De l’Esprit/Discours 1/Chapitre 3

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DISCOURS I
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 1 (p. 224-260).
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CHAPITRE III.

De l’Ignorance.



Nous nous trompons, lorsqu’entraînés par une passion, et fixant toute notre attention sur un des côtés d’un objet, nous voulons, par ce seul côté, juger de l’objet entier. Nous nous trompons encore, lorsque, nous établissant juges sur une matiere, notre mémoire n’est point chargée de tous les faits de la comparaison desquels dépend la justesse de nos décisions. Ce n’est pas que chacun n’ait l’esprit juste ; chacun voit bien ce qu’il voit : mais, personne ne se défiant assez de son ignorance, on croit trop facilement que ce que l’on voit dans un objet est tout ce que l’on y peut voir.

Dans les questions un peu difficiles, l’ignorance doit être regardée comme la principale cause de nos erreurs. Pour savoir combien en ce cas il est facile de se faire illusion à soi-même, et comment, en tirant des conséquences toujours justes de leurs principes, les hommes arrivent à des résultats entièrement contradictoires, je choisirai pour exemple une question un peu compliquée : telle est celle du luxe, sur laquelle on a porté des jugements très différents, selon qu’on l’a considérée sous telle ou telle face.

Comme le mot de luxe est vague, n’a aucun sens bien déterminé, et n’est ordinairement qu’une expression relative, il faut d’abord attacher une idée nette à ce mot de luxe pris dans une signification rigoureuse, et donner ensuite une définition du luxe considéré par rapport à une nation et par rapport à un particulier.

Dans une signification rigoureuse, on doit entendre par luxe toute espece de superfluités, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas absolument nécessaire à la conservation de l’homme. Lorsqu’il s’agit d’un peuple policé et des particuliers qui le composent, ce mot de luxe a une toute autre signification ; il devient absolument relatif. Le luxe d’une nation policée est l’emploi de ses richesses à ce que nomme superfluités le peuple avec lequel on compare cette nation. C’est le cas où se trouve l’Angleterre par rapport à la Suisse.

Le luxe, dans un particulier, est pareillement l’emploi de ses richesses à ce que l’on doit appeler superfluités, eu égard au poste que cet homme occupe dans un état, et au pays dans lequel il vit. Tel étoit le luxe de Bourvalais.

Cette définition donnée, voyons sous quels aspects différents on a considéré le luxe des nations, lorsque les uns l’ont regardé comme utile, et les autres comme nuisible, à l’état.

Les premiers ont porté leurs regards sur ces manufactures que le luxe construit, où l’étranger s’empresse d’échanger ses trésors contre l’industrie d’une nation. Ils voient l’augmentation des richesses amener à sa suite l’augmentation du luxe et la perfection des arts propres à le satisfaire. Le siecle du luxe leur paroît l’époque de la grandeur et de la puissance d’un état. L’abondance d’argent qu’il suppose et qu’il attire, rend, disent-ils, la nation heureuse au dedans, et redoutable au dehors. C’est par l’argent qu’on soudoie un grand nombre de troupes, qu’on bâtit des magasins, qu’on fournit des arsenaux, qu’on contracte, qu’on entretient alliance avec de grands princes, et qu’une nation enfin peut non seulement résister, mais encore commander à des peuples plus nombreux, et par conséquent plus réellement puissants qu’elle. Si le luxe rend un état redoutable au dehors, quelle félicité ne lui procure-t-il pas au-dedans ! Il adoucit les mœurs, il crée de nouveaux plaisirs, fournit par ce moyen à la subsistance d’une infinité d’ouvriers. Il excite une cupidité salutaire qui arrache l’homme à cette inertie, à cet ennui qu’on doit regarder comme une des maladies les plus communes et les plus cruelles de l’humanité. Il répand par-tout une chaleur vivifiante, fait circuler la vie dans tous les membres d’un état, y réveille l’industrie, fait ouvrir des ports, y construit des vaisseaux, les guide à travers l’océan, et rend enfin communes à tous les hommes les productions et les richesses que la nature avare enferme dans les gouffres des mers, dans les abymes de la terre, ou qu’elle tient éparses dans mille climats divers. Voilà, je pense, à-peu-près le point de vue sous lequel le luxe se présente à ceux qui le considerent comme utile aux états.

