De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 10

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 46-54).
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CHAPITRE X

De l’Avarice.


L’or et l’argent peuvent être regardés comme des matieres agréables à la vue ; mais, si l’on ne desiroit dans leur possession que le plaisir produit par l’éclat et la beauté de ces métaux, l’avare se contenteroit de la libre contemplation des richesses entassées dans le trésor public. Or, comme cette vue ne satisferoit pas sa passion, il faut que l’avare, de quelque espece qu’il soit, ou desire les richesses comme l’échange de tous les plaisirs, ou comme l’exemption de toutes les peines attachées à l’indigence.

Ce principe posé, je dis que l’homme n’étant, par sa nature, sensible qu’aux plaisirs des sens, ces plaisirs, par conséquent, sont l’unique objet de ses desirs. La passion du luxe, de la magnificence dans les équipages, les fêtes et les emmeublements, est donc une passion factice, nécessairement produite par les besoins physiques ou de l’amour ou de la table. En effet, quels plaisirs réels ce luxe et cette magnificence procureroient-ils à l’avare voluptueux, s’il ne les considéroit comme un moyen, ou de plaire aux femmes, s’il les aime, et d’en obtenir des faveurs, ou d’en imposer aux hommes, et de les forcer, par l’espoir confus d’une récompense, à écarter de lui toutes les peines, et à rassembler près de lui tous les plaisirs ?

Dans ces avares voluptueux qui ne méritent pas proprement le nom d’avares, l’avarice est donc l’effet immédiat de la crainte de la douleur et de l’amour du plaisir physique. Mais, dira-t-on, comment ce même amour du plaisir ou cette même crainte de la douleur peuvent-ils l’exciter chez les vrais avares, chez ces avares infortunés qui n’échangent jamais leur argent contre des plaisirs ? S’ils passent leur vie dans la disette du nécessaire, et s’ils s’exagerent à eux-mêmes et aux autres le plaisir attaché à la possession de l’or, c’est pour s’étourdir sur un malheur que personne ne veut ni ne doit plaindre.

Quelque surprenante que soit la contradiction qui se trouve entre leur conduite et les motifs qui les font agir, je tâcherai de découvrir la cause qui, leur laissant desirer sans cesse le plaisir, doit toujours les en priver.

J’observerai d’abord que cette sorte d’avarice prend sa source dans une crainte excessive et ridicule, et de la possibilité de l’indigence, et des maux qui y sont attachés. Les avares sont assez semblables aux hypocondres, qui vivent dans des transes perpétuelles, qui voient par-tout des dangers, et qui craignent que tout ce qui les approche ne les casse.

C’est parmi les gens nés dans l’indigence qu’on rencontre le plus communément de ces sortes d’avares ; ils ont par eux-mêmes éprouvé ce que la pauvreté entraîne de maux à sa suite : aussi leur folie à cet égard est-elle plus pardonnable qu’elle ne le seroit à des hommes nés dans l’abondance, parmi lesquels on ne trouve guere que des avares fastueux ou voluptueux.

Pour faire voir comment dans les premiers la crainte de manquer du nécessaire les force toujours à s’en priver, supposons qu’accablé du faix de l’indigence quelqu’un d’entre eux conçoive le projet de s’y soustraire. Le projet conçu, l’espérance aussitôt vient vivifier son ame affaissée par la misere ; elle lui rend l’activité, lui fait chercher des protecteurs, l’enchaîne dans l’antichambre de ses patrons, le force à s’intriguer auprès des ministres, à ramper aux pieds des grands, et à se dévouer enfin au genre de vie le plus triste, jusqu’à ce qu’il ait obtenu quelque place qui le mette à l’abri de la misere. Parvenu à cet état, le plaisir sera-t-il l’unique objet de sa recherche ? Dans un homme qui, par ma supposition, sera d’un caractere timide et défiant, le souvenir vif des maux qu’il a éprouvés doit d’abord lui inspirer le desir de s’y soustraire, et le déterminer par cette raison à se refuser jusqu’à des besoins dont il a, par la pauvreté, acquis l’habitude de se priver. Une fois au dessus du besoin, si cet homme atteint alors l’âge de trente-cinq ou quarante ans ; si l’amour du plaisir, dont chaque instant émousse la vivacité, se fait moins vivement sentir à son cœur, que fera-t-il alors ? Plus difficile en plaisirs, s’il aime les femmes, il lui en faudra de plus belles et dont les faveurs soient plus cheres : il voudra donc acquérir de nouvelles richesses pour satisfaire ses nouveaux goûts. Or, dans l’espace de temps qu’il mettra à cette acquisition, si la défiance et la timidité, qui s’accroissent avec l’âge, et qu’on peut regarder comme l’effet du sentiment de notre foiblesse, lui démontrent qu’en fait de richesses assez n’est jamais assez ; et si son avidité se trouve en équilibre avec son amour pour les plaisirs ; il sera soumis alors à deux attractions différentes. Pour obéir à l’une et à l’autre, cet homme, sans renoncer au plaisir, se prouvera qu’il doit du moins en remettre la jouissance au temps où, possesseur de plus grandes richesses, il pourra, sans crainte de l’avenir, s’occuper tout entier de ses plaisirs présents. Dans le nouvel intervalle de temps qu’il mettra à accumuler ces nouveaux trésors, si l’âge le rend tout-à-fait insensible au plaisir, changera-t-il son genre de vie ? renoncera-t-il à des habitudes que l’incapacité d’en contracter de nouvelles lui a rendues cheres ? Non, sans doute ; et, satisfait, en contemplant ses trésors, de la possibilité des plaisirs dont les richesses sont l’échange, cet homme, pour éviter les peines physiques de l’ennui, se livrera tout entier à ses occupations ordinaires : il deviendra même d’autant plus avare dans sa vieillesse, que l’habitude d’amasser n’étant plus contrebalancée par le desir de jouir, elle sera, au contraire, soutenue en lui par la crainte machinale que la vieillesse a toujours de manquer.

La conclusion de ce chapitre c’est que la crainte excessive et ridicule des maux attachés à l’indigence est la cause de l’apparente contradiction qu’on remarque entre la conduite de certains avares et les motifs qui les font mouvoir. Voilà comme, en desirant toujours le plaisir, l’avarice peut toujours les en priver.