De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 23

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 236-246).


CHAPITRE XXIII

Que les nations pauvres ont toujours été plus avides de gloire et plus fécondes en grands hommes que les nations opulentes.


Les héros, dans les républiques commerçantes, semblent ne s’y présenter que pour y détruire la tyrannie et disparoître avec elle. C’étoit dans le premier moment de la liberté de la Hollande que Balzac disoit de ses habitants « qu’ils avoient mérité d’avoir Dieu seul pour roi, puisqu’ils n’avoient pu endurer d’avoir un roi pour Dieu ». Le sol propre à la production des grands hommes est dans ces républiques bientôt épuisé. C’est la gloire de Carthage qui disparoît avec Annibal. L’esprit de commerce y détruit nécessairement l’esprit de force et de courage. « Les peuples riches, dit ce même Balzac, se gouvernent par les discours de la raison, qui conclut à l’utile, et non selon l’institution morale, qui se propose l’honnête et le hasardeux. »

Le courage vertueux ne se conserve que chez les nations pauvres. De tous les peuples, les Scythes étoient peut-être les seuls qui chantassent des hymnes en l’honneur des dieux, sans jamais leur demander aucune grace ; persuadés, disoient-ils, que rien ne manque à l’homme de courage. Soumis à des chefs dont le pouvoir étoit assez étendu, ils étoient indépendants, parce qu’ils cessoient d’obéir au chef lorsqu’il cessoit d’obéir aux lois. Il n’en est pas des nations riches comme de ces Scythes, qui n’avoient d’autre besoin que celui de la gloire. Par-tout où le commerce fleurit on préfere les richesses à la gloire, parce que ces richesses sont l’échange de tous les plaisirs, et que l’acquisition en est plus facile.

Or quelle stérilité de vertus et de talents cette préférence ne doit-elle point occasionner ! La gloire ne pouvant jamais être décernée que par la reconnoissance publique, l’acquisition de la gloire est toujours le prix des services rendus à la patrie ; le desir de la gloire suppose toujours le desir de se rendre utile à sa nation.

Il n’en est pas ainsi du desir des richesses. Elles peuvent être quelquefois le prix de l’agiotage, de la bassesse, de l’espionnage, et souvent du crime ; elles sont rarement le partage des plus spirituels et des plus vertueux. L’amour des richesses ne porte donc pas nécessairement à l’amour de la vertu. Les pays commerçants doivent donc être plus féconds en bons négociants qu’en bons citoyens, en grands banquiers qu’en héros.