Examinons maintenant l’aspect sous lequel il s’offre aux philosophes qui le regardent comme funeste aux nations.

Le bonheur des peuples dépend et de la félicité dont ils jouissent au dedans, et du respect qu’ils inspirent au dehors.

À l’égard du premier objet, nous pensons, diront ces philosophes, que le luxe et les richesses qu’il attire dans un état n’en rendroient les sujets que plus heureux, si ces richesses étoient moins inégalement partagées, et que chacun pût se procurer les commodités dont l’indigence le force à se priver.

Le luxe n’est donc pas nuisible comme luxe, mais simplement comme l’effet d’une grande disproportion entre les richesses des citoyens[1]. Aussi le luxe n’est-il jamais extrême, lorsque le partage des richesses n’est pas trop inégal ; il s’augmente à mesure qu’elles se rassemblent en un plus petit nombre de mains ; il parvient enfin à son dernier période, lorsque la nation se partage en deux classes, dont l’une abonde en superfluités, et l’autre manque du nécessaire.

Arrivé une fois à ce point, l’état d’une nation est d’autant plus cruel qu’il est incurable. Comment remettre alors quelque égalité dans les fortunes des citoyens ? L’homme riche aura acheté de grandes seigneuries : à portée de profiter du dérangement de ses voisins, il aura réuni en peu de temps une infinité de petites propriétés à son domaine. Le nombre des propriétaires diminué, celui des journaliers sera augmenté : lorsque ces derniers seront assez multipliés pour qu’il y ait plus d’ouvriers que d’ouvrage, alors le journalier suivra le cours de toute espece de marchandise, dont la valeur diminue lorsqu’elle est commune. D’ailleurs, l’homme riche, qui a plus de luxe encore que de richesses, est intéressé à baisser le prix des journées, à n’offrir au journalier que la paye absolument nécessaire pour sa subsistance[2] : le besoin contraint ce dernier à s’en contenter ; mais s’il lui survient quelque maladie ou quelque augmentation de famille, alors, faute d’une nourriture saine ou assez abondante, il devient infirme, il meurt, et laisse à l’état une famille de mendiants. Pour prévenir un pareil malheur, il faudroit avoir recours à un nouveau partage des terres : partage toujours injuste et impraticable. Il est donc évident que, le luxe parvenu à un certain période, il est impossible de remettre aucune égalité entre la fortune des citoyens. Alors les riches et les richesses se rendent dans les capitales, où les attirent les plaisirs et les arts du luxe : alors la campagne reste inculte et pauvre ; sept ou huit millions d’hommes languissent dans la misere[3], et cinq ou six mille vivent dans une opulence qui les rend odieux, sans les rendre plus heureux.

En effet que peut ajouter au bonheur d’un homme l’excellence plus ou moins grande de sa table ? Ne lui suffit-il pas d’attendre la faim, de proportionner ses exercices ou la longueur de ses promenades au mauvais goût de son cuisinier, pour trouver délicieux tout mets qui ne sera pas détestable ? D’ailleurs la frugalité et l’exercice ne le font-ils pas échapper à toutes les maladies qu’occasionne la gourmandise irritée par la bonne chere ? Le bonheur ne dépend donc pas de l’excellence de la table.

