De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 17

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DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 2 (p. 260-279).


CHAPITRE XVII

Des avantages qui résultent des principes ci-dessus établis.


Je passe rapidement sur les avantages qu’en retireroient les particuliers : ils consisteroient à leur donner des idées nettes de cette même morale dont les préceptes, jusqu’à présent équivoques et contradictoires, ont permis aux plus insensés de justifier toujours la folie de leur conduite par quelques unes de ces maximes.

D’ailleurs, plus instruit de ses devoirs, le particulier seroit moins dépendant de l’opinion de ses amis : à l’abri des injustices que lui font souvent commettre à son insu les sociétés dans lesquelles il vit, il seroit alors en même temps affranchi de la crainte puérile du ridicule ; fantôme qu’anéantit la présence de la raison, mais qui est l’effroi de ces ames timides et peu éclairées qui sacrifient leurs goûts, leur repos, leurs plaisirs, et quelquefois même jusqu’à la vertu, à l’humeur et aux caprices de ces atrabilaires à la critique desquels on ne peut échapper quand on a le malheur d’en être connu.

Uniquement soumis à la raison et à la vertu, le particulier pourroit alors braver les préjugés, et s’armer de ces sentiments mâles et courageux qui forment le caractere distinctif de l’homme vertueux ; sentiments qu’on desire dans chaque citoyen, et qu’on est en droit d’exiger des grands. Comment l’homme élevé aux premiers postes renversera-t-il les obstacles que certains préjugés mettent au bien général, et résistera-t-il aux menaces, aux cabales des gens puissants, souvent intéressés au malheur public, si son ame n’est inabordable à toutes especes de sollicitations, de craintes et de préjugés ?

Il paroît donc que la connoissance des principes ci-dessus établis procure du moins cet avantage au particulier, c’est de lui donner une idée nette et sûre de l’honnête, de l’arracher à cet égard à toute espece d’inquiétude, d’assurer le repos de sa conscience, et de lui procurer en conséquence les plaisirs intérieurs et secrets attachés à la pratique de la vertu.

Quant aux avantages qu’en retireroit le public, ils seroient sans doute plus considérables. Conséquemment à ces mêmes principes, on pourroit, si je l’ose le dire, composer un catéchisme de probité, dont les maximes simples, vraies, et à la portée de tous les esprits, apprendroient aux peuples que la vertu, invariable dans l’objet qu’elle se propose, ne l’est point dans les moyens propres à remplir cet objet ; qu’on doit par conséquent regarder les actions comme indifférentes en elles-mêmes ; sentir que c’est au besoin de l’état à déterminer celles qui sont dignes d’estime ou de mépris ; et enfin au législateur, par la connoissance qu’il doit avoir de l’intérêt public, à fixer l’instant où chaque action cesse d’être vertueuse, et devient vicieuse.

Ces principes une fois reçus, avec quelle facilité le législateur éteindroit-il les torches du fanatisme et de la superstition, supprimeroit-il les abus, réformeroit-il les coutumes barbares qui, peut-être utiles lors de leur établissement, sont devenues depuis si funestes à l’univers ! coutumes qui ne subsistent que par la crainte où l’on est de ne pouvoir les abolir sans soulever les peuples, toujours accoutumés à prendre la pratique de certaines actions pour la vertu même, sans allumer des guerres longues et cruelles, et sans occasionner enfin de ces séditions qui, toujours hasardeuses pour l’homme ordinaire, ne peuvent réellement être prévues et calmées que par des hommes d’un caractere ferme et d’un esprit vaste.

C’est donc en affoiblissant la stupide vénération des peuples pour les lois et les usages anciens qu’on met les souverains en état de purger la terre de la plupart des maux qui la désolent, et qu’on leur fournit les moyens d’assurer la durée des empires.

