De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 25

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 255-273).
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CHAPITRE XXV

Du rapport exact entre la force des passions et la grandeur des récompenses qu’on leur propose pour objet.


Pour sentir toute l’exactitude de ce rapport, c’est à l’histoire qu’il faut avoir recours. J’ouvre celle du Mexique. Je vois des monceaux d’or offrir à l’avarice des Espagnols plus de richesses que ne leur en eût procuré le pillage de l’Europe entiere. Animés du desir de s’en emparer, ces mêmes Espagnols quittent leurs biens, leurs familles ; entreprennent, sous la conduite de Cortez, la conquête du nouveau monde ; combattent à-la-fois le climat, le besoin, le nombre, la valeur, et en triomphent par un courage aussi opiniâtre qu’impétueux.

Plus échauffés encore de la soif de l’or, et d’autant plus avides de richesses qu’ils sont plus indigents, je vois les Flibustiers passer des mers du nord à celles du sud, attaquer des retranchements impénétrables, défaire avec une poignée d’hommes des corps nombreux de soldats disciplinés, et ces mêmes Flibustiers, après avoir ravagé les côtes du sud, se r’ouvrir de nouveau un passage dans les mers du nord, en surmontant, par des travaux incroyables, des combats continuels et un courage à toute épreuve, les obstacles que les hommes et la nature mettoient à leur retour.

Si je jette les yeux sur l’histoire du Nord, les premiers peuples qui se présentent à mes regards sont les disciples d’Odin. Ils sont animés de l’espoir d’une récompense imaginaire, mais la plus grande de toutes lorsque la crédulité la réalise. Aussi, tant qu’ils sont animés d’une foi vive, ils montrent un courage qui, proportionné à des récompenses célestes, est encore supérieur à celui des Flibustiers. « Nos guerriers, avides du trépas, dit un de leurs poëtes, le cherchent avec fureur. Dans les combats, frappés d’un coup mortel, on les voit tomber, rire et mourir ». Ce qu’un de leurs rois, nommé Lodbrog, confirme, lorsqu’il s’écrie sur le champ de bataille : « Quelle joie inconnue me saisit ! je meurs ; j’entends la voix d’Odin qui m’appelle : déjà les portes de son palais s’ouvrent ; j’en vois sortir des filles demi-nues ; elles sont ceintes d’une écharpe bleue qui releve la blancheur de leur sein ; elles s’avancent vers moi, et m’offrent une biere délicieuse dans le crâne sanglant de mes ennemis. »

Si du nord je passe au midi, je vois Mahomet, créateur d’une religion pareille à celle d’Odin, se dire l’envoyé du ciel, annoncer aux Sarrasins que le Très-Haut leur a livré la terre ; qu’il fera marcher devant eux la terreur et la désolation ; mais qu’il faut en mériter l’empire par la valeur. Pour échauffer leur courage, il enseigne que l’Éternel a jeté un pont sur l’abyme des enfers. Ce pont est plus étroit que le tranchant du cimeterre. Après la résurrection, le brave le franchira d’un pied léger pour s’élever aux voûtes célestes ; et le lâche, précipité de ce pont, sera, en tombant, reçu dans la gueule de l’horrible serpent qui habite l’obscure caverne de la maison de la fumée. Pour confirmer la mission du prophete, ses disciples ajoutent que, monté sur l’Al-borak, il a parcouru les sept cieux, vu l’ange de la mort, et le coq blanc qui, les pieds posés sur le premier ciel, cache sa tête dans le septieme ; que Mahomet a fendu la lune en deux, a fait jaillir des fontaines de ses doigts ; qu’il a donné la parole aux brutes ; qu’il s’est fait suivre par les forêts, saluer par les montagnes[1] ; et qu’ami de Dieu il leur apporte la loi que ce Dieu lui a dictée. Frappés de ces récits, les Sarrasins prêtent aux discours de Mahomet une oreille d’autant plus crédule qu’il leur fait des descriptions plus voluptueuses du séjour céleste destiné aux hommes vaillants. Intéressés par les plaisirs des sens à l’existence de ces beaux lieux, je les vois, échauffés de la plus vive croyance, et soupirant sans cesse après les houris, fondre avec fureur sur leurs ennemis. « Guerriers, s’écrie dans le combat un de leurs généraux nommé Ikrimach, je les vois ces belles filles aux yeux noirs ; elles sont quatre-vingt. Si l’une d’elles apparoissoit sur la terre, tous les rois descendroient de leur trône pour la suivre. Mais que vois-je ? C’en est une qui s’avance ; elle a un cothurne d’or pour chaussure ; d’une main elle tient un mouchoir de soie verte, et de l’autre une coupe de topaze ; elle me fait signe de la tête, en me disant, Venez ici, mon bien-aimé… Attendez-moi, divine houri ; je me précipite dans les bataillons infideles, je donne, je reçois la mort, et vous rejoins. »