Il ne dépend pas non plus de la magnificence des habits ou des équipages : lorsqu’on paroît en public couvert d’un habit brodé et traîné dans un char brillant, on n’éprouve pas des plaisirs physiques, qui sont les seuls plaisirs réels ; on est, tout au plus, affecté d’un plaisir de vanité, dont la privation seroit peut-être insupportable, mais dont la jouissance est insipide. Sans augmenter son bonheur, l’homme riche ne fait, par l’étalage de son luxe, qu’offenser l’humanité et le malheureux qui, comparant les haillons de la misere aux habits de l’opulence, s’imagine qu’entre le bonheur du riche et le sien il n’y a pas moins de différence qu’entre leurs vêtements ; qui se rappelle, à cette occasion, le souvenir douloureux des peines qu’il endure ; et qui se trouve ainsi privé du seul soulagement de l’infortuné, de l’oubli momentané de sa misere.

Il est donc certain, continueront ces philosophes, que le luxe ne fait le bonheur de personne, et qu’en supposant une trop grande inégalité de richesses entre les citoyens, il suppose le malheur du plus grand nombre d’entre eux. Le peuple chez qui le luxe s’introduit n’est donc pas heureux au-dedans : voyons s’il est respectable au-dehors.

L’abondance d’argent que le luxe attire dans un état en impose d’abord à l’imagination ; cet état est pour quelques instants un état puissant : mais cet avantage (supposé qu’il puisse exister quelque avantage indépendant du bonheur des citoyens) n’est, comme le remarque M. Hume, qu’un avantage passager. Assez semblables aux mers, qui successivement abandonnent et couvrent mille plages différentes, les richesses doivent successivement parcourir mille climats divers. Lorsque, par la beauté de ses manufactures et la perfection des arts de luxe, une nation a attiré chez elle l’argent des peuples voisins, il est évident que le prix des denrées et de la main-d’œuvre doit nécessairement baisser chez ces peuples appauvris, et que ces peuples, en enlevant quelques manufacturiers, quelques ouvriers à cette nation riche, peuvent l’appauvrir à son tour en l’approvisionnant, à meilleur compte, des marchandises dont cette nation les fournissoit[4]. Or, sitôt que la disette d’argent se fait sentir dans un état accoutumé au luxe, la nation tombe dans le mépris.

Pour s’y soustraire, il faudroit se rapprocher d’une vie simple ; et les mœurs ainsi que les lois s’y opposent. Aussi l’époque du plus grand luxe d’une nation est-elle ordinairement l’époque la plus prochaine de sa chûte et de son avilissement. La félicité et la puissance apparente que le luxe communique durant quelques instants aux nations, est comparable à ces fievres violentes qui prêtent, dans le transport, une force incroyable au malade qu’elles dévorent, et qui semblent ne multiplier les forces d’un homme, que pour le priver, au déclin de l’accès, et de ces mêmes forces et de la vie.

Pour se convaincre de cette vérité, diront encore les mêmes philosophes, cherchons ce qui doit rendre une nation réellement respectable à ses voisins : c’est, sans contredit, le nombre, la vigueur de ses citoyens, leur attachement pour la patrie, et enfin leur courage et leur vertu.

Quant au nombre des citoyens, on sait que les pays de luxe ne sont pas les plus peuplés ; que, dans la même étendue de terrain cultivé, la Suisse peut compter plus d’habitants que l’Espagne, la France, et même l’Angleterre.

La consommation d’hommes, qu’occasionne nécessairement un grand commerce[5], n’est pas en ces pays l’unique cause de la dépopulation : le luxe en crée mille autres, puisqu’il attire les richesses dans les capitales, laisse les campagnes dans la disette, favorise le pouvoir arbitraire et par conséquent l’augmentation des subsides, et qu’il donne enfin aux nations opulentes la facilité de contracter des dettes[6] dont elles ne peuvent ensuite s’acquitter sans surcharger les peuples d’impôts onéreux. Or ces différentes causes de dépopulation, en plongeant tout un pays dans la misere, y doivent nécessairement affoiblir la constitution des corps. Le peuple adonné au luxe n’est jamais un peuple robuste : de ces citoyens, les uns sont énervés par la mollesse, les autres exténués par le besoin.