Ce n’est donc point sur le terrain du luxe et des richesses, mais sur celui de la pauvreté, que croissent les sublimes vertus[1]. Rien de si rare que de rencontrer des ames élevées dans les empires opulents[2] ; les citoyens y contractent trop de besoins. Quiconque les a multipliés a donné à la tyrannie des ôtages de sa bassesse et de sa lâcheté. La vertu qui se contente de peu est la seule qui soit à l’abri de la corruption. C’est cette espece de vertu qui dicta la réponse que fit au ministre anglais un seigneur distingué par son mérite. La cour ayant intérêt de l’attirer dans son parti, M. Walpole va le trouver : « Je viens, lui dit-il, de la part du roi, vous assurer de sa protection, vous marquer le regret qu’il a de n’avoir encore rien fait pour vous, et vous offrir un emploi plus convenable à votre mérite ». — « Milord, lui répliqua le seigneur anglais, avant de répondre à vos offres, permettez-moi de faire apporter mon souper devant vous ». On lui sert au même instant un hachis fait du reste d’un gigot dont il avoit dîné. Se tournant alors vers M. Walpole : « Milord, ajouta-t-il, pensez-vous qu’un homme qui se contente d’un pareil repas soit un homme que la cour puisse aisément gagner ? dites au roi ce que vous avez vu ; c’est la seule réponse que j’aie à lui faire ». Un pareil discours part d’un caractere qui sait rétrécir le cercle de ses besoins. Et combien en est-il qui, dans un pays riche, résistent à la tentation perpétuelle des superfluités ? Combien la pauvreté d’une nation ne rend-elle pas à la patrie d’hommes vertueux que le luxe eût corrompus ! « Ô philosophes, s’écrioit souvent Socrate, vous qui représentez les dieux sur la terre, sachez comme eux vous suffire à vous-mêmes, vous contenter de peu ; sur-tout n’allez point en rampant importuner les princes et les rois ». « Rien de plus ferme et de plus vertueux, dit Ciceron, que le caractere des premiers sages de la Grece : aucun péril ne les effrayoit, aucun obstacle ne les décourageoit, aucune considération ne les retenoit, et ne leur faisoit sacrifier la vérité aux volontés absolues des princes ». Mais ces philosophes étoient nés dans un pays pauvre : aussi leurs successeurs ne conserverent-ils pas toujours les mêmes vertus. On reproche à ceux d’Alexandrie d’avoir eu trop de complaisance pour les princes leurs bienfaiteurs, et d’avoir acheté par des bassesses le tranquille loisir dont ces princes les laissoient jouir. C’est à ce sujet que Plutarque s’écrie : « Quel spectacle plus avilissant pour l’humanité que de voir des sages prostituer leurs éloges aux gens en place ? Faut-il que les cours des rois soient si souvent l’écueil de la sagesse et de la vertu ? Les grands ne devroient-ils pas sentir que tous ceux qui ne les entretiennent que de choses frivoles les trompent[3] ? La vraie maniere de les servir c’est de leur reprocher leurs vices et leurs travers ; de leur apprendre qu’il leur sied mal de passer les jours dans les divertissements. Voilà le seul langage digne d’un homme vertueux ; le mensonge et la flatterie n’habitent jamais sur ses levres. »

Cette exclamation de Plutarque est sans doute très belle ; mais elle prouve plus d’amour pour la vertu que de connoissance de l’humanité. Il en est de même de celle de Pythagore : « Je refuse, dit-il, le nom de philosophes à ceux qui cedent à la corruption des cours. Ceux-là seuls sont dignes de ce nom qui sont prêts à sacrifier devant les rois leur vie, leurs richesses, leurs dignités, leurs familles, et même leur réputation. C’est, ajoute Pythagore, par cet amour pour la vérité qu’on participe à la divinité, et qu’on s’y unit de la maniere la plus noble et la plus intime. »

De tels hommes ne naissent pas indifféremment dans toute espece de gouvernements : tant de vertus sont l’effet, ou d’un fanatisme philosophique qui s’éteint promptement, ou d’une éducation singuliere, ou d’une excellente législation. Les philosophes, de l’espece dont parlent Plutarque et Pythagore ont presque tous reçu le jour chez des peuples pauvres et passionnés pour la gloire.

Non que je regarde l’indigence comme la source des vertus. C’est à l’administration plus ou moins sage des honneurs et des récompenses qu’on doit chez tous les peuples attribuer la production des grands hommes. Mais, ce qu’on n’imaginera pas sans peine, c’est que les vertus et les talents ne sont nulle part récompensés d’une maniere aussi flatteuse, que dans les républiques pauvres et guerrieres.


  1. J’y ajouterai le bonheur. Ce qu’il est impossible de dire des particuliers peut se dire des peuples ; c’est que les plus vertueux sont toujours les plus heureux : or les plus vertueux ne sont pas les plus riches et les plus commerçants.
  2. De tous les peuples de la Germanie, les Suéones, dit Tacite, sont les seuls qui, à l’exemple des Romains, fassent cas des richesses, et qui soient comme aux soumis au despotisme.
  3. Il fut sans doute un temps où les gens d’esprit n’avoient droit de parler aux princes que pour leur dire des choses vraiment utiles. En conséquence les philosophes de l’Inde ne sortoient qu’une fois l’an de leur retraite ; c’étoit pour se rendre au palais du roi. Là chacun déclaroit à haute voix, et ses réflexions politiques sur l’administration, et les changements ou les modifications qu’on devoit apporter dans les lois. Ceux dont les réflexions étoient trois fois de suite jugées fausses ou peu importantes perdroient le droit de parler. Histoire critique de la philosophie, tome II.