plus vile à cause du caractère de fausseté qui la distingue. Les autres sectaires sont au moins des ennemis avoués qui attaquent ouvertement une ville que nous défendons. Ceux-ci au contraire sont une portion de la garnison, mais portion révoltée et traîtresse, qui, sous les livrées même du souverain, et tout en célébrant son nom, nous poignarde par derrière, pendant que nous faisons notre devoir sur la brèche. Ainsi, lorsque Pascal viendra nous dire : « Les luthériens et les calvinistes nous appellent papilâtres et disent que le Pape est l’antéchrist ; nous disons que toutes ces propositions sont hérétiques, et c’est pourquoi nous ne sommes pas hérétiques[10]. » Nous lui répondrons : Et c’est pourquoi vous l’êtes d’une manière beaucoup plus dangereuse.

  1. Nouv. Opusc. de Fleury. Paris, Nyon, 1807, p. 227 et 228. Les opuscules sont un véritable présent que le feu abbé Emery a fait aux amis de la Religion et des saines maximes ; on y voit à quel point Fleury était revenu de ses anciennes idées. Il y a un ouvrage à faire sur ces opuscules.
  2. Lettre de Mme de Sévigné, in-8o tom. II, Lettre DXXV.

    On voit ici, mieux que dans un livre de Port-Royal, les deux points capitaux de la doctrine janséniste. 1o Il n’y a point de jansénisme, c’est une chimère, un fantôme créé par les jésuites. Le pape qui a condamné la prétendue hérésie, rêvait en écrivant sa bulle. Il ressemblait à un chasseur qui ferait feu sur une ombre, en croyant ajuster un tigre. Que si l’Église universelle applaudit à cette bulle, ce fut de sa part un acte de simple politesse envers le Saint-Siège, et qui ne tire nullement à conséquence. 2o Ce qu’on nomme jansénisme n’est au fond que le paulinisme et l’augustinisme, S. Paul et S. Augustin ayant parlé précisément comme l’évêque d’Ypres. Si l’Église prétend le contraire, hélas ! c’est qu’elle est vieille et qu’elle radote !

  3. Je le crois. Observez cependant que la question pour les amis de Mme de Sévigné n’était pas de savoir s’il y a ou s’il n’y a pas un libre arbitre ? car sur ce point ils avaient pris leur parti ; mais seulement de savoir comment les hommes n’ayant point de libre arbitre, Dieu néanmoins les condamnerait justement ? C’est sur cela que l’aimable appelante nous dit : En vérité, je n’entends point cet endroit. Ni moi non plus en vérité.
  4. Voyez sa lettre CDXLVIII. — Ici le mystère se découvre en plein. Tout se réduit à la sottise de l’homme qui se croit libre. Voilà tout. Il croit qu’il aurait pu faire ce qu’il n’a pas fait. C’est un enfantillage, et même c’est une erreur qui insulte la Providence en bornant son pouvoir.
  5. Ils sont bien aimables, en effet, en soutenant le dogme de la prédestination absolue et en nous menant droit au désespoir.
  6. J’espère que cette confession est claire, et voilà le véritable caractère de la révolte. L’enfant de l’Église, au contraire, n’a rien à dire dans les conversations, ni même dans le tête-à-tête, qu’il ne dise de même dans ses livres et dans la chaire.
  7. C’est-à-dire qu’il sauve on damne pour l’éternité sans autre motif que son bon plaisir.
  8. Ne croyez ni aux livres imprimés avec permission, ni aux déclarations hypocrites, ni aux professions de foi mensongères ou ambiguës ; croyez Mme de Sévigné, devant laquelle on pouvait être aimable tout à son aise. Il n’y a point d’autre justice en Dieu que sa volonté. Cette miniature fidèle du système mérite d’être encadrée.
  9. Tom. VI, lettre 335 et 529. Après tous ces beaux discours, il est plaisant d’entendre le post-scriptum confidentiel du marquis de Sévigné qui disait à sa sœur : Il s’en faut encore quelque chose que nous soyons convertis (sur la prédestination et sur la persévérance) ; c’est que nous trouvons les raisons des semi-pélagiens fort bonnes et fort sensibles, et celle de S. Paul et de S. Augustin fort subtiles et dignes de l’abbé Têtu (personnage original souvent cité dans les lettres de Mme de Sévigné). Nous serions très-contents de la Religion, si ces deux saints n’avaient pas écrit : nous avons toujours ce petit embarras (Tom. IV, lettre 394). Je me garde bien de prendre et encore plus d’employer ce badinage au pied de la lettre ; je dis seulement que voilà l’effet nécessaire de ces effroyables doctrines sur les gens du monde doués d’un bon cœur et d’un esprit droit, c’est de les jeter à l’extrémité opposée. Il faut remarquer l’exclamation de la spirituelle théologienne : Si vous appelez le pur mécanisme d’un automate, libre arbitre, ah ! je le veux bien ! Je ne puis au reste me refuser au plaisir de parodier ce passage : « Je lis dans les saintes Écritures : Dieu aime tout ce qui existe. Il ne peut rien haïr de ce qu’il a créé ; il ne saurait permettre qu’aucun homme soit tenté au delà de ses forces. Il veut que nous soyons tous sauvés ; il est le sauveur de tous, mais surtout des croyants. — Tu pardonnes à tout, parce que tout est à toi, ô l’ami des âmes ! etc. Je trouve mille passages sur ce ton. Je les entends tous, et quand je vois le contraire, je dis : C’est qu’ils parlent aux hommes auxquels il peut être bon souvent de parler de telle ou telle manière. Ces textes d’ailleurs doivent nécessairement être modifiés et expliqués par les autres. C’est comme lors qu’ils disent qu’il y a des péchés irrémissibles, que Dieu endurcit les cœurs, qu’il induit en tentation, qu’il a créé le mal, qu’on doit haïr son père, etc. Je m’en tiens à cette première et grande vérité qui est toute divine. » — Il me semble que ce n’est pas tant mal rétorqué, mais quel est donc le charme indéfinissable qui dans le doute fait pencher l’homme vers l’hypothèse la plus scandaleuse, la plus absurde, la plus désespérante ? C’est le plus puissant de tous les charmes, le plus dangereux pour les meilleurs esprits, les délices du cœur humain, — le charme de la révolte.
  10. Lettre de Pascal au Père Annat. Après la XVIIe Provinciale.