De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 16

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DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 2 (p. 251-260).
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CHAPITRE XVI

Des moralistes hypocrites


J’entends par hypocrite celui qui, n’étant point soutenu dans l’étude de la morale par le desir du bonheur de l’humanité, est trop fortement occupé de lui-même. Il est beaucoup d’hommes de cette espece. On les reconnoît d’une part à l’indifférence avec laquelle ils considerent les vices destructeurs des empires, et de l’autre à l’emportement avec lequel ils se déchaînent contre les vices particuliers. C’est en vain que de pareils hommes se disent inspirés par la passion du bien public. Si vous étiez, leur répondra-t-on, réellement animés de cette passion, votre haine pour chaque vice seroit toujours proportionnée au mal que ce vice fait à la société : et, si la vue des défauts les moins nuisibles à l’état suffisoit pour vous irriter, de quel œil considéreriez-vous l’ignorance des moyens propres à former des citoyens vaillants, magnanimes et désintéressés ! de quel chagrin seriez-vous affectés, lorsque vous appercevriez quelque défaut dans la jurisprudence, ou la distribution des impôts ; lorsque vous en découvririez dans la discipline militaire, qui décide si souvent du sort des batailles et du ravage de plusieurs provinces ! Alors, pénétrés de la plus vive douleur, à l’exemple de Nerva, on vous verroit, détestant la vie, qui vous rend témoins des maux de votre patrie, vous-mêmes en terminer le cours ; ou du moins prendre exemple sur ce Chinois vertueux, qui, justement irrité des vexations des grands, se présente à l’empereur, lui porte ses plaintes : « Je viens, dit-il, m’offrir au supplice auquel de pareilles représentations ont fait traîner six cents de mes concitoyens ; et je t’avertis de te préparer à de nouvelles exécutions : la Chine possede encore dix-huit mille bons patriotes qui, pour la même cause, viendront successivement te demander le même salaire. » Il se tait à ces mots ; et l’empereur, étonné de sa fermeté, lui accorde la récompense la plus flatteuse pour un homme vertueux ; la punition des coupables, et la suppression des impôts.

Voilà de quelle maniere se manifeste l’amour du bien public. Si vous êtes, dirois-je à ces censeurs, réellement animés de cette passion, votre haine pour chaque vice est proportionnée au mal que ce vice fait à l’état ; si vous n’êtes vivement affectés que des défauts qui vous nuisent, vous usurpez le nom de moralistes, vous n’êtes que des égoïstes.

C’est donc par un détachement absolu de ses intérêts personnels, par une étude profonde de la science de la législation, qu’un moraliste peut se rendre utile à sa patrie. Il est alors en état de peser les avantages et les inconvénients d’une loi ou d’un usage, et de juger s’il doit être aboli ou conservé. On n’est que trop souvent contraint de se prêter à des abus et même à des usages barbares. Si dans l’Europe on a si long-temps toléré les duels, c’est qu’en des pays où l’on n’est point, comme à Rome, animé de l’amour de la patrie, où la valeur n’est point exercée par des guerres continuelles, les moralistes n’imaginoient peut-être pas d’autres moyens, et d’entretenir le courage dans le corps des citoyens, et de fournir l’état de vaillants défenseurs. Ils croyoient par cette tolérance acheter un grand bien au prix d’un petit mal : ils se trompoient dans le cas particulier du duel ; mais il en est mille autres où l’on est réduit à cette option. Ce n’est souvent qu’au choix fait entre deux maux qu’on reconnoît l’homme de génie. Loin de nous tous ces pédants épris d’une fausse idée de perfection. Rien de plus dangereux dans un état que ces moralistes déclamateurs et sans esprit qui, concentrés dans une petite sphere d’idées, répetent continuellement ce qu’ils ont entendu dire à leurs mies, recommandent sans cesse la modération des desirs, et veulent en tous les cœurs anéantir les passions. Ils ne sentent pas que leurs préceptes, utiles à quelques particuliers placés dans certaines circonstances, seroient la ruine des nations qui les adopteroient.

En effet, si, comme l’histoire nous l’apprend, les passions fortes, telles que l’orgueil et le patriotisme chez les Grecs et les Romains, le fanatisme chez les Arabes, l’avarice chez les Flibustiers, enfantent toujours les guerriers les plus redoutables, tout homme qui ne menera contre de pareils soldats que des hommes sans passions n’opposera que de timides agneaux à la fureur des loups. Aussi la sage nature a-t-elle enfermé dans le cœur de l’homme un préservatif contre les raisonnements de ces philosophes ; aussi les nations soumises d’intention à ces préceptes s’y trouvent-elles toujours indociles dans le fait. Sans cette heureuse indocilité, le peuple scrupuleusement attaché à leurs maximes deviendroit le mépris et l’esclave des autres peuples.

Pour déterminer jusqu’à quel point on doit exalter ou modérer le feu des passions, il faut de ces esprits vastes qui embrassent toutes les parties d’un gouvernement. Quiconque en est doué est, pour ainsi dire, désigné par la nature pour remplir auprès du législateur la charge de ministre penseur[1], et justifier ce mot de Cicéron, « qu’un homme d’esprit n’est jamais un simple citoyen, mais un vrai magistrat ».

Avant d’exposer les avantages que procureroient à l’univers des idées plus étendues et plus saines de la morale, je crois pouvoir remarquer en passant que ces mêmes idées jetteroient infiniment de lumieres sur toutes les sciences, et sur-tout sur celle de l’histoire, dont les progrès sont à-la-fois effet et cause des progrès de la morale.

Plus instruits du véritable objet de l’histoire, alors les écrivains ne peindroient de la vie privée d’un roi que les détails propres à faire sortir son caractere ; ils ne décriroient plus si curieusement ses mœurs, ses vices et ses vertus domestiques ; ils sentiroient que le public demande aux souverains compte de leurs édits, et non de leurs soupers ; que le public n’aime à connoître l’homme dans le prince qu’autant que l’homme a part aux délibérations du prince ; et qu’à des anecdotes puériles ils doivent, pour instruire et plaire, substituer le tableau agréable ou effrayant de la félicité ou de la misere publique, et des causes qui les ont produites. C’est à la simple exposition de ce tableau qu’on devroit une infinité de réflexions et de réformes utiles.

Ce que je dis de l’histoire, je le dis de la métaphysique, de la jurisprudence. Il est peu de sciences qui n’aient quelque rapport à celle de la morale. La chaîne qui les lie toutes entre elles a plus d’étendue qu’on ne pense : tout se tient dans l’univers.


  1. On distingue à la Chine deux sortes de ministres : les uns sont les ministres signeurs ; ils donnent les audiences et les signatures : les autres portent le nom de ministres penseurs ; ils se chargent du soin de former les projets, d’examiner ceux qu’on leur présente, et de proposer les changements que le temps et les circonstances exigent qu’on fasse dans l’administration.