De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 3

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 3 (p. 183-205).
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CHAPITRE III

De l’étendue de la mémoire


La conclusion du chapitre précédent fera sans doute chercher dans l’inégale étendue de la mémoire des hommes la cause de l’inégalité de leur esprit. La mémoire est le magasin où se déposent les sensations, les faits et les idées, dont les diverses combinaisons forment ce qu’on appelle esprit.

Les sensations, les faits et les idées doivent donc être regardés comme la matiere premiere de l’esprit. Or, plus le magasin de la mémoire est spacieux, plus il contient de cette matiere premiere, et plus, dira-t-on, l’on a d’aptitude à l’esprit.

Quelque fondé que paroisse ce raisonnement, peut-être, en l’approfondissant, ne le trouvera-t-on que spécieux. Pour y répondre pleinement, il faut premièrement examiner si la différence d’étendue dans la mémoire des hommes bien organisés est aussi considérable en effet qu’elle l’est en apparence ; et, supposant cette différence effective, il faut secondement savoir si l’on doit la considérer comme la cause de l’inégalité des esprits.

Quant au premier objet de mon examen, je dis que l’attention seule peut graver dans la mémoire les objets qui, vus sans attention, ne feroient sur nous que des impressions insensibles, et pareilles à-peu-près à celles qu’un lecteur reçoit successivement de chacune des lettres qui composent la feuille d’un ouvrage. Il est donc certain que, pour juger si le défaut de mémoire est dans les hommes l’effet de leur inattention, ou d’une imperfection dans l’organe qui la produit, il faut avoir recours à l’expérience. Elle nous apprend que parmi les hommes il en est beaucoup, comme saint Augustin et Montaigne le disent d’eux-mêmes, qui, ne paroissant doués que d’une mémoire très foible, sont, par le desir de savoir, parvenus cependant à mettre un assez grand nombre de faits et d’idées dans leur souvenir pour être mis au rang des mémoires extraordinaires. Or, si le desir de s’instruire suffit du moins pour savoir beaucoup, j’en conclus que la mémoire est presque entièrement factice. Aussi l’étendue de la mémoire dépend 1°. de l’usage journalier qu’on en fait ; 2°. de l’attention avec laquelle on considere les objets que l’on y veut imprimer, et qui, vus sans attention, comme je viens de le dire, n’y laisseroient qu’une trace légere, et prompte à s’effacer ; et 3o. de l’ordre dans lequel on range ses idées. C’est à cet ordre qu’on doit tous les prodiges de mémoire ; et cet ordre consiste à lier ensemble toutes ses idées, à ne charger par conséquent sa mémoire que d’objets qui, par leur nature ou la maniere dont on les considere, conservent entre eux assez de rapport pour se rappeler l’un l’autre.

Les fréquentes représentations des mêmes objets à la mémoire sont, pour ainsi dire, autant de coups de burin qui les y gravent d’autant plus profondément qu’ils s’y représentent plus souvent[1]. D’ailleurs cet ordre si propre à rappeler les mêmes objets à notre souvenir nous donne l’explication de tous les phénomenes de la mémoire ; nous apprend que la sagacité d’esprit de l’un, c’est-à-dire la promptitude avec laquelle un homme est frappé d’une vérité, dépend souvent de l’analogie de cette vérité avec les objets qu’il a habituellement présents à la mémoire ; que la lenteur d’esprit d’un autre à cet égard est au contraire l’effet du peu d’analogie de cette même vérité avec les objets dont il s’occupe. Il ne pourroit la saisir, en appercevoir tous les rapports, sans rejeter toutes les premieres idées qui se présentent à son souvenir, sans bouleverser tout le magasin de sa mémoire pour y chercher les idées qui se lient à cette vérité. Voilà pourquoi tant de gens sont insensibles à l’exposition de certains faits ou de certaines vérités qui n’en affectent vivement d’autres que parceque ces faits ou ces vérités ébranlent toute la chaîne de leurs pensées, en réveillent un grand nombre dans leur esprit : c’est un éclair qui jette un jour rapide sur tout l’horizon de leurs idées. C’est donc à l’ordre qu’on doit souvent la sagacité de son esprit, et toujours l’étendue de sa mémoire : c’est aussi le défaut d’ordre, effet de l’indifférence qu’on a pour certains genres d’étude, qui, à certains égards, prive absolument de mémoire ceux qui, à d’autres égards, paroissent être doués de la mémoire la plus étendue. Voilà pourquoi le savant dans les langues et l’histoire, qui, par le secours de l’ordre chronologique, imprime et conserve facilement dans sa mémoire des mots, des dates et des faits historiques, ne peut souvent y retenir la preuve d’une vérité morale, la démonstration d’une vérité géométrique, ou le tableau d’un paysage qu’il aura long-temps considéré. En effet, ces sortes d’objets n’ayant aucune analogie avec le reste des faits ou des idées dont il a rempli sa mémoire, ils ne peuvent s’y représenter fréquemment, s’y imprimer profondément, ni par conséquent s’y conserver long-temps.

Telle est la cause productrice de toutes les différentes especes de mémoire, et la raison pour laquelle ceux qui savent le moