De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 22

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 225-235).


CHAPITRE XXII

De l’amour de certains peuples pour la gloire et la vertu.


Ce chapitre est une conséquence si nécessaire du précédent, que je me croirois à ce sujet dispensé de tout examen, si je ne sentois combien l’exposition des moyens propres à nécessiter les hommes à la vertu peut être agréable au public, et combien les détails sur une pareille matiere sont instructifs pour ceux même qui la possedent le mieux. J’entre donc en matiere. Je jette les yeux sur les républiques les plus fécondes en hommes vertueux ; je les arrête sur la Grece, sur Rome, et j’y vois naître une multitude de héros. Leurs grandes actions, conservées avec soin dans l’histoire, y semblent recueillies pour répandre les odeurs de la vertu dans les siecles les plus corrompus et les plus reculés. Il en est de ces actions comme de ces vases d’encens qui, placés sur l’autel des dieux, suffisent pour remplir de parfums la vaste étendue de leur temple.

En considérant la continuité d’actions vertueuses que présente l’histoire de ces peuples, si je veux en découvrir la cause, je l’apperçois dans l’adresse avec laquelle les législateurs de ces nations avoient lié l’intérêt particulier à l’intérêt public[1].

Je prends l’action de Régulus pour preuve de cette vérité. Je ne suppose en ce général aucun sentiment d’héroïsme, pas même ceux que lui devoit inspirer l’éducation romaine : et je dis que, dans le siecle de ce consul, la législation, à certains égards, étoit tellement perfectionnée, qu’en ne consultant que son intérêt personnel, Régulus ne pouvoit se refuser à l’action généreuse qu’il fit. En effet, lorsqu’instruit de la discipline des Romains on se rappelle que la fuite, ou même la perte de leur bouclier dans le combat, étoit punie du supplice de la bastonnade, dans lequel le coupable expiroit ordinairement, n’est-il pas évident qu’un consul vaincu, fait prisonnier, et député par les Carthaginois pour traiter de l’échange des prisonniers, ne pouvoit s’offrir aux yeux des Romains sans craindre ce mépris toujours si humiliant de la part des républicains, et si insoutenable pour une ame élevée ; qu’ainsi le seul parti que Régulus eût à prendre étoit d’effacer par quelque action héroïque la honte de sa défaite ? Il devoit donc s’opposer au traité d’échange que le sénat étoit prêt à signer. Il exposoit sans doute sa vie par ce conseil ; mais ce danger n’étoit pas imminent : il étoit assez vraisemblable qu’étonné de son courage, le sénat n’en seroit que plus empressé à conclure un traité qui devoit lui rendre un citoyen si vertueux. D’ailleurs, en supposant que le sénat se rendît à son avis, il étoit encore très vraisemblable que, par la crainte de représailles ou par admiration pour sa vertu, les Carthaginois ne le livreroient point au supplice dont ils l’avoient menacé. Régulus ne s’exposoit donc qu’au danger auquel, je ne dis pas un héros, mais un homme prudent et sensé, devoit se présenter pour se soustraire au mépris et s’offrir à l’admiration des Romains.

Il est donc un art de nécessiter les hommes aux actions héroïques : non que je prétende insinuer ici que Régulus n’ait fait qu’obéir à cette nécessité, et que je veuille donner atteinte à sa gloire ; l’action de Régulus fut sans doute l’effet de l’enthousiasme impétueux qui le portoit à la vertu : mais un pareil enthousiasme ne pouvoit s’allumer qu’à Rome.

Les vices et les vertus d’un peuple sont toujours un effet nécessaire de sa législation : et c’est la connoissance de cette vérité qui sans doute a donné lieu à cette belle loi de la Chine. Pour y féconder les germes de la vertu on veut que les mandarins participent à la gloire ou à la honte des actions vertueuses ou infâmes commises dans leurs gouvernements[2], et qu’en conséquence ces mandarins soient élevés à des postes supérieurs, ou rabaissés à des grades inférieurs.

Comment douter que la vertu ne soit chez tous les peuples l’effet de la sagesse plus ou moins grande de l’administration ? Si les Grecs et les Romains furent si long-temps animés de ces vertus mâles et courageuses qui sont, comme dit Balzac, des courses que l’ame fait au-delà des devoirs communs, c’est que les vertus de cette espece sont presque toujours le partage des peuples où chaque citoyen a part à la souveraineté.

