De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 13

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DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 2 (p. 185-203).
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CHAPITRE XIII

De la Probité par rapport aux siecles et aux peuples divers.


Dans tous les siecles et les pays divers la probité ne peut être que l’habitude des actions utiles à sa nation. Quelque certaine que soit cette proposition, pour en faire sentir plus évidemment la vérité, je tâcherai de donner des idées nettes et précises de la vertu.

Pour cet effet, j’exposerai les deux sentiments qui sur ce sujet ont jusqu’à présent partagé les moralistes.

Les uns soutiennent que nous avons de la vertu une idée absolue et indépendante des siecles et des gouvernements divers ; que la vertu est toujours une et toujours la même. Les autres soutiennent, au contraire, que chaque nation s’en forme une idée différente.

Les premiers apportent en preuve de leurs opinions les rêves ingénieux, mais inintelligibles, du platonisme. La vertu, selon eux, n’est autre chose que l’idée même de l’ordre, de l’harmonie, et d’un beau essentiel. Mais ce beau est un mystere dont ils ne peuvent donner d’idée précise : aussi n’établissent-ils point leur systême sur la connoissance que l’histoire nous donne du cœur et de l’esprit humain.

Les seconds, et parmi eux Montaigne, avec des armes d’une trempe plus forte que des raisonnements, c’est-à-dire avec des faits, attaquent l’opinion des premiers, font voir qu’une action vertueuse au nord est vicieuse au midi, et en concluent que l’idée de la vertu est purement arbitraire.

Telles sont les opinions de ces deux especes de philosophes. Ceux-là, pour n’avoir pas consulté l’histoire, errent encore dans le dédale d’une métaphysique de mots ; ceux-ci, pour n’avoir point assez profondément examiné les faits que l’histoire présente, ont pensé que le caprice seul décidoit de la bonté ou de la méchanceté des actions humaines. Ces deux sectes de philosophes se sont également trompées ; mais l’une et l’autre auroient échappé à l’erreur, s’ils avoient considéré d’un œil attentif l’histoire du monde. Alors ils auroient senti que les siecles doivent nécessairement amener dans le physique et le moral des révolutions qui changent la face des empires ; que, dans les grands bouleversements, les intérêts d’un peuple éprouvent toujours de grands changements ; que les mêmes actions peuvent lui devenir successivement utiles et nuisibles, et par conséquent prendre tour-à-tour le nom de vertueuses et de vicieuses.

Conséquemment à cette observation, s’ils eussent voulu se former de la vertu une idée purement abstraite, et indépendante de la pratique, ils auroient reconnu que par ce mot de vertu l’on ne peut entendre que le desir du bonheur général ; que par conséquent le bien public est l’objet de la vertu, et que les actions qu’elle commande sont les moyens dont elle se sert pour remplir cet objet ; qu’ainsi l’idée de la vertu n’est point arbitraire ; que, dans les siecles et les pays divers, tous les hommes, du moins ceux qui vivent en société, ont dû s’en former la même idée ; et qu’enfin, si les peuples se la représentent sous des formes différentes, c’est qu’ils prennent pour la vertu même les divers moyens dont elle se sert pour remplir son objet.

Cette définition de la vertu en donne, je pense, une idée nette, simple, et conforme à l’expérience ; conformité qui peut seule constater la vérité d’une opinion.

La pyramide de Vénus-Uranie, dont la cime se perdoit dans les cieux, et dont la base étoit appuyée sur la terre, est l’emblême de tout systême, qui s’écroule à mesure qu’on l’édifie, s’il ne porte sur la base inébranlable des faits et de l’expérience. C’est aussi sur des faits, c’est-à-dire sur la folie et la bizarrerie jusqu’à présent inexplicables des lois et des usages divers, que j’établis la preuve de mon opinion.

Quelque stupides qu’on suppose les peuples, il est certain qu’éclairés par leurs intérêts, ils n’ont point adopté sans motifs les coutumes ridicules qu’on trouve établies chez quelques-uns d’eux : la bizarrerie de ces coutumes tient donc à la diversité des intérêts des peuples. En effet, s’ils ont toujours confusément entendu par le mot de vertu le desir du bonheur public, s’ils n’ont en conséquence donné le nom d’honnêtes qu’aux actions utiles à la patrie, et si l’idée d’utilité a toujours été secrètement associée à l’idée de vertu, on peut assurer que les coutumes les plus ridicules, et même les plus cruelles, ont, comme je vais le montrer par quelques exemples, toujours eu pour fondement l’utilité réelle ou apparente du bien public.

Le vol étoit permis à Sparte ; on n’y punissoit que la mal-adresse du voleur surpris[1]. Quoi de plus bizarre que cette coutume ? Cependant, si l’on se rappelle les lois de Lycurgue, et le mépris qu’on avoit pour l’or et l’argent dans une république où les lois ne donnoient cours qu’à une monnoie d’un fer lourd et cassant, on sentira que les vols de poules et de légumes étoient les seuls qu’on y pût commettre. Toujours faits avec adresse, souvent niés avec fermeté[2], de pareils vols entretenoient les lacédémoniens dans l’habitude du courage et de la vigilance. La loi qui permettoit le vol pouvoit donc être très utile à ce peuple, qui n’avoit pas moins à redouter de la trahison des ilotes que de l’ambition des Perses, et qui ne pouvoit opposer aux attentats des uns, comme aux armées innombrables des autres, que le boulevard de ces deux vertus. Il est donc certain que le vol, nuisible à tout peuple riche, mais utile à Sparte, y devoit être honoré.

