De l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife/I/4

La bibliothèque libre.
H. Goemaere (Œuvres de Joseph de Maistre, IVp. 101-104).


CHAPITRE IV.


ANALOGIE DE HOBBES ET DE JANSÉNIUS.


Je ne sais si quelqu’un a remarqué que le dogme capital du jansénisme appartient pleinement à Hobbes ; on sait que ce philosophe a soutenu que tout est nécessaire, et que par conséquent il n’y a point de liberté proprement dite, ou de liberté d’élection. « Nous appelons, dit-il, agents libres ceux qui agissent avec délibération ; mais la délibération n’exclut point la nécessité, car le choix était nécessaire, tout comme la délibération[1]. »

On lui opposait l’argument si connu, que si l’on ôte la liberté, il n’y a plus de crime, ni par conséquent de punition légitime. Hobbes répliquait : « Je nie la conséquence, La nature du crime consiste en ce qu’il procède de notre volonté, et qu’il viole la loi. Le juge qui punit ne doit pas s’élever à une cause plus haute que la volonté du coupable. Quand je dis donc qu’une action est nécessaire, je n’entends pas qu’elle est faite en dépit de la volonté ; mais parce que l’acte de la volonté ou la volition qui l’a produite était volontaire[2]. Elle peut donc être volontaire, et par conséquent crime, quoique nécessaire. Dieu, en vertu de sa toute-puissance, a droit de punir quand même il n’y a point de crime[3]. »

C’est précisément la doctrine des jansénistes. Ils soutiennent que l’homme pour être coupable n’a pas besoin de cette liberté qui est opposée à la nécessité, mais seulement de celle qui est opposée à la coaction, de manière que tout homme qui agit volontairement est libre, et par conséquent coupable s’il agit mal, quand même il agit nécessairement (c’est la proposition de Jansénius).

« Nous croyons toujours qu’il dépend de nous de faire ceci ou cela. Ne faisant point ce qu’on ne fait pas, on croit cependant qu’on l’aurait pu faire. Mais dans le fait il ne peut y avoir de liberté qui exclue la nécessité ; car, s’il y a un agent, il faut qu’il opère, et s’il opère, rien ne manque de ce qui est nécessaire pour produire l’action ; conséquemment, la cause de l’action est suffisante ; si elle est suffisante, elle est nécessaire (ce qui ne l’empêche point d’être volontaire). Si c’est là ce qu’on appelle libre arbitre, il n’y a plus de contestation. Le système contraire détruit les décrets et la prescience de Dieu, ce qui est un grand inconvénient[4]. Il suppose en effet ou que Dieu pourrait ne pas prévoir un événement et ne pas le décréter, ou le prévoir sans qu’il arrive, ou décréter ce qui n’arrivera pas[5]. »

C’est un étrange phénomène que celui des principes de Hobbes enseignés dans l’Église catholique ; mais il n’y a pas, comme on voit, le moindre doute sur la rigoureuse identité des deux doctrines. Hobbes et Jansénius étaient contemporains. Je ne sais s’ils se sont lus, et si l’un est l’ouvrage de l’autre. Dans ce cas, il faudrait dire de ce dernier : Pulchrâ prole parens ; et du premier : Pulchro patre satus.

Un ecclésiastique anglais nous a donné une superbe définition du calvinisme. « C’est, dit-il, un système de religion qui offre à notre croyance des hommes esclaves de la nécessité, une doctrine inintelligible, une foi absurde, un Dieu impitoyable[6]. »

Le même portrait peut servir pour le jansénisme. Ce sont deux frères dont la ressemblance est si frappante, que nul homme qui veut regarder ne saurait s’y tromper[7].

Comment donc une telle secte a-t-elle pu se créer tant de partisans, et même de partisans fanatiques ? Comment a-t-elle pu faire tant de bruit dans le monde ? fatiguer l’État autant que l’Église ? Plusieurs causes réunies ont produit ce phénomène. La principale est celle que j’ai déjà touchée. Le cœur humain est naturellement révolté. Levez l’étendard contre l’autorité, jamais vous ne manquerez de recrues. Non serviam[8]. C’est le crime éternel de notre malheureuse nature « Le système de Jansénius, a dit Voltaire[9], n’est ni philosophique, ni consolant ; mais le plaisir secret d’être d’un parti, » etc. Il ne faut pas en douter, tout le mystère est là. Le plaisir de l’orgueil est de braver l’autorité, son bonheur est de s’en emparer, ses délices sont de l’humilier. Le jansénisme présentait cette triple tentation à ses adeptes, et la seconde jouissance surtout se réalisa dans toute sa plénitude lorsque le jansénisme devint une puissance en se concentrant dans les murs de Port-Royal.

  1. Tripos in three discourses by Th. Hobbes, in-8o. London, 1684, Of liberty and necessity, page 294. Cet ouvrage est daté de Roven, le 22 août 1652.
  2. Que signifie un acte volontaire de la volonté ? Cette tautologie parfaite vient de ce qu’on n’a pas voulu comprendre ou avouer que la liberté n’est et ne peut être que la volonté non empêchée.
  3. L’esprit se révolte d’abord contre cette infamie ; mais pourquoi donc ? C’est le pur jansénisme ; c’est la doctrine des disciples cachés de S. Paul et de S. Augustin ; c’est la profession de Port-Royal, l’asile des vertus et des talents ; c’est ce que Mme de Sévigné vient de nous dire identiquement, quoique en termes un peu différents : En Dieu il n’y a point d’autre justice que sa volonté.
  4. Excellent scrupule ! Hobbes a peur de manquer de respect à la prescience divine en supposant que tout n’est pas nécessaire. C’est ainsi que Locke, comme nous l’avons vu plus haut, eut peur depuis de borner la puissance divine en loi contestant le pouvoir de faire penser la matière. Comme ses consciences philosophiques sont délicates !
  5. Le morceau guillemeté est composé de phrases de Hobbes (Tripos, ibid., page 316 et 317) et de Mme de Sévigné (supra, page 97) parlant à l’oreille d’une autre elle-même, comme pensaient ses amis et comme ils parlaient lorsqu’ils ne mentaient pas. En voyant à quel point ces pensées parties de deux plumes différentes, s’accordent cependant et comment elles se fondent ensemble au foyer de Port-Royal, on s’écrie :

    Quam bene conveniunt et in unâ sede morantur !

  6. Calvinism has been admirably defined by Jortin a religious system consisting of human creatures without liberty, doctrines without sense, faith without reason and a god without mercy. (Anti-Jacobin, July, 1803, in-8o, page 241.)

    Le rédacteur appelle lui-même le calvinisme that wild and blasphemous system of theology (Sept. 1804, no 75, pag. 1.) Les Anglais diront ce qu’ils voudront, et certes je n’ai pas envie de les contredire sur ce point, mais il est cependant vrai que cela s’appelle battre son père.

  7. Les raisonneurs de calvinistes Et leurs cousins les Jansénistes, Volt. poés. mêl. no CXCV.

    S’il n’a pas dit frères au lieu de cousins, il ne faut s’en prendre qu’à l’e muet, Gibbon a dit à son tour : Les molinistes sont écrasés par l’autorité de s. Paul, et les jansénistes sont déshonorés par leur ressemblance avec Calvin. (Hist. de la décad., t. VIII, ch. xxxiii.) Je n’examine point ici la justesse de l’antithèse, je m’en tiens au fort de la ressemblance.

  8. Jérémie, II, 20.
  9. Voltaire, Siècle de Louis XIV, tom. III, chap. xxxvii.