Si les peuples sauvages ou pauvres, comme le remarque le chevalier Folard, ont à cet égard une grande supériorité sur les peuples livrés au luxe, c’est que le laboureur est, chez les nations pauvres, souvent plus riche que chez les nations opulentes ; c’est qu’un paysan suisse est plus à son aise qu’un paysan français[7].

Pour former des corps robustes, il faut une nourriture simple, mais saine et assez abondante ; un exercice qui, sans être excessif, soit fort ; une grande habitude à supporter les intempéries des saisons, habitude que contractent les paysans, qui, par cette raison, sont infiniment plus propres à soutenir les fatigues de la guerre que des manufacturiers, la plupart habitués à une vie sédentaire. C’est aussi chez les nations pauvres que se forment ces armées infatigables qui changent le destin des empires.

Quels remparts opposeroit à ces nations un pays livré au luxe et à la mollesse ? Il ne peut leur en imposer ni par le nombre, ni par la force de ses habitants. L’attachement pour la patrie, dira-t-on, peut suppléer au nombre et à la force des citoyens. Mais qui produiroit en ces pays cet amour vertueux de la patrie ? L’ordre des paysans, qui compose à lui seul les deux tiers de chaque nation, y est malheureux : celui des artisans n’y possede rien ; transplanté de son village dans une manufacture ou une boutique, et de cette boutique dans une autre, l’artisan est familiarisé avec l’idée du déplacement ; il ne peut contracter d’attachement pour aucun lieu ; assuré presque par-tout de sa subsistance, il doit se regarder, non comme le citoyen d’un pays, mais comme un habitant du monde.

Un pareil peuple ne peut donc se distinguer long-temps par son courage ; parceque, dans un peuple, le courage est ordinairement ou l’effet de la vigueur du corps, de cette confiance aveugle en ses forces qui cache aux hommes la moitié du péril auquel ils s’exposent, ou l’effet d’un violent amour pour la patrie qui leur fait dédaigner les dangers : or le luxe tarit à la longue ces deux sources de courage[8]. Peut-être la cupidité en ouvriroit-elle une troisieme, si nous vivions encore dans ces siecles barbares où l’on réduisoit les peuples en servitude, et l’on abandonnoit les villes au pillage. Le soldat n’étant plus maintenant excité par ce motif, il ne peut l’être que par ce qu’on appelle l’honneur ; or le desir de l’honneur s’éteint chez un peuple, lorsque l’amour des richesses s’y allume[9]. En vain diroit-on que les nations riches gagnent du moins en bonheur et en plaisirs ce qu’elles perdent en vertu et en courage : un Spartiate[10] n’étoit pas moins heureux qu’un Perse : les premiers Romains, dont le courage étoit récompensé par le don de quelques denrées, n’auroient point envié le sort de Crassus.

Caïus Duillius, qui, par ordre du sénat, étoit tous les soirs reconduit à sa maison à la clarté des flambeaux et au son des flûtes, n’étoit pas moins sensible à ce concert grossier que nous le sommes à la plus brillante sonate. Mais, en accordant que les nations opulentes se procurent quelques commodités inconnues aux peuples pauvres, qui jouira de ces commodités ? un petit nombre d’hommes privilégiés et riches, qui, se prenant pour la nation entiere, concluent de leur aisance particuliere que le paysan est heureux. Mais, quand même ces commodités seroient réparties entre un plus grand nombre de citoyens, de quel prix est cet avantage comparé à ceux que procurent à des peuples pauvres une ame forte, courageuse et ennemie de l’esclavage ? Les nations chez qui le luxe s’introduit sont tôt ou tard victimes du despotisme ; elles présentent des mains foibles et débiles aux fers dont la tyrannie veut les charger. Comment s’y soustraire ? Dans ces nations, les uns vivent dans la mollesse, et la mollesse ne pense ni ne prévoit : les autres languissent dans la misere ; et le besoin pressant, entièrement occupé à se satisfaire, n’éleve point ses regards jusqu’à la liberté. Dans la forme despotique, les richesses de ces nations sont à leurs maîtres ; dans la forme républicaine, elles appartiennent aux gens puissants, comme aux peuples courageux qui les avoisinent.

