De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 10

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DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 2 (p. 140-158).
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CHAPITRE X

Pourquoi l’homme admiré du public n’est pas toujours estimé des gens du monde.


Pour plaire aux sociétés particulieres il n’est pas nécessaire que l’horizon de nos idées soit fort étendu ; mais il faut connoître ce qu’on appelle le monde, s’y répandre et l’étudier. Au contraire, pour s’illustrer dans quelque art ou quelque science que ce soit, et mériter en conséquence l’estime du public, il faut, comme je l’ai dit plus haut, faire des études très différentes.

Supposons des hommes curieux de s’instruire dans la science de la morale. Ce n’est que par le secours de l’histoire, et sur les ailes de la méditation, qu’ils pourront, selon les forces inégales de leur esprit, s’élever à différentes hauteurs, d’où l’un découvrira des villes, l’autre des nations, celui-ci une partie du monde, et celui-là l’univers entier. Ce n’est qu’en contemplant la terre de ce point de vue, en s’élevant à cette hauteur, qu’elle se réduit insensiblement devant un philosophe à un petit espace, et qu’elle prend à ses yeux la forme d’une bourgade habitée par différentes familles qui portent le nom de Chinoise, d’Anglaise, de Française, d’Italienne, enfin tous ceux qu’on donne aux différentes nations. C’est de là que, venant à considérer le spectacle des mœurs, des lois, des coutumes, des religions et des passions différentes, un homme, devenu presque insensible à l’éloge comme à la satyre des nations, peut briser tous les liens des préjugés, examiner d’un œil tranquille la contrariété des opinions des hommes, passer sans étonnement du serrail à la chartreuse, contempler avec plaisir l’étendue de la sottise humaine, voir du même œil Alcibiade couper la queue à son chien, et Mahomet s’enfermer dans une caverne, l’un pour se moquer de la légèreté des Athéniens, l’autre pour jouir de l’adoration du monde.

Or de pareilles idées ne se présentent que dans le silence et la solitude. Si les muses, disent les poëtes, aiment les bois, les prés, les fontaines, c’est qu’on y goûte une tranquillité qui fuit les villes ; et que les réflexions qu’un homme détaché des petits intérêts des sociétés y fait sur lui-même sont des réflexions qui, faites sur l’homme en général, appartiennent et plaisent à l’humanité. Or, dans cette solitude, où l’on est comme malgré soi porté vers l’étude des arts et des sciences, comment s’occuper d’une infinité de petits faits qui font l’entretien journalier des gens du monde ?

Aussi nos Corneille et nos la Fontaine ont-ils quelquefois paru insipides dans nos soupers de bonne compagnie ; leur bonhommie même contribuoit à les faire trouver tels. Comment les gens du monde pourroient-ils, sous le manteau de la simplicité, reconnoître l’homme illustre ? Il est peu de connoisseurs en vrai mérite. Si la plupart des Romains, dit Tacite, trompés par la douceur et la simplicité d’Agricola, cherchoient le grand homme sous son extérieur modeste, sans pouvoir l’y reconnoître ; on sent que, trop heureux d’échapper au mépris des sociétés particulieres, le grand homme, surtout s’il est modeste, doit renoncer à l’estime sentie de la plupart d’entre elles. Aussi n’est-il que foiblement animé du desir de leur plaire. Il sent confusément que l’estime de ces sociétés ne prouveroit que l’analogie de ses idées avec les leurs, que cette analogie seroit souvent peu flatteuse, et que l’estime publique est la seule digne d’envie, la seule desirable, puisqu’elle est toujours un don de la reconnoissance publique, et par conséquent la preuve d’un mérite réel. C’est pourquoi le grand homme, incapable d’aucun des efforts nécessaires pour plaire aux sociétés particulieres, trouve tout possible pour mériter l’estime générale. Si l’orgueil de commander aux rois dédommageoit les Romains de la dureté de la discipline militaire, le noble plaisir d’être estimé console les hommes illustres des injustices même de la fortune. Ont-ils obtenu cette estime ; ils se croient les possesseurs du bien le plus desiré. En effet, quelque indifférence qu’on affecte pour l’opinion publique, chacun cherche à s’estimer soi-même, et se croit d’autant plus estimable qu’il se voit plus généralement estimé.

Si les besoins, les passions, et sur-tout la paresse, n’étouffoient en nous ce desir de l’estime, il n’est personne qui ne fît des efforts pour la mériter, et qui ne desirât le suffrage public pour garant de la haute opinion qu’il a de soi. Aussi le mépris de la réputation, et le sacrifice qu’on en fait, dit-on, à la fortune et à la considération, est-il toujours inspiré par le désespoir de se rendre illustre.