Tant que les yeux crédules des Sarrasins virent aussi distinctement les houris, la passion des conquêtes, proportionnée en eux à la grandeur des récompenses qu’ils attendoient, les anima d’un courage supérieur à celui qu’inspire l’amour de la patrie : aussi produisit-il de plus grands effets, et les vit-on en moins d’un siecle soumettre plus de nations que les Romains n’en avoient subjugué en six cents ans.

Aussi les Grecs, supérieurs aux Arabes en nombre, en discipline, en armures, et en machines de guerre, fuyoient-ils devant eux comme des colombes à la vue de l’épervier[2].

Toutes les nations liguées ne leur auroient alors opposé que d’impuissantes barrieres.

Pour leur résister il eût fallu armer les chrétiens du même esprit dont la loi de Mahomet animoit les musulmans, promettre le ciel et la palme du martyre, comme S. Bernard la promit, du temps des croisades, à tout guerrier qui mourroit en combattant les infideles : proposition que l’empereur Nicéphore fit aux évêques assemblés, qui, moins habiles que S. Bernard, la rejeterent d’une commune voix[3]. Ils ne s’apperçurent point que ce refus décourageoit les Grecs, favorisoit l’extinction du christianisme et les progrès des Sarrasins, auxquels on ne pouvoit opposer que la digue d’un zele égal à leur fanatisme. Ces évêques continuerent donc d’attribuer aux crimes de la nation les calamités qui désoloient l’empire, et dont un œil éclairé eût cherché et découvert la cause dans l’aveuglement de ces mêmes prélats, qui, dans de pareilles conjonctures, pouvoient être regardés comme les verges dont le ciel se servoit pour frapper l’empire, et comme la plaie dont il l’affligeoit.

Les succès étonnants des Sarrasins dépendoient tellement de la force de leurs passions, et la force de leurs passions des moyens dont on se servoit pour les allumer en eux, que ces mêmes Arabes, ces guerriers si redoutables, devant lesquels la terre trembloit et les armées grecques fuyoient dispersées comme la poussiere devant les aquilons, frémissoient eux-mêmes à l’aspect d’une secte de musulmans nommés les Safriens[4]. Échauffés, comme tous réformateurs, d’un orgueil plus féroce et d’une croyance plus ferme, ces sectaires voyoient d’une vue plus distincte les plaisirs célestes que l’espérance ne présentoit aux autres musulmans que dans un lointain plus confus. Aussi ces furieux Safriens vouloient-ils purger la terre de ses erreurs, éclairer ou exterminer les nations, qui, disoient-ils, à leur aspect devoient, frappées de terreur ou de lumiere, se détacher de leurs préjugés ou de leurs opinions aussi promptement que la fleche se détache de l’arc dont elle est décochée.

Ce que je dis des Arabes et des Safriens peut s’appliquer à toutes les nations mues par le ressort des religions ; c’est en ce genre l’égal degré de crédulité qui chez tous les peuples produit l’équilibre de leur passion et de leur courage.

