De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 2 (p. 1-11).


Discours II

De l’Esprit par rapport à la société.


CHAPITRE I


La science n’est que le souvenir ou des faits ou des idées d’autrui : l’esprit, distingué de la science, est donc un assemblage d’idées neuves quelconques.

Cette définition de l’esprit est juste, elle est même très instructive pour un philosophe ; mais elle ne peut être généralement adoptée : il faut au public une définition qui le mette à portée de comparer les différents esprits entre eux, et de juger de leur force et de leur étendue. Or, si l’on admettoit la définition que je viens de donner, comment le public mesureroit-il l’étendue d’esprit d’un homme ? qui donneroit au public une liste exacte des idées de cet homme ? et comment distinguer en lui la science et l’esprit ?

Supposons que je prétende à la découverte d’une idée déja connue : il faudroit que le public, pour savoir si je mérite réellement à cet égard le titre de second inventeur, sût préliminairement ce que j’ai lu, vu et entendu ; connoissance qu’il ne veut ni ne peut acquérir. D’ailleurs, dans l’hypothese impossible que le public pût avoir un dénombrement exact et de la quantité et de l’espece des idées d’un homme, je dis qu’en conséquence de ce dénombrement le public seroit souvent forcé de placer au rang des génies des hommes auxquels il ne soupçonne pas même qu’on puisse accorder le titre d’hommes d’esprit ; tels sont, en général, tous les artistes.

Quelque frivole que paroisse un art, cet art cependant est susceptible de combinaisons infinies. Lorsque Marcel, la main appuyée sur le front, l’œil fixe, le corps immobile, et dans l’attitude d’une méditation profonde, s’écrie tout-à-coup, en voyant danser son écoliere : « Que de choses dans un menuet » ! il est certain que ce danseur appercevoit alors, dans la maniere de plier, de relever et d’emboiter ses pas, des adresses invisibles aux yeux ordinaires[1], et que son exclamation n’est ridicule que par la trop grande importance mise à de petites choses. Or, si l’art de la danse renferme un très grand nombre d’idées et de combinaisons, qui sait si l’art de la déclamation ne suppose point dans l’actrice qui y excelle autant d’idées qu’en emploie un politique pour former un systême de gouvernement ? Qui peut assurer, lorsqu’on consulte nos bons romans, que, dans les gestes, la parure et les discours étudiés d’une coquette parfaite, il n’entre pas autant de combinaisons et d’idées qu’en exige la découverte de quelque systême du monde, et qu’en des genres très différents la Lecouvreur et Ninon de l’Enclos n’aient eu autant d’esprit qu’Aristote et Solon ?

Je ne prétends pas démontrer à la rigueur la vérité de cette proposition, mais faire seulement sentir que, toute ridicule qu’elle paroisse, il n’est cependant personne qui puisse la résoudre exactement.

Trop souvent dupes de notre ignorance, nous prenons pour les limites d’un art celles que cette même ignorance lui donne. Mais supposons qu’on pût à cet égard détromper le public, je dis qu’en l’éclairant on ne changeroit rien à sa maniere de juger. Il ne mesurera jamais son estime pour un art uniquement sur le nombre plus ou moins grand de combinaisons nécessaires pour y réussir ; 1o parceque le dénombrement en est impossible à faire ; 2o parcequ’il ne doit considérer l’esprit que du point de vue sous lequel il est important de le connoître, c’est-à-dire par rapport à la société. Or, sous cet aspect, je dis que l’esprit n’est qu’un assemblage plus ou moins nombreux, non seulement d’idées neuves, mais encore d’idées intéressantes pour le public ; et que c’est moins au nombre et à la finesse qu’au choix heureux de nos idées qu’on a attaché la réputation d’homme d’esprit.