« Apportez-nous vos trésors, auroient pu dire les Romains aux Carthaginois ; ils nous appartiennent. Rome et Carthage ont toutes deux voulu s’enrichir, mais elles ont pris des routes différentes pour arriver à ce but : tandis que vous encouragiez l’industrie de vos citoyens, que vous établissiez des manufactures, que vous couvriez la mer de vos vaisseaux, que vous alliez reconnoître des côtes inhabitées, et que vous attiriez chez vous tout l’or des Espagnes et de l’Afrique ; nous, plus prudents, nous endurcissions nos soldats aux fatigues de la guerre, nous élevions leur courage ; nous savions que l’industrieux ne travailloit que pour le brave. Le temps de jouir est arrivé ; rendez-nous des biens que vous êtes dans l’impuissance de défendre ». Si les Romains n’ont pas tenu ce langage, du moins leur conduite prouve-t-elle qu’ils étoient affectés des sentiments que ce discours suppose. Comment la pauvreté de Rome n’eût-elle pas commandé à la richesse de Carthage, et conservé, à cet égard, l’avantage que presque toutes les nations pauvres ont eu sur les nations opulentes ? N’a-t-on pas vu la frugale Lacédémone triompher de la riche et commerçante Athenes ; les Romains fouler aux pieds les sceptres d’or de l’Asie ? N’a-t-on pas vu l’Égypte, la Phénicie, Tyr, Sidon, Rhodes, Gênes, Venise, subjuguées, ou du moins humiliées, par des peuples qu’elles appelloient barbares ? Et qui sait si on ne verra pas un jour la riche Hollande, moins heureuse au-dedans que la Suisse, opposer à ses ennemis une résistance moins opiniâtre ? Voilà sous quel point de vue le luxe se présente aux philosophes, qui l’ont regardé comme funeste aux nations.

La conclusion de ce que je viens de dire, c’est que les hommes, en voyant bien ce qu’ils voient, en tirant des conséquences très justes de leurs principes, arrivent cependant à des résultats souvent contradictoires, parcequ’ils n’ont pas dans la mémoire tous les objets de la comparaison desquels doit résulter la vérité qu’ils cherchent.

Il est, je pense, inutile de dire qu’en présentant la question du luxe sous deux aspects différents, je ne prétends point décider si le luxe est réellement nuisible ou utile aux états : il faudroit, pour résoudre exactement ce problême moral, entrer dans des détails étrangers à l’objet que je me propose : j’ai seulement voulu prouver, par cet exemple, que dans les questions compliquées et sur lesquelles on juge sans passions, on ne se trompe jamais que par ignorance, c’est-à-dire en imaginant que le côté qu’on voit dans un objet est tout ce qu’il y a à voir dans ce même objet.


  1. Le luxe fait circuler l’argent, il le retire des coffres où l’avarice pourroit l’entasser : c’est donc le luxe, disent quelques gens, qui remet l’équilibre entre les fortunes des citoyens. Ma réponse à ce raisonnement, c’est qu’il ne produit point cet effet. Le luxe suppose toujours une cause d’inégalité de richesses entre les citoyens ; or cette cause, qui fait les premiers riches, doit, lorsque le luxe les a ruinés, en reproduire toujours de nouveaux. Si l’on détruisoit cette cause d’inégalité de richesses, le luxe disparoîtroit avec elle. Il n’y a pas de ce qu’on appelle luxe dans les pays où les fortunes des citoyens sont à-peu-près égales. J’ajouterai à ce que je viens de dire, que, cette inégalité de richesse une fois établie, le luxe lui-même est, en partie, cause de la reproduction perpétuelle du luxe. En effet, tout homme qui se ruine par son luxe transporte la plus grande partie de ses richesses dans les mains des artisans du luxe ; ceux-ci, enrichis des dépouilles d’une infinité de dissipateurs, deviennent riches à leur tour, et se ruinent de la même manière. Or, des débris de tant de fortunes, ce qui reflue de richesses dans les campagnes n’en peut être que la moindre partie, parceque les productions de la terre, destinées à l’usage commun des hommes, ne peuvent jamais excéder un certain prix.