À l’égard des passions d’une autre espece, c’est encore le degré inégal de leur force, toujours occasionné par la diversité des gouvernements et des positions des peuples, qui, dans la même extrémité, les détermine à des partis très différents.

Lorsque Thémistocle vint, à main armée, lever des subsides considérables sur les riches alliés de sa république, ces alliés, dit Plutarque, s’empresserent de les lui fournir, parce qu’une crainte proportionnée aux richesses qu’il pouvoit leur enlever les rendoit souples aux volontés d’Athenes. Mais, lorsque ce même Thémistocle s’adressa à des peuples indigents ; que, débarqué à Andros, il fit les mêmes demandes à ces insulaires, leur déclarant qu’il venoit, accompagné de deux puissantes divinités, le Besoin et la Force, qui, disoit-il, entraînent toujours la persuasion de leur suite : « Thémistocle, lui répondirent les habitants d’Andros, nous nous soumettrions, comme les autres alliés, à tes ordres, si nous n’étions aussi protégés par deux divinités aussi puissantes que les tiennes, l’Indigence, et le Désespoir qui méconnoît la Force. »

La vivacité des passions dépend donc, ou des moyens que le législateur emploie pour les allumer en nous[5], ou des positions où la fortune nous place. Plus nos passions sont vives, plus les effets qu’elles produisent sont grands. Aussi les succès, comme le prouve toute l’histoire, accompagnent toujours les peuples animés de passions fortes : vérité trop peu connue, et dont l’ignorance s’est opposée aux progrès qu’on eût fait dans l’art d’inspirer des passions ; art jusqu’à présent inconnu, même à ces politiques de réputation qui calculent assez bien les intérêts et les forces d’un état, mais qui n’ont jamais senti les ressources singulieres qu’en des instants critiques on peut tirer des passions lorsqu’on sait l’art de les allumer.

Les principes de cet art, aussi certains que ceux de la géométrie, ne paroissent en effet avoir été jusqu’ici apperçus que par de grands hommes dans la guerre ou dans la politique. Sur quoi j’observerai que, si la vertu, le courage, et par conséquent les passions dont les soldats sont animés, ne contribuent pas moins au gain des batailles que l’ordre dans lequel ils sont rangés, un traité sur l’art de les inspirer ne seroit pas moins utile à l’instruction des généraux que l’excellent traité de l’illustre chevalier Folard sur la tactique[6].

Ce furent les passions réunies de l’amour de la liberté et de la haine de l’esclavage qui, plus que l’habileté des ingénieurs, firent les célébres et opiniâtres défenses d’Abydos, de Sagunte, de Carthage, de Numance et de Rhodes.

Ce fut dans l’art d’exciter des passions qu’Alexandre surpassa presque tous les autres grands capitaines ; c’est à ce même art qu’il dut ces succès attribués tant de fois, par ceux auxquels on donne le nom de gens sensés, au hasard, ou à une folle témérité, parce qu’ils n’apperçoivent point les ressorts presque invisibles dont ce héros se servoit pour opérer tant de prodiges.

La conclusion de ce chapitre, c’est que la force des passions est toujours proportionnée à la force des moyens employés pour les allumer. Maintenant je dois examiner si ces mêmes passions peuvent dans tous les hommes communément bien organisés s’exalter au point de les douer de cette continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité d’esprit.


  1. On rapporte beaucoup d’autres miracles de Mahomet. Un chameau rétif, l’ayant apperçu de loin, vint, dit-on, se jeter aux genoux de ce prophete, qui le flatta, et lui ordonna de se corriger. On raconte qu’une autre fois ce même prophete rassasia trente mille hommes avec le foie d’une brebis. Le P. Maracio convient du fait, et prétend que ce fut l’œuvre du démon. À l’égard de prodiges encore plus étonnants, tels que de fendre la lune, de faire danser les montagnes, parler les épaules de moutons rôtis, les musulmans assurent que, s’il les opéra, c’est que des prodiges aussi frappants, et qui surpassent autant toute la force et la supercherie humaine, sont absolument nécessaires pour convertir les esprits forts, gens toujours très difficiles en fait de miracles.