En effet, si les combinaisons du jeu des échecs sont infinies, si l’on n’y peut exceller sans en faire un grand nombre, pourquoi le public ne donne-t-il pas aux grands joueurs d’échecs le titre de grands esprits ? C’est que leurs idées ne lui sont utiles ni comme agréables ni comme instructives, et qu’il n’a par conséquent nul intérêt de les estimer : or l’intérêt[2] préside à tous nos jugements. Si le public a toujours fait peu de cas de ces erreurs dont l’invention suppose quelquefois plus de combinaisons et d’esprit que la découverte d’une vérité, et s’il estime plus Locke que Malebranche, c’est qu’il mesure toujours son estime sur son intérêt. À quelle autre balance peseroit-il le mérite des idées des hommes ? Chaque particulier juge des choses et des personnes par l’impression agréable ou désagréable qu’il en reçoit : le public n’est que l’assemblage de tous les particuliers ; il ne peut donc jamais prendre que son utilité pour regle de ses jugements.

Ce point de vue, sous lequel j’examine l’esprit, est, je crois, le seul sous lequel il doive être considéré. C’est l’unique maniere d’apprécier le mérite de chaque idée, de fixer sur ce point l’incertitude de nos jugements, et de découvrir enfin la cause de l’étonnante diversité des opinions des hommes en matiere d’esprit ; diversité absolument dépendante de la différence de leurs passions, de leurs idées, de leurs préjugés, de leurs sentiments, et par conséquent de leurs intérêts.

Il seroit en effet bien singulier que l’intérêt général[3] eût mis le prix aux différentes actions des hommes, qu’il leur eût donné les noms de vertueuses, de vicieuses, ou de permises, selon qu’elles étoient utiles, nuisibles, ou indifférentes au public, et que ce même intérêt n’eût pas été l’unique dispensateur de l’estime ou du mépris attaché aux idées des hommes.

On peut ranger les idées, ainsi que les actions, sous trois classes différentes.

Les idées utiles ; et, prenant cette expression dans le sens le plus étendu, j’entends par ce mot toute idée propre à nous instruire ou à nous amuser.

Les idées nuisibles ; ce sont celles qui font sur nous une impression contraire.

Les idées indifférentes ; je veux dire toutes celles qui, peu agréables en elles-mêmes, ou devenues trop familieres, ne font presque aucune impression sur nous. Or de pareilles idées n’ont presque point d’existence, et ne peuvent, pour ainsi dire, porter qu’un instant le nom d’indifférentes ; leur durée ou leur succession, qui les rend ennuyeuses, les fait bientôt rentrer dans la classe des idées nuisibles.

Pour faire sentir combien cette maniere de considérer l’esprit est féconde en vérités, je ferai successivement l’application des principes que j’établis aux actions et aux idées des hommes, et je prouverai qu’en tout temps, en tout lieu, tant en matiere de morale qu’en matiere d’esprit, c’est l’intérêt personnel qui dicte le jugement des particuliers, et l’intérêt général qui dicte celui des nations ; qu’ainsi c’est toujours, de la part du public comme des particuliers, l’amour ou la reconnoissance qui loue, la haine ou la vengeance qui méprise.

Pour démontrer cette vérité, et faire appercevoir l’exacte et perpétuelle ressemblance de nos manieres de juger, soit les actions, soit les idées des hommes, je considérerai la probité et l’esprit à différents égards, et relativement 1o à un particulier, 2o à une petite société, 3o à une nation, 4o aux différents siécles et aux différents pays, 5o à l’univers entier ; et, prenant toujours l’expérience pour guide dans mes recherches, je montrerai que, sous chacun de ces points de vue, l’intérêt est l’unique juge de la probité et de l’esprit.


  1. À la démarche, à l’habitude du corps, ce danseur prétend connaître la caractere d’un homme. Un étranger se présente un jour dans sa salle : « De quel pays êtes-vous ? lui demande Marcel. — Je suis Anglais. — Vous, Anglais ! lui réplique Marcel ; vous seriez de cette île où les citoyens ont part à l’administration publique, et sont une portion de la puissance souveraine ! Non, monsieur ; ce front baissé, ce regard timide, cette démarche incertaine, ne m’annoncent que l’esclave titré d’un électeur. »
  2. Le vulgaire restreint communément la signification de ce mot intérêt au seul amour de l’argent : le lecteur éclairé sentira que je prends ce mot dans un sens plus étendu, et que je l’applique généralement à tout ce qui peut nous procurer des plaisirs, ou nous soustraire à des peines.
  3. On sent que je parle ici en qualité de politique, et non de théologien.