À la fin de l’hiver, lorsque la disette des vivres contraint le sauvage à quitter sa cabane, et que la faim lui commande d’aller à la chasse faire de nouvelles provisions, quelques-unes des nations sauvages s’assemblent avant leur départ, font monter leurs sexagénaires sur des chênes, et font secouer ces chênes par des bras nerveux ; la plupart des vieillards tombent, et sont massacrés dans le moment même de leur chûte. Ce fait est connu, et rien ne paroît d’abord plus abominable que cette coutume : cependant, quelle surprise, lorsqu’après avoir remonté à son origine on voit que le sauvage regarde la chûte de ces malheureux vieillards comme la preuve de leur impuissance à soutenir les fatigues de la chasse ! Les laissera-t-il, dans des cabanes ou des forêts, en proie à la famine ou aux bêtes féroces ? Il aime mieux leur épargner la durée et la violence des douleurs, et, par des parricides prompts et nécessaires, arracher leurs peres aux horreurs d’une mort trop cruelle et trop lente. Voilà le principe d’une coutume si exécrable ; voilà comme un peuple vagabond, que la chasse et le besoin de vivres retient six mois dans des forêts immenses, se trouve, pour ainsi dire, nécessité à cette barbarie, et comment en ces pays le parricide est inspiré et commis par le même principe d’humanité qui nous le fait regarder avec horreur[3].

Mais, sans avoir recours aux nations sauvages, qu’on jette les yeux sur un pays policé, tel que la Chine ; qu’on se demande pourquoi l’on y donne aux peres le droit de vie et de mort sur leurs enfants ; et l’on verra que les terres de cet empire, quelque étendues qu’elles soient, n’ont pu quelquefois subvenir qu’avec peine aux besoins de ses nombreux habitants : or, comme la trop grande disproportion entre la multiplicité des hommes et la fécondité des terres occasionneroit nécessairement des guerres funestes à cet empire, et peut-être même à l’univers, on conçoit que, dans un instant de disette, et pour prévenir une infinité de meurtres et de malheurs inutiles, la nation chinoise, humaine dans ses intentions, mais barbare dans le choix des moyens, a pu, par le sentiment d’une humanité peu éclairée, regarder ces cruautés comme nécessaires au repos du monde. « J’y sacrifie, s’est-elle dit, quelques victimes infortunées auxquelles l’enfance et l’ignorance dérobent la connoissance et les horreurs de la mort, en quoi consiste peut-être ce qu’elle a de plus redoutable[4]. »

C’est sans doute au desir de s’opposer à la trop grande multiplication des hommes, et par conséquent à la même origine, qu’on doit attribuer la vénération ridicule que certains peuples d’Afrique conservent encore aujourd’hui pour des solitaires qui s’interdisent avec les femmes le commerce qu’ils se permettent avec les brutes.

Ce fut pareillement le motif de l’intérêt public, et le desir de protéger la pudique beauté contre les attentats de l’incontinence, qui jadis engagea les Suisses à publier un édit par lequel il étoit non seulement permis, mais même ordonné à chaque prêtre de se pourvoir d’une concubine[5].

Sur les côtes de Coromandel, où les femmes s’affranchissoient par le poison du joug importun de l’hymen, ce fut enfin le même motif qui, par un remede aussi odieux que le mal, engagea le législateur à pourvoir à la sûreté des maris, en forçant les femmes de se brûler sur les tombeaux de leurs époux[6].

D’accord avec mes raisonnements, tous les faits que je viens de citer concourent à prouver que les coutumes, même les plus cruelles et les plus folles, ont toujours pris leur source dans l’utilité réelle ou du moins apparente du public.

Mais, dira-t-on, ces coutumes n’en sont pas moins odieuses ou ridicules. Oui, parce que nous ignorons les motifs de leur établissement, et parce que ces coutumes, consacrées par leur antiquité ou par la superstition, ont, par la négligence ou la foiblesse des gouvernements, subsisté long-temps après que les causes de leur établissement avoient disparu.

Lorsque la France n’étoit, pour ainsi dire, qu’une vaste forêt, qui doute que ces donations de terres en friche faites aux ordres religieux ne dussent alors être permises, et que la prorogation d’une pareille permission ne fût maintenant aussi absurde et aussi nuisible à l’état qu’elle pouvoit être sage et utile lorsque la France étoit encore inculte ? Toutes les coutumes qui ne procurent que des avantages passagers sont comme des échafauds qu’il faut abattre quand les palais sont élevés.