    Il n’en est pas ainsi de ces mêmes productions lorsqu’elles ont passé dans les manufactures et qu’elles ont été employées par l’industrie ; elles n’ont alors de valeur que celle que leur donne la fantaisie ; le prix en devient excessif. Le luxe doit donc toujours retenir l’argent dans les mains de ses artisans, le faire toujours circuler dans la même classe d’hommes, et par ce moyen en retenir toujours l’inégalité des richesses entre les citoyens.

  2. On croit communément que les campagnes sont ruinées par les corvées, les impositions, et sur-tout par celle des tailles ; je conviendrai volontiers qu’elles sont très onéreuses : il ne faut cependant pas imaginer que la seule suppression de cet impôt rendît la condition des paysans fort heureuse. Dans beaucoup de provinces la journée est de huit sous : or, de ces huit sous, si je déduis l’imposition de l’église, c’est-à-dire à-peu-près quatre-vingt-dix fêtes ou dimanches, et peut-être une trentaine de jours dans l’année où l’ouvrier est incommodé, sans ouvrage, ou employé aux corvées, il ne lui reste, l’un portant l’autre, que six sous par jour : tant qu’il est garçon, je veux que ces six sous fournissent à sa dépense, le nourrissent, le vêtent, le logent ; dès qu’il sera marié, ces six sous ne pourront plus lui suffire, parceque, dans les premieres années du mariage, la femme, entièrement occupée à soigner ou à allaiter ses enfants, ne peut rien gagner. Supposons qu’on lui fît alors remise entiere de sa taille, c’est-à-dire cinq ou six francs, il auroit à-peu-près un liard de plus à dépenser par jour ; or ce liard ne changeroit sûrement rien à sa situation. Que faudroit-il donc faire pour la rendre heureuse ? Hausser considérablement le prix des journées. Pour cet effet il faudroit que les seigneurs vécussent habituellement dans leurs terres : à l’exemple de leurs peres, ils récompenseroient les services de leurs domestiques par le don de quelques arpents de terre : le nombre des propriétaires augmenteroit insensiblement, celui des journaliers diminueroit ; et ces derniers, devenus plus rares, mettroient leur peine à plus haut prix.
  3. Il est bien singulier que les pays vantés par leur luxe et leur police soient les pays où le plus grand nombre des hommes est plus malheureux que ne le sont les nations sauvages, si méprisées des nations policées. Qui doute que l’état du sauvage ne soit préférable à celui du paysan ? Le sauvage n’a point, comme lui, à craindre la prison, la surcharge des impôts, la vexation d’un seigneur, le pouvoir arbitraire d’un subdélégué ; il n’est point perpétuellement humilié et abruti par la présence journaliere d’hommes plus riches et plus puissants que lui : sans supérieur, sans servitude, plus robuste que le paysan, parcequ’il est plus heureux, il jouit du bonheur de l’égalité, et sur-tout du bien inestimable de la liberté, si inutilement réclamée par la plupart des nations.

    Dans les pays policés, l’art de la législation n’a souvent consisté qu’à faire concourir une infinité d’hommes au bonheur d’un petit nombre, à tenir pour cet effet la multitude dans l’oppression, et à violer envers elle tous les droits de l’humanité.