Ce n’est qu’en ces pays qu’on trouve un Fabricius. Pressé par Pyrrhus de le suivre en Épire, « Pyrrhus, lui dit-il, vous êtes sans doute un prince illustre, un grand guerrier ; mais vos peuples gémissent dans la misere. Quelle témérité de vouloir me mener en Épire ! Doutez-vous que, bientôt rangés sous ma loi, vos peuples ne préférassent l’exemption de tributs aux surcharges de vos impôts, et la sûreté à l’incertitude de leurs possessions ? Aujourd’hui votre favori, demain je serois votre maître ». Un tel discours ne pouvoit être prononcé que par un Romain. C’est dans les républiques[3] qu’on apperçoit avec étonnement jusqu’où peut être portée la hauteur du courage et l’héroïsme de la patience. Je citerai Thémistocle pour exemple en ce genre. Peu de jours avant la bataille de Salamine, ce guerrier, insulté en plein conseil par le général des Lacédémoniens, ne répond à ses menaces que ces deux mots, Frappe, mais écoute. À cet exemple j’ajouterai celui de Timoléon. Il est accusé de malversation, le peuple est prêt à mettre en pieces ses délateurs ; il en arrête la fureur en disant : « Ô Syracusains, qu’allez-vous faire ? Songez que tout citoyen a le droit de m’accuser : gardez-vous, en cédant à la reconnoissance, de donner atteinte à cette même liberté qu’il m’est si glorieux de vous avoir rendue. »

Si l’histoire grecque et romaine est pleine de ces traits héroïques, et si l’on parcourt presque inutilement toute l’histoire du despotisme pour en trouver de pareils, c’est que dans ces gouvernements l’intérêt particulier n’est jamais lié à l’intérêt public ; c’est qu’en ces pays, entre mille qualités, c’est la bassesse qu’on honore, la médiocrité qu’on récompense[4]. C’est à cette médiocrité qu’on confie presque toujours l’administration publique ; on en écarte les gens d’esprit. Trop inquiets et trop remuants, ils altéreroient, dit-on, le repos de l’état : repos comparable au moment de silence qui dans la nature précede de quelques instants la tempête. La tranquillité d’un état ne prouve pas toujours le bonheur des sujets. Dans les gouvernements arbitraires, les hommes sont comme ces chevaux qui, serrés par les morailles, souffrent sans remuer les plus cruelles opérations : le coursier en liberté se cabre au premier coup. On prend dans ces pays la léthargie pour la tranquillité. La passion de la gloire, inconnue chez ces nations, peut seule entretenir dans le corps politique la douce fermentation qui le rend sain et robuste, et qui développe toute espece de vertus et de talents. Les siecles les plus favorables aux lettres ont, par cette raison, toujours été les plus fertiles en grands généraux et en grands politiques : le même soleil vivifie les cedres et les platanes.

Au reste cette passion de la gloire, qui, divinisée chez les païens, a reçu les hommages de toutes les républiques, n’a principalement été honorée que dans les républiques pauvres et guerrieres.


  1. C’est dans cette union que consiste le véritable esprit des lois.
  2. Il n’en est pas ainsi des autres empires de l’Orient ; les gouverneurs n’y sont chargés que de lever les impôts et de s’opposer aux séditions : d’ailleurs on n’exige point d’eux qu’ils s’occupent du bonheur des peuples de leur province ; leur pouvoir même à cet égard est très borné.
  3. On voit par les lettres du cardinal Mazarin qu’il sentoit tout l’avantage de cette constitution d’état. Il craignoit que l’Angleterre, en se formant en république, ne devînt trop redoutable à ses voisins. Dans une lettre à M. le Tellier, il dit : « Don Louis et moi savons bien que Charles II est hors des royaumes qui lui appartiennent ; mais, entre toutes les raisons qui peuvent engager les rois nos maîtres à songer à son rétablissement, une des plus fortes est d’empêcher l’Angleterre de former une république puissante qui dans la suite donneroit à penser à tous ses voisins. »
  4. Dans ces pays, l’esprit et les talents ne sont honorés que sous de grands princes et de grands ministres.