Maintenant, lorsque les intérêts d’un état sont changés, et que des lois utiles lors de sa fondation lui sont devenues nuisibles, ces mêmes lois, par le respect que l’on conserve toujours pour elles, doivent nécessairement entraîner l’état à sa ruine. Qui doute que la destruction de la république Romaine n’ait été l’effet d’une ridicule vénération pour d’anciennes lois, et que cet aveugle respect n’ait forgé les fers dont César chargea sa patrie ? Après la destruction de Carthage, lorsque Rome atteignoit au faîte de la grandeur, les Romains, par l’opposition qui se trouvoit alors entre leurs intérêts, leurs mœurs et leurs lois, devoient appercevoir la révolution dont l’empire étoit menacé, et sentir que, pour sauver l’état, la république en corps devoit se presser de faire dans les lois et le gouvernement la réforme qu’exigeoient les temps et les circonstances, et sur-tout se hâter de prévenir les changements qu’y vouloit apporter l’ambition personnelle, la plus dangereuse des législatrices. Aussi les Romains auroient-ils eu recours à ce remede s’ils avoient eu des idées plus nettes sur la morale. Instruits par l’histoire de tous les peuples, ils auroient apperçu que les mêmes lois qui les avoient portés au dernier degré d’élévation ne pouvoient les y soutenir ; qu’un empire est comparable au vaisseau que certains vents ont conduit à certaine hauteur, où, repris par d’autres vents, il est en danger de périr, si, pour se parer du naufrage, le pilote habile et prudent ne change promptement de manœuvre : vérité politique qu’avoit connue M. Locke, qui, lors de l’établissement de sa législation à la Caroline, voulut que ses lois n’eussent de force que pendant un siecle ; que, ce temps expiré, elles devinssent nulles, si elles n’étoient de nouveau examinées et confirmées par la nation. Il sentoit qu’un gouvernement guerrier ou commerçant supposoit des lois différentes, et qu’une législation propre à favoriser le commerce et l’industrie pouvoit devenir un jour funeste à cette colonie, si ses voisins venoient à s’aguerrir, et que les circonstances exigeassent que ce peuple fût alors plus militaire que commerçant.

Qu’on fasse aux fausses religions l’application de cette idée de M. Locke, on sera bientôt convaincu de la sottise et de leur inventeur et de leurs sectateurs. Quiconque en effet examine les religions (qui, à l’exception de la nôtre, sont toutes faites de main d’homme) sent qu’elles n’ont jamais été l’ouvrage de l’esprit vaste et profond d’un législateur, mais de l’esprit étroit d’un particulier : qu’en conséquence ces fausses religions n’ont jamais été fondées sur la base des lois et le principe de l’utilité publique ; principe toujours invariable, mais qui, pliable dans ses applications à toutes les diverses positions où peut successivement se trouver un peuple, est le seul principe que doivent admettre ceux qui veulent, à l’exemple des Anastase, des Ripperda, des Thamas-Kouli-Kan et des Gehan-Gir, tracer le plan d’une nouvelle religion, et la rendre utile aux hommes. Si, dans la composition des fausses religions, on eût toujours suivi ce plan, on auroit conservé à ces religions tout ce qu’elles ont d’utile ; on n’eût point détruit le tartare ni l’élysée ; le législateur en eût toujours fait, à son gré, des tableaux plus ou moins agréables ou terribles, selon la force plus ou moins grande de son imagination. Ces religions, simplement dépouillées de ce qu’elles ont de nuisible, n’eussent point courbé les esprits sous le joug honteux d’une sotte crédulité ; et que de crimes et de superstitions eussent disparu de la terre ! On n’eût point vu l’habitant de la grande Java[1], persuadé à la plus légere incommodité que l’heure fatale est venue, se presser de rejoindre le dieu de ses peres, implorer la mort et consentir à la recevoir ; les prêtres eussent vainement voulu lui extorquer un pareil consentement pour l’étrangler ensuite de leurs propres mains et se gorger de sa chair ; la Perse n’eût point nourri cette secte abominable de dervis qui demande l’aumône à main armée, qui tue impunément quiconque n’admet point ses principes, qui leva une main homicide sur un sophi, et plongea le poignard dans le sein d’Amurath ; des Romains, aussi superstitieux que des negres[2], n’eussent point réglé leur courage sur l’appétit des poulets sacrés ; enfin, les religions n’auroient point dans l’Orient fécondé les germes de ces guerres[3] longues et cruelles que les Sarrasins firent d’abord aux chrétiens, que, sous les drapeaux des Omar et des Hali, ces mêmes Sarrasins se firent entre eux, et qui sans doute firent inventer la fable dont se servit un prince de l’Indoustan pour réprimer le zele indiscret d’un iman.