    Cependant le vrai esprit législatif ne devroit s’occuper que du bonheur général. Pour procurer ce bonheur aux hommes, peut-être faudroit-il les rapprocher de la vie de pasteur ; peut-être les découvertes en législation nous rameneront-elles à cet égard au point d’où l’on est d’abord parti. Non que je veuille décider une question si délicate, et qui exigeroit l’examen le plus profond ; mais j’avoue qu’il est bien étonnant que tant de formes différentes de gouvernement, établies du moins sous le prétexte du bien public, que tant de lois, tant de réglements, n’aient été chez la plupart des peuples que des instruments de l’infortune des hommes. Peut-être ne peut-on échapper à ce malheur sans revenir à des mœurs infiniment plus simples. Je sens bien qu’il faudroit alors renoncer à une infinité de plaisirs dont on ne peut se détacher sans peine ; mais ce sacrifice cependant seroit un devoir, si le bien général l’exigeoit. N’est-on pas même en droit de soupçonner que l’extrême félicité de quelques particuliers est toujours attachée au malheur du plus grand nombre ? vérité assez heureusement exprimée par ces deux vers sur les sauvages :

    Chez eux tout est commun, chez eux tout est égal ;
    Comme ils sont sans palais, ils sont sans hôpital.

  4. Ce que je dis du commerce des marchandises de luxe ne doit pas s’appliquer à toute espece de commerce. Les richesses que les manufactures et la perfection des arts du luxe attirent dans un état n’y sont que passageres, et n’augmentent pas la félicité des particuliers. Il n’en est pas de même des richesses qu’attire le commerce des marchandises qu’on appelle de premiere nécessité. Ce commerce suppose une excellente culture des terres, une subdivision de ces mêmes terres en une infinité de petits domaines, et par conséquent un partage bien moins inégal des richesses. Je sais bien que le commerce des denrées doit, après un certain temps, occasionner aussi une très grande disproportion entre les fortunes des citoyens, et amener le luxe à sa suite ; mais peut-être n’est-il pas impossible d’arrêter dans ce cas les progrès du luxe. Ce qu’on peut du moins assurer, c’est que la réunion des richesses en un plus petit nombre de mains se fait alors bien plus lentement, et parceque les propriétaires sont à-la-fois cultivateurs et négociants, et parceque, le nombre des propriétaires étant plus grand et celui des journaliers plus petit, ceux-ci, devenus plus rares, sont, comme je l’ai dit dans une note précédente, en état de donner la loi, de taxer leurs journées, et d’exiger une paie suffisante pour subsister honnêtement eux et leurs familles. C’est ainsi que chacun a part aux richesses que procure aux états le commerce des denrées. J’ajouterai de plus que ce commerce n’est pas sujet aux mêmes révolutions que le commerce des manufactures de luxe ; un art, une manufacture passe aisément d’un pays dans un autre ; mais quel temps ne faut-il pas pour vaincre l’ignorance et la paresse des paysans, et les engager à s’adonner à la culture d’une nouvelle denrée ! Pour naturaliser cette nouvelle denrée dans un pays, il faut un soin et une dépense qui doivent presque toujours laisser à cet égard l’avantage du commerce au pays où cette denrée croît naturellement, et dans lequel elle est depuis long-temps cultivée.

    Il est cependant un cas, peut-être imaginaire, où l’établissement des manufactures et le commerce des arts de luxe pourroit être regardé comme très utile : ce seroit lorsque l’étendue et la fertilité d’un pays ne seroient pas proportionnées au nombre de ses habitants, c’est-à-dire lorsqu’un état ne pourroit nourrir tous ses citoyens. Alors une nation qui ne sera point à portée de peupler un pays tel que l’Amérique n’a que deux partis à prendre ; l’un, d’envoyer des colonies ravager les contrées voisines, et s’établir, comme certains peuples, à main armée dans des pays assez fertiles pour les nourrir ; l’autre, d’établir des manufactures, de forcer les nations voisines d’y lever des marchandises, et de lui apporter en échange les denrées nécessaires à la subsistance d’un certain nombre d’habitants. Entre ces deux partis, le dernier est sans contredit le plus humain. Quel que soit le sort des armes, victorieuse ou vaincue, toute colonie qui entre à main armée dans un pays y répand certainement plus de désolation et de maux que n’en peut occasionner la levée d’une espece de tribut, moins exigé par la force que par l’humanité.

