De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 9

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 37-46).
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CHAPITRE IX

De l’origine des passions.


Pour s’élever à cette connoissance il faut distinguer deux sortes de passions.

Il en est qui nous sont immédiatement données par la nature, il en est aussi que nous ne devons qu’à l’établissement des sociétés. Pour savoir laquelle de ces deux différentes especes de passions a produit l’autre, qu’on se transporte en esprit aux premiers jours du monde : on y verra la nature, par la soif, la faim, le froid et le chaud, avertir l’homme de ses besoins, et attacher une infinité de plaisirs et de peines à la satisfaction ou à la privation de ces besoins : on y verra l’homme capable de recevoir des impressions de plaisir et de douleur, et naître, pour ainsi dire, avec l’amour de l’un et la haine de l’autre. Tel est l’homme au sortir des mains de la nature.

Or, dans cet état, l’envie, l’orgueil, l’avarice, l’ambition, n’existoient point pour lui : uniquement sensible au plaisir et à la douleur physique, il ignoroit toutes ces peines et ces plaisirs factices que nous procurent les passions que je viens de nommer. De pareilles passions ne nous sont donc pas immédiatement données par la nature ; mais leur existence, qui suppose celle des sociétés, suppose encore en nous le germe caché de ces mêmes passions. C’est pourquoi, si la nature ne nous donne en naissant que des besoins, c’est dans nos besoins et nos premiers desirs qu’il faut chercher l’origine de ces passions factices, qui ne peuvent jamais être qu’un développement de la faculté de sentir.

Il semble que, dans l’univers moral comme dans l’univers physique, Dieu n’ait mis qu’un seul principe dans tout ce qui a été. Ce qui est et ce qui sera n’est qu’un développement nécessaire.

Il a dit à la matiere, Je te doue de la force. Aussitôt les éléments, soumis aux lois du mouvement, mais errants et confondus dans les deserts de l’espace, ont formé mille assemblages monstrueux, ont produit mille chaos divers, jusqu’à ce qu’enfin ils se soient placés dans l’équilibre et l’ordre physique dans lequel on suppose maintenant l’univers rangé.

Il semble qu’il ait dit pareillement à l’homme, Je te doue de la sensibilité. C’est par elle qu’aveugle instrument de mes volontés, incapable de connoître la profondeur de mes vues, tu dois, sans le savoir, remplir tous mes desseins. Je te mets sous la garde du plaisir et de la douleur : l’un et l’autre veilleront à tes pensées, à tes actions ; engendreront tes passions, exciteront tes aversions, tes amitiés, tes tendresses, tes fureurs ; allumeront tes desirs, tes craintes, tes espérances ; te dévoileront des vérités, te plongeront dans des erreurs ; et, après t’avoir fait enfanter mille systêmes absurdes et différents de morale et de législation, te découvriront un jour les principes simples au développement desquels est attaché l’ordre et le bonheur du monde moral.

En effet, supposons que le ciel anime tout-à-coup plusieurs hommes : leur premiere occupation sera de satisfaire leurs besoins ; bientôt après ils essaieront par des cris d’exprimer les impressions de plaisir et de douleur qu’ils reçoivent. Ces premiers cris formeront leur premiere langue, qui, à en juger par la pauvreté de quelques langues sauvages, a dû d’abord être très courte, et se réduire à ces premiers sons. Lorsque les hommes, plus multipliés, commenceront à se répandre sur la surface du monde, et que, semblables aux vagues dont l’océan couvre au loin ses rivages et qui rentrent aussitôt dans son sein, plusieurs générations se seront montrées à la terre, et seront rentrées dans le gouffre où s’abyment les êtres ; lorsque les familles seront plus voisines les unes des autres ; alors le desir commun de posséder les mêmes choses, telles que les fruits d’un certain arbre ou les faveurs d’une certaine femme, exciteront en eux des querelles et des combats : de là naîtront la colere et la vengeance. Lorsque, soulés de sang et las de vivre dans une crainte perpétuelle, ils auront consenti à perdre un peu de cette liberté qu’ils ont dans l’état naturel, et qui leur est nuisible ; alors ils feront entre eux des conventions ; ces conventions seront leurs premieres lois ; les lois faites, il faudra charger quelques hommes de leur exécution : et voilà les premiers magistrats. Ces magistrats grossiers de peuples sauvages habiteront d’abord les forêts. Après en avoir en partie détruit les animaux, lorsque les peuples ne vivront plus de leur chasse, la disette des vivres leur enseignera l’art d’élever des troupeaux.

Ces troupeaux fourniront à leurs besoins, et les peuples chasseurs seront changés en peuples pasteurs. Après un certain nombre de siecles, lorsque ces derniers se seront extrêmement multipliés, et que la terre ne pourra dans le même espace subvenir à la nourriture d’un plus grand nombre d’habitants sans être fécondée par le travail humain ; alors les peuples pasteurs disparoîtront, et feront place aux peuples cultivateurs. Le besoin de la faim, en leur découvrant l’art de l’agriculture, leur enseignera bientôt après l’art de mesurer et de partager les terres. Ce partage fait, il faut assurer à chacun ses propriétés : et de-là une foule de sciences et de lois. Les terres, par la différence de leur nature et de leur culture, portant des fruits différents, les hommes feront entre eux des échanges, sentiront l’avantage qu’il y auroit à convenir d’un échange général qui représentât toutes les denrées, et ils feront choix pour cet effet de quelques coquillages ou de quelques métaux. Lorsque les sociétés en seront à ce point de perfection, alors toute égalité entre les hommes sera rompue ; on distinguera des supérieurs et des inférieurs : alors ces mots de bien et de mal, créés pour exprimer les sensations de plaisir ou de douleur physiques que nous recevons des objets extérieurs, s’étendront généralement à tout ce qui peut nous procurer l’une ou l’autre de ces sensations, les accroître ou les diminuer ; telles sont les richesses et l’indigence : alors les richesses et les honneurs, par les avantages qui y seront attachés, deviendront l’objet général du desir des hommes. De là naîtront, selon la forme différente des gouvernements, des passions criminelles ou vertueuses ; telles sont l’envie, l’avarice, l’orgueil, l’ambition, l’amour de la patrie, la passion de la gloire, la magnanimité, et même l’amour, qui, ne nous étant donné par la nature que comme un besoin, deviendra, en se confondant avec la vanité, une passion factice qui ne sera comme les autres qu’un développement de la sensibilité physique.

Quelque certaine que soit cette conclusion, il est peu d’hommes qui conçoivent nettement les idées dont elle résulte. D’ailleurs, en avouant que nos passions prennent originairement leur source dans la sensibilité physique, on pourroit croire encore que, dans l’état actuel où sont les nations policées, ces passions existent indépendamment de la cause qui les a produites. Je vais donc, en suivant la métamorphose des peines et des plaisirs physiques en peines et en plaisirs factices, montrer que, dans des passions telles que l’avarice, l’ambition, l’orgueil et l’amitié, dont l’objet paroît le moins appartenir aux plaisirs des sens, c’est cependant toujours la douleur et le plaisir physique que nous fuyons ou que nous recherchons.