On doit vanter ce qu’on a, et dédaigner ce qu’on n’a pas : c’est un effet nécessaire de l’orgueil. On le révolteroit si l’on ne paroissoit pas sa dupe. Il seroit, en pareil cas, trop cruel d’éclairer un homme sur les vrais motifs de ses dédains ; aussi le mérite ne se porte-t-il jamais à cet excès de barbarie. Tout homme (qu’il me soit permis de l’observer en passant), lorsqu’il n’est pas né méchant, et lorsque les passions n’offusquent pas les lumieres de sa raison, sera toujours d’autant plus indulgent qu’il sera plus éclairé. C’est une vérité dont je me refuse d’autant moins la preuve, qu’en rendant justice, à cet égard, à l’homme de mérite, je puis, dans les motifs même de son indulgence, faire plus nettement appercevoir la cause du peu de cas qu’il fait de l’estime des sociétés particulieres, et en conséquence du peu de succès qu’il doit y avoir.

Si le grand homme est toujours le plus indulgent ; s’il regarde comme un bienfait tout le mal que les hommes ne lui font pas, et comme un don tout ce que leur iniquité lui laisse ; s’il verse enfin sur les défauts d’autrui le baume adoucissant de la pitié, et s’il est lent à les appercevoir ; c’est que la hauteur de son esprit ne lui permet pas de s’arrêter sur les vices et les ridicules d’un particulier, mais sur ceux des hommes en général. S’il en considere les défauts, ce n’est point de l’œil malin et toujours injuste de l’envie, mais de cet œil serein avec lequel s’examineroient deux hommes qui, curieux de connoître le cœur et l’esprit humain, se regarderoient réciproquement comme deux sujets d’instruction, et deux cours vivants d’expérience morale : bien différents à cet égard de ces demi-esprits, avides d’une réputation qui les fuit, toujours dévorés du poison de la jalousie, et qui, sans cesse à l’affût des défauts d’autrui, perdroient tout leur petit mérite si les hommes perdoient leurs ridicules. Ce n’est point à de pareilles gens qu’appartient la connoissance de l’esprit humain : ils sont faits pour étendre la célébrité des talents par les efforts qu’ils font pour les étouffer. Le mérite est comme la poudre ; son explosion est d’autant plus forte qu’elle est plus comprimée. Au reste, quelque haine qu’on porte à ces envieux, ils sont cependant encore plus à plaindre qu’à blâmer. La présence du mérite les importune : s’ils l’attaquent comme un ennemi, et s’ils sont méchants, c’est qu’ils sont malheureux ; c’est qu’ils poursuivent dans les talents l’offense que le mérite fait à leur vanité : leurs crimes ne sont que des vengeances.

Un autre motif de l’indulgence de l’homme de mérite tient à la connoissance qu’il a de l’esprit humain. Il en a tant de fois éprouvé la foiblesse ; au milieu des applaudissements d’un aréopage il a tant de fois été tenté, comme Phocion, de se retourner vers son ami pour lui demander s’il n’a pas dit une grande sottise, que, toujours en garde contre sa vanité, il excuse volontiers dans les autres des erreurs dans lesquelles il est quelquefois tombé lui-même. Il sent que c’est à la multitude des sots qu’on doit la création du mot homme d’esprit ; et qu’en reconnoissance il doit donc écouter sans aigreur les injures que lui prodiguent des gens médiocres. Que ces derniers se vantent entre eux et en secret des ridicules qu’ils donnent au mérite, du mépris qu’ils ont, disent-ils, pour l’esprit ; ils sont semblables à ces fanfarons d’impiété qui ne blasphêment qu’en tremblant.

La derniere cause de l’indulgence de l’homme de mérite tient à la vue nette qu’il a de la nécessité des jugements humains. Il sait que nos idées sont, si je l’ose dire, des conséquences si nécessaires des sociétés où l’on vit, des lectures qu’on fait et des objets qui s’offrent à nos yeux, qu’une intelligence supérieure pourroit également, et par les objets qui se sont présentés à nous, deviner nos pensées, et par nos pensées, deviner le nombre et l’espece des objets que le hasard nous a offerts.

L’homme d’esprit sait que les hommes sont ce qu’ils doivent être ; que toute haine contre eux est injuste ; qu’un sot porte des sottises, comme le sauvageon des fruits amers ; que l’insulter c’est reprocher au chêne de porter le gland plutôt que l’olive ; que si l’homme médiocre est stupide à ses yeux, il est fou à ceux de l’homme médiocre : car, si tout fou n’est pas homme d’esprit, du moins tout homme d’esprit paroîtra toujours fou aux gens bornés. L’indulgence sera donc toujours l’effet de la lumiere, lorsque les passions n’en intercepteront pas l’action. Mais cette indulgence, principalement fondée sur la hauteur d’ame qu’inspire l’amour de la gloire, rend l’homme éclairé très indifférent à l’estime des sociétés particulieres. Or cette indifférence, jointe aux genres différents de vie et d’étude nécessaires pour plaire, soit au public, soit à ce qu’on appelle la bonne compagnie, fera presque toujours de l’homme de mérite un homme assez désagréable aux gens du monde.