Soumets-toi, lui disoit l’iman, à l’ordre du Très-Haut ; la terre va recevoir sa sainte loi : la victoire marche par-tout devant Omar. Tu vois l’Arabie, la Perse, la Syrie, l’Asie entiere, subjuguée, l’aigle Romaine foulée aux pieds des fideles, et le glaive de la terreur remis aux mains de Khaled. À ces signes certains reconnois la vérité de ma religion, et plus encore à la sublimité de l’alcoran, à la simplicité de ses dogmes, à la douceur de notre loi. Notre dieu n’est point un dieu cruel ; il s’honore de nos plaisirs. C’est, dit Mahomet, en respirant l’odeur des parfums, en éprouvant les voluptueuses caresses de l’amour, que mon ame s’allume de plus de ferveur et s’élance plus rapidement vers le ciel. Insecte couronné, lutteras-tu longtemps contre ton dieu ? Ouvre les yeux ; vois les superstitions et les vices dont ton peuple est infecté : le priveras-tu toujours des lumieres de l’alcoran ?

Iman, répondit le prince, il fut un temps où, dans la république des castors comme dans mon empire, l’on se plaignit de quelques dépôts volés, et même de quelques assassinats : pour prévenir les crimes il suffisoit d’ouvrir quelques dépôts publics, d’élargir les grandes routes, et d’établir quelques maréchaussées. Le sénat des castors étoit prêt à prendre ce parti, quand l’un d’eux, jetant la vue sur l’azur du firmament, s’écria tout-à-coup : Prenons exemple sur l’homme. Il croit ce palais des airs bâti, habité et régi par un être plus puissant que lui ; cet être porte le nom de Michapour. Publions ce dogme ; que le peuple des castors s’y soumette. Persuadons-lui qu’un génie est, par l’ordre de ce dieu, mis en sentinelle sur chaque planete ; que de là, contemplant nos actions, il s’occupe à dispenser les biens aux bons et les maux aux méchants : cette croyance reçue, le crime fuira loin de nous. Il se tait : on consulte, on délibere ; l’idée plaît par sa nouveauté, on l’adopte ; voilà la religion établie, et les castors vivants d’abord comme freres. Cependant, bientôt après, il s’éleve une grande controverse. C’est la loutre, disent les uns, c’est le rat musqué, répondent les autres, qui le premier présenta à Michapour les grains de sable dont il forma la terre. La dispute s’échauffe, le peuple se partage ; on en vient aux injures, des injures aux coups ; le fanatisme sonne la charge. Avant cette religion, il se commettoit quelques vols et quelques assassinats : la guerre civile s’allume, et la moitié de la nation est égorgée. Instruit par cette fable, ne prétends donc pas, ô cruel iman, ajouta ce prince indien, me prouver la vérité et l’utilité d’une religion qui désole l’univers.

Il résulte de ce chapitre que, si le législateur étoit autorisé, conséquemment aux principes ci-dessus établis, à faire, dans les lois, les coutumes, et les fausses religions, tous les changements qu’exigent les temps et les circonstances, il pourroit tarir la source d’une infinité de maux, et sans doute assurer le repos des peuples, en étendant la durée des empires.

D’ailleurs que de lumieres ces mêmes principes ne répandroient-ils pas sur la morale, en nous faisant appercevoir la dépendance nécessaire qui lie les mœurs aux lois d’un pays, et nous apprenant que la science de la morale n’est autre chose que la science même de la législation ! Qui doute que, plus assidus à cette étude, les moralistes ne pussent alors porter cette science à ce haut degré de perfection que les bons esprits ne peuvent maintenant qu’entrevoir, et peut-être auquel ils n’imaginent pas qu’elle puisse jamais atteindre[4] ?