  5. Cette consommation d’hommes est cependant si grande, qu’on ne peut sans frémir considérer celle que suppose notre commerce d’Amérique. L’humanité, qui commande l’amour de tous les hommes, veut que, dans la traite des Negres, je mette également au rang des malheurs, et la mort de mes compatriotes, et celle de tant d’Africains qu’anime au combat l’espoir de faire des prisonniers, et le desir de les échanger contre nos marchandises. Si l’on suppute le nombre d’hommes qui périt, tant par les guerres que dans la traversée d’Afrique en Amérique ; qu’on y ajoute celui des Negres qui, arrivés à leur destination, deviennent la victime des caprices, de la cupidité et du pouvoir arbitraire d’un maître ; et qu’on joigne à ce nombre celui des citoyens qui périssent par le feu, le naufrage ou le scorbut ; qu’enfin on y ajoute celui des matelots qui meurent pendant leur séjour à Saint-Domingue, ou par les maladies affectées à la température particuliere de ce climat, ou par les suites d’un libertinage toujours si dangereux en ce pays ; on conviendra qu’il n’arrive point de barrique de sucre en Europe qui ne soit teinte de sang humain. Or quel homme, à la vue des malheurs qu’occasionnent la culture et l’exportation de cette denrée, refuseroit de s’en priver, et ne renonceroit pas à un plaisir acheté par les larmes et la mort de tant de malheureux ? Détournons nos regards d’un spectacle si funeste, et qui fait tant de honte et d’horreur à l’humanité.
  6. La Hollande, l’Angleterre, la France, sont chargées de dettes ; et la Suisse ne doit rien.
  7. Il ne suffit pas, dit Grotius, que le peuple soit pourvu des choses absolument nécessaires à sa conservation et à sa vie, il faut encore qu’il l’ait agréable.
  8. En conséquence l’on a toujours regardé l’esprit militaire comme incompatible avec l’esprit de commerce : ce n’est pas qu’on ne puisse du moins les concilier jusqu’à un certain point ; mais c’est qu’en politique ce problême est un des plus difficiles à résoudre. Ceux qui jusqu’à présent ont écrit sur le commerce l’ont traité comme une question isolée : ils n’ont pas assez fortement senti que tout a ses reflets ; qu’en fait de gouvernement il n’est point proprement de question isolée ; qu’en ce genre le mérite d’un auteur consiste à lier ensemble toutes les parties de l’administration ; et qu’enfin un état est une machine mue par différents ressorts, dont il faut augmenter ou diminuer la force proportionnément au jeu de ces ressorts entre eux, et à l’effet qu’on veut produire.
  9. Il est inutile d’avertir que le luxe est, à cet égard, plus dangereux pour une nation située en terre-ferme que pour des insulaires ; leurs remparts sont leurs vaisseaux, et leurs soldats les matelots.
  10. Un jour qu’on faisoit devant Alcibiade l’éloge de la valeur des Spartiates : « De quoi s’étonne-t-on ? disoit-il : à la vie malheureuse qu’ils menent, ils ne doivent avoir rien de si pressé que de mourir ». Cette plaisanterie étoit celle d’un jeune homme nourri dans le luxe. Alcibiade se trompoit, et Lacédémone n’envioit pas le bonheur d’Athenes. C’est ce qui faisoit dire à un ancien qu’il étoit plus doux de vivre, comme les Spartiates, à l’ombre des bonnes lois, qu’à l’ombre des bocages, comme les Sybarites.