Rien de plus sage au fondateur de l’empire des incas que de s’annoncer d’abord aux Péruviens comme le fils du Soleil, et de leur persuader qu’il leur apportoit les lois que lui avoit dictées le dieu son pere. Ce mensonge imprimoit aux sauvages plus de respect pour sa législation ; ce mensonge étoit donc trop utile à cet état naissant, pour ne devoir point être regardé comme vertueux. Mais, après avoir assis les fondements d’une bonne législation, après s’être assuré par la forme même du gouvernement de l’exactitude avec laquelle les lois seroient toujours observées, il falloit que, moins orgueilleux, ou plus éclairé, ce législateur prévît les révolutions qui pourroient arriver dans les mœurs et les intérêts de ses peuples, et les changements qu’en conséquence il faudroit faire dans ses lois ; qu’il déclarât à ces mêmes peuples, par lui ou par ses successeurs, le mensonge utile et nécessaire dont il s’étoit servi pour les rendre heureux ; que, par cet aveu, il ôtât à ses lois le caractere de divinité qui, les rendant sacrées et inviolables, devoit s’opposer à toute réforme, et qui peut-être eût un jour rendu ces mêmes lois nuisibles à l’état, si, par le débarquement des Européens, cet empire n’eût été détruit presque aussitôt que formé.

L’intérêt des états est, comme toutes les choses humaines, sujet à mille révolutions. Les mêmes lois et les mêmes coutumes deviennent successivement utiles et nuisibles au même peuple : d’où je conclus que ces lois doivent être tour-à-tour adoptées et rejetées, et que les mêmes actions doivent successivement porter les noms de vertueuses ou de vicieuses ; proposition qu’on ne peut nier sans convenir qu’il est des actions à-la-fois vertueuses et nuisibles à l’état, sans saper par conséquent les fondements de toute législation et de toute société.

La conclusion générale de tout ce que je viens de dire, c’est que la vertu n’est que le desir du bonheur des hommes ; et qu’ainsi la probité, que je regarde comme la vertu mise en action, n’est, chez tous les peuples et dans tous les gouvernements divers, que l’habitude des actions utiles à sa nation[7].

Quelque évidente que soit cette conclusion, comme il n’est point de nation qui ne connoisse et ne confonde ensemble deux différentes especes de vertu, l’une que j’appellerai vertu de préjugé, et l’autre, vraie vertu ; je crois, pour ne laisser rien à desirer à ce sujet, devoir examiner la nature de ces différentes sortes de vertu.


  1. Le vol est pareillement en honneur au royaume de Congo ; mais il ne doit point être fait à l’insu du possesseur de la chose volée : il faut tout ravir de force. Cette coutume, disent-ils, entretient le courage des peuples. Chez les Scythes, au contraire, nul crime plus grand que le vol ; et leur maniere de vivre exigeoit qu’on le punît sévèrement. Leurs troupeaux erroient çà et là dans les plaines : quelle facilité à dérober, et quel désordre, si l’on eût toléré de pareils vols ! Aussi, dit Aristote, a-t-on chez eux établi la loi pour gardienne des troupeaux.
  2. Tout le monde sait le trait qu’on raconte d’un jeune Lacédémonien qui, plutôt que d’avouer son larcin, se laissa, sans crier, dévorer le ventre par un jeune renard qu’il avoit volé et caché sous sa robe.
  3. Au royaume de Juida, en Afrique, on ne donne aucun secours aux malades ; ils guérissent comme ils peuvent ; et, lorsqu’ils sont rétablis, ils n’en vivent pas moins cordialement avec ceux qui les ont ainsi abandonnés.

    Les habitants du Congo tuent les malades qu’ils imaginent ne pouvoir en revenir : c’est, disent-ils, pour leur épargner la douleurs de l’agonie.

    Dans l’île Formose, lorsqu’un homme est dangereusement malade, on lui passe un nœud coulant au cou, et on l’étrangle pour l’arracher à la douleur.

  4. La manière de se défaire des filles dans les pays catholiques est de les forcer à prendre le voile. Plusieurs passent ainsi une vie malheureuse, en proie au désespoir. Peut-être notre coutume à cet égard est-elle plus barbare que celle des Chinois.
  5. Zwingle, en écrivant aux Cantons suisses, leur rappelle l’édit fait par leurs ancêtres, qui conjoignoit à chaque prêtre d’avoir sa concubine, de peur qu’il n’attentât à la pudicité de son prochain. Fra-Paolo, Histoire du concile de Trente, liv. I.

    Il est dit, au dix-septieme canon du concile de Tolede, « que celui qui se contente d’une seule femme, à titre d’épouse ou de concubine, à son choix, ne sera pas rejeté de la communion ». C’étoit apparemment pour mettre la femme mariée à l’abri de toute insulte qu’alors l’église toléroit les concubines.

  6. Les femmes de Mezurado sont brûlées avec leurs époux. Elles demandent elles-mêmes l’honneur du bûcher ; mais elles font en même temps tout ce qu’elles peuvent pour s’échapper.
  7. Je crois qu’il n’est pas nécessaire d’avertir que je ne parle ici que de la probité politique, et non de la probité religieuse, qui se propose d’autres fins, se prescrit d’autres devoirs, et tend à des objets plus sublimes.