Si, dans presque tous les gouvernements, toutes les lois, incohérentes entre elles, semblent être l’ouvrage du pur hasard, c’est que, guidés par des vues et des intérêts différents, ceux qui les font s’embarrassent peu du rapport de ces lois entre elles. Il en est de la formation de ce corps entier des lois comme de la formation de certaines îles : des paysans veulent vuider leur champ des bois, des pierres, des herbes et des limons inutiles ; pour cet effet ils les jettent dans un fleuve, où je vois ces matériaux, charriés par les courants, s’amonceler autour de quelques roseaux, s’y consolider, et former enfin une terre ferme.

C’est cependant à l’uniformité des vues du législateur, à la dépendance des lois entre elles, que tient leur excellence. Mais, pour établir cette dépendance, il faut pouvoir les rapporter toutes à un principe simple, tel que celui de l’utilité du public, c’est-à-dire du plus grand nombre d’hommes soumis à la même forme de gouvernement : principe dont personne ne connoît toute l’étendue ni la fécondité ; principe qui renferme toute la morale et la législation, que beaucoup de gens répetent sans l’entendre, et dont les législateurs même n’ont encore qu’une idée superficielle, du moins si l’on en juge par le malheur de presque tous les peuples de la terre[5].


  1. À l’orient de Sumatra.
  2. Lorsque les guerriers du Congo vont à l’ennemi, s’ils rencontrent dans leur marche un lievre, une corneille, ou quelque autre animal timide, c’est, disent-ils, le génie de l’ennemi qui vient les avertir de sa frayeur ; ils le combattent alors avec intrépidité. Mais, s’ils ont entendu le chant du coq à quelque autre heure que l’heure ordinaire, ce chant, disent-ils, est le présage certain d’une défaite, à laquelle ils ne s’exposent jamais. Si le chant du coq est à-la-fois entendu des deux camps, il n’est point de courage qui y tienne, les deux armées se débandent et fuient. Au moment que le sauvage de la nouvelle Orléans marche à l’ennemi avec le plus d’intrépidité, un songe ou l’aboiement d’un chien suffit pour le faire retourner sur ses pas.
  3. Les passions humaines ont quelquefois allumé de semblables guerres dans le sein même du christianisme ; mais rien de plus contraire à son esprit, qui est un esprit de désintéressement et de paix ; sa morale, qui ne respire que la douceur et l’indulgence ; à ses maximes, qui prescrivent par-tout la bienfaisance et la charité ; à la spiritualité des objets qu’il présente ; à la sublimité de ses motifs ; enfin à la grandeur et à la nature des récompenses qu’il propose. (Note qui ne se trouve ni dans l’édition originale ni dans le manuscrit de l’auteur.)
  4. En vain diroit-on que ce grand œuvre d’une excellente législation n’est point celui de la sagesse humaine, que ce projet est une chimere. Je veux qu’une aveugle et longue suite d’évènements, dépendants tous les uns des autres, et dont le premier jour du monde développa le premier germe, soit la cause universelle de tout ce qui a été, est, et sera ; en admettant même ce principe, pourquoi, répondrai-je, si dans cette longue chaîne d’évènements sont nécessairement compris les sages et les fous, les lâches et les héros qui ont gouverné le monde, n’y comprendroit-on pas aussi la découverte des vrais principes de la législation, auxquels cette science devra sa perfection, et le monde son bonheur ?
  5. Dans la plupart des empires de l’Orient, on n’a pas même l’idée du droit public et du droit des gens. Quiconque voudroit éclairer les peuples sur ce point s’exposeroit presque toujours à la fureur des tyrans qui désolent ces malheureuses contrées. Pour violer plus impunément les droits de l’humanité, ils veulent que leurs sujets ignorent ce qu’en qualité d’hommes ils sont en droit d’attendre du prince, et le contrat tacite qui le lie à ses peuples. Quelque raison qu’à cet égard ces princes apportent de leur conduite, elle ne peut jamais être fondée que sur le desir pervers de tyranniser leurs sujets.