La conclusion générale de ce que j’ai dit de l’esprit par rapport aux sociétés particulieres, c’est qu’uniquement soumise à son intérêt, chaque société mesure sur l’échelle de ce même intérêt le degré d’estime qu’elle accorde aux différents genres d’idées et d’esprits. Il en est des petites sociétés comme d’un particulier. A-t-il un procès ? si ce procès est considérable, il recevra son avocat avec plus d’empressement, plus de témoignages de respect et d’estime, qu’il ne recevroit Descartes, Locke, ou Corneille. Le procès est-il accommodé ? c’est à ces derniers qu’il marquera le plus de déférence. La différence de sa position décidera de la différence de ses réceptions.

Je voudrois, en finissant ce chapitre, pouvoir rassurer le très petit nombre de gens modestes qui, distraits par des affaires ou par le soin de leur fortune, n’ont pu faire preuve de grands talents, et ne peuvent, conséquemment aux principes ci-dessus établis, savoir si, quant à l’esprit, ils sont réellement dignes d’estime. Quelque desir que j’aie à cet égard de leur rendre justice, il faut convenir qu’un homme, qui s’annonce comme un grand esprit, sans se distinguer par aucun talent, est précisément dans le cas d’un homme qui se dit noble sans avoir de titres de noblesse. Le public ne connoît et n’estime que le mérite prouvé par les faits. A-t-il à juger des hommes de conditions différentes ? il demande au militaire, Quelle victoire avez-vous remportée ? à l’homme en place, Quel soulagement avez-vous apporté aux miseres du peuple ? au particulier, Par quel ouvrage avez-vous éclairé l’humanité ? Qui n’a rien à répondre à ces questions n’est ni connu ni estimé du public.

Je sais que, séduits par les prestiges de la puissance, par le faste qui l’environne, par l’espoir des graces dont un homme en place est le distributeur, un grand nombre d’hommes reconnoissent machinalement un grand mérite où ils apperçoivent un grand pouvoir ; mais leurs éloges, aussi passagers que le crédit de ceux auxquels ils les prodiguent, n’en imposent point à la saine partie du public. À l’abri de toute séduction, exempt de tout intérêt, le public juge comme l’étranger, qui ne reconnoît pour homme de mérite que l’homme distingué par ses talents. C’est celui-là seul qu’il recherche avec empressement : empressement toujours flatteur pour quiconque en est l’objet[1]. Lorsqu’on n’est point constitué en dignité, c’est le signe certain d’un mérite réel.

Qui veut savoir exactement ce qu’il vaut ne peut donc l’apprendre que du public, et doit par conséquent s’exposer à son jugement. On sait les ridicules qu’à cet égard on s’efforce de donner à ceux qui prétendent en qualité d’auteurs à l’estime de leur nation : mais ces ridicules ne font nulle impression sur l’homme de mérite ; il les regarde comme un effet de la jalousie de ces petits esprits qui, s’imaginant que, si personne ne faisoit preuve de mérite, ils pourroient s’en croire autant qu’à qui que ce soit, ne peuvent souffrir qu’on produise de pareils titres. Sans ces titres cependant personne ne mérite ni n’obtient l’estime du public.

Qu’on jette les yeux sur tous ces grands esprits si vantés dans les sociétés particulieres, on verra que, placés par le public au rang des hommes médiocres, ils ne doivent la réputation d’esprit dont quelques gens les décorent qu’à l’incapacité où ils sont de prouver leur sottise, même par de mauvais ouvrages. Aussi, parmi ces merveilleux, ceux-là même qui promettent le plus ne sont, si je l’ose dire, en esprit, tout au plus que des peut-être.

Quelque certaine que soit cette vérité, et quelque raison qu’aient les gens modestes de douter d’un mérite qui n’a pas passé par la coupelle du public, il est pourtant certain qu’un homme peut, quant à l’esprit, se croire réellement digne de l’estime générale, 1°. lorsque c’est pour les gens les plus estimés du public et des nations étrangeres qu’il se sent le plus d’attrait ; 2°. lorsqu’il est loué[2], comme dit Ciceron, par un homme déja loué ; 3°. lorsqu’enfin il obtient l’estime de ceux qui, dans des ouvrages ou de grandes places, ont déjà fait éclater de grands talents. Leur estime pour lui suppose une grande analogie entre leurs idées et les siennes ; et cette analogie peut être regardée, sinon comme une preuve complete, du moins comme une assez grande probabilité, que, s’il se fût, comme eux, exposé aux regards du public, il eût eu, comme eux, quelque part à son estime.


  1. Nul éloge n’a plus flatté M. de Fontenelle que la question d’un Suédois qui, entrant à Paris, demande aux gens de la barriere la demeure de M. de Fontenelle. Ces commis ne la lui peuvent enseigner. « Quoi ! dit-il, vous autres Français, vous ignorez la demeure d’un de vos plus illustres citoyens ! Vous n’êtes pas dignes d’un tel homme. »
  2. Le degré d’esprit nécessaire pour nous plaire est une mesure assez exacte du degré d’esprit que nous avons.