De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 24

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 246-254).


CHAPITRE XXIV

Preuve de cette vérité.


Pour ôter à cette proposition tout air de paradoxe, il suffit d’observer que les deux objets les plus généraux du desir des hommes sont les richesses et les honneurs. Entre ces deux objets, c’est des honneurs dont ils sont le plus avides, lorsque ces honneurs sont dispensés d’une maniere flatteuse pour l’amour-propre.

Le desir de les obtenir rend alors les hommes capables des plus grands efforts, et c’est alors qu’ils operent des prodiges. Or ces honneurs ne sont nulle part répartis avec plus de justice que chez les peuples qui, n’ayant que cette monnoie pour payer les services rendus à la patrie, ont par conséquent le plus grand intérêt à la tenir en valeur. Aussi les républiques pauvres de Rome et de la Grece ont-elles produit plus de grands hommes que tous les vastes et riches empires de l’Orient.

Chez les peuples opulents et soumis au despotisme, on fait et l’on doit faire peu de cas de la monnoie des honneurs. En effet, si les honneurs empruntent leur prix de la maniere dont ils sont administrés, et si dans l’Orient les sultans en sont les dispensateurs, on sent qu’ils doivent souvent les décréditer par le mauvais choix de ceux qu’ils en décorent. Aussi, dans ces pays, les honneurs ne sont proprement que des titres ; ils ne peuvent vivement flatter l’orgueil, parce qu’ils sont rarement unis à la gloire, qui n’est point en la disposition des princes, mais du peuple, puisque la gloire n’est autre chose que l’acclamation de la reconnoissance publique. Or, lorsque les honneurs sont avilis, le desir de les obtenir s’attiédit ; ce desir ne porte plus les hommes aux grandes choses ; et les honneurs deviennent dans l’état un ressort sans force, dont les gens en place négligent avec raison de se servir.

Il est un canton dans l’Amérique où, lorsqu’un sauvage a remporté une victoire ou manié adroitement une négociation, on lui dit dans une assemblée de la nation, Tu es un homme. Cet éloge l’excite plus aux grandes actions que toutes les dignités proposées dans les états despotiques à ceux qui s’illustrent par leurs talents.

Pour sentir tout le mépris que doit quelquefois jeter sur les honneurs la maniere ridicule dont on les administre, qu’on se rappelle l’abus qu’on en faisoit sous le regne de Claude. Sous cet empereur, dit Pline, un citoyen tua un corbeau célebre par son adresse ; ce citoyen fut mis à mort ; on fit à cet oiseau des funérailles magnifiques : un joueur de flûte précédoit le lit de parade sur lequel deux esclaves portoient le corbeau, et le convoi étoit fermé par une infinité de gens de tout sexe et de tout âge. C’est à ce sujet que Pline s’écrie : « Que diroient nos ancêtres, si, dans cette même Rome où l’on enterroit nos premiers rois sans pompe, où l’on n’a point vengé la mort du destructeur de Carthage et de Numance, ils assistoient aux obseques d’un corbeau ? »

Mais, dira-t-on, dans les pays soumis au pouvoir arbitraire les honneurs cependant sont quelquefois le prix du mérite. Oui, sans doute : mais ils le sont plus souvent du vice et de la bassesse. Les honneurs sont, dans ces gouvernements, comparables à ces arbres épars dans les déserts, dont les fruits, quelquefois enlevés par les oiseaux du ciel, deviennent trop souvent la proie du serpent qui, du pied de l’arbre, s’est, en rampant, élevé jusqu’à sa cime.

Les honneurs une fois avilis, ce n’est plus qu’avec de l’argent qu’on paie les services rendus à l’état. Or toute nation qui ne s’acquitte qu’avec de l’argent est bientôt surchargée de dépenses ; l’état épuisé devient bientôt insolvable : alors il n’est plus de récompense pour les vertus et les talents.

En vain dira-t-on qu’éclairés par le besoin les princes, en cette extrémité, devroient avoir recours à la monnoie des honneurs : si, dans les républiques pauvres, où la nation en corps est la distributrice des graces, il est facile de rehausser le prix de ces honneurs, rien de plus difficile que de les mettre en valeur dans un pays despotique.

Quelle probité cette administration de la monnoie des honneurs ne supposeroit-elle pas dans celui qui voudroit y donner du cours ! Quelle force de caractere pour résister aux intrigues des courtisans ! Quel discernement pour n’accorder ces honneurs qu’à de grands talents et de grandes vertus, et les refuser constamment à tous ces hommes médiocres qui les décréditeroient ! Quelle justesse d’esprit pour saisir le moment précis où ces honneurs, devenus trop communs, n’excitent plus les citoyens aux mêmes efforts, où l’on doit par conséquent en créer de nouveaux !

Il n’en est pas des honneurs comme des richesses. Si l’intérêt public défend les refontes dans les monnoies d’or et d’argent, il exige au contraire qu’on en fasse dans la monnoie des honneurs, lorsqu’ils ont perdu du prix qu’ils ne doivent qu’à l’opinion des hommes.

Je remarquerai à ce sujet qu’on ne peut sans étonnement considérer la conduite de la plupart des nations, qui chargent tant de gens de la régie de leurs finances, et n’en nomment aucun pour veiller à l’administration des honneurs. Quoi de plus utile cependant que la discussion sévere du mérite de ceux qu’on éleve aux dignités ? Pourquoi chaque nation n’auroit-elle pas un tribunal qui, par un examen profond et public, l’assurât de la réalité des talents qu’elle récompense ? Quel prix un pareil examen ne mettroit-il pas aux honneurs ! Quel desir de les mériter ! Quel changement heureux ce desir n’occasionneroit-il pas, et dans l’éducation particuliere, et peu-à-peu dans l’éducation publique ! changement duquel dépend peut-être toute la différence qu’on remarque entre les peuples.

Parmi les vils et lâches courtisans d’Antiochus, que d’hommes, s’ils eussent été dès l’enfance élevés à Rome, auroient, comme Popilius, tracé autour de ce roi le cercle dont il ne pouvoit sortir sans se rendre l’esclave ou l’ennemi des Romains !

Après avoir prouvé que les grandes récompenses font les grandes vertus, et que la sage administration des honneurs est le lien le plus fort que les législateurs puissent employer pour unir l’intérêt particulier à l’intérêt général, et former des citoyens vertueux, je suis, je pense, en droit d’en conclure que l’amour ou l’indifférence de certains peuples pour la vertu est un effet de la forme différente de leurs gouvernements. Or ce que je dis de la passion de la vertu, que j’ai prise pour exemple, peut s’appliquer à toute autre espece de passions. Ce n’est donc point à la nature qu’on doit attribuer ce degré inégal de passions dont les divers peuples paroissent susceptibles.

Pour derniere preuve de cette vérité je vais montrer que la force de nos passions est toujours proportionnée à la force des moyens employés pour les exciter.