    Les Persans, au rapport de Chardin, croient que Fatime, femme de Mahomet, fut de son vivant enlevée au ciel. Ils célebrent son assomption.

  2. L’empereur Héraclius, étonné des défaites multipliées de ses armées, assemble à ce sujet un conseil moins composé d’hommes d’état que de théologiens : on y expose les maux actuels de l’empire ; on en cherche les causes ; et l’on conclut, selon l’usage de ces temps, que les crimes de la nation avoient irrité le Très-Haut, et qu’on ne pourroit mettre fin à tant de malheurs que par le jeûne, les larmes, et la priere.

    Cette résolution prise, l’empereur ne considere aucune des ressources qui lui restoient encore après tant de désastres ; ressources qui se fussent d’abord présentées à son esprit, s’il avoit su que le courage n’étoit jamais que l’effet des passions ; que, depuis la destruction de la république, les Romains n’étant plus animés de l’amour de la patrie, c’étoit opposer de timides agneaux à des loups furieux, que de mettre des hommes sans passions aux mains avec des fanatiques.

  3. Ils alléguoient en faveur de leur sentiment l’ancienne discipline de l’église d’Orient, et le treizieme canon de la lettre de S. Basile le grand à Amphiloque. Cette lettre portoit que tout soldat qui tuoit un ennemi dans le combat ne pouvait de trois ans s’approcher de la communion. D’où l’on pourroit conclure que, s’il est avantageux d’être gouverné par un homme éclairé et vertueux, rien ne seroit quelquefois plus dangereux que de l’être par un saint.
  4. Ces Safriens étoient si redoutés, qu’Adi, capitaine d’une grande réputation, ayant reçu ordre d’attaquer avec six cents hommes cent vingt de ces fanatiques qui s’étoient rassemblés dans le gouvernement d’un nommé Ben-Mervan, ce capitaine représenta qu’avide de la mort, chacun de ces sectaires pouvoit combattre avec avantage contre vingt Arabes ; et qu’ainsi l’inégalité du courage n’étant point dans cette occasion compensée par l’inégalité du nombre, il ne hasarderoit point un combat que la valeur déterminée de ces fanatiques rendoit si inégal.
  5. De petits moyens produisent toujours de petites passions et de petits effets : il faut de grands motifs pour nous exciter aux entreprises hardies. C’est la foiblesse, encore plus que la sottise, qui dans la plupart des gouvernements éternise les abus. Nous ne sommes pas aussi imbéciles que nous le paroîtrons à la postérité. Est-il, par exemple, un homme qui ne sente l’absurdité de la loi qui défend aux citoyens de disposer de leurs biens avant vingt-cinq ans, et qui leur permet à seize ans d’engager leur liberté chez des moines ? Chacun sait le remède à ce mal, et sent en même temps combien il seroit difficile de l’appliquer. Que d’obstacles en effet l’intérêt de quelques sociétés ne mettroit-il pas à cet égard au bien public ! Que de longs et pénibles efforts de courage et d’esprit, que de constance enfin, ne supposeroit pas l’exécution d’un pareil projet ! Pour le tenter, peut-être faudroit-il que l’homme en place y fût excité par l’espoir de la plus grande gloire, et qu’il pût se flatter de voir la reconnoissance publique lui dresser par-tout des statues. On doit toujours se rappeler qu’en morale, ainsi qu’en physique et en méchanique, les effets sont toujours proportionnés aux causes.
  6. La discipline n’est, pour ainsi dire, que l’art d’inspirer aux soldats plus de peur de leurs officiers que des ennemis. Cette peur a souvent l’effet du courage ; mais elle ne tient pas devant la féroce et opiniâtre valeur d’un peuple animé par le fanatisme ou l’amour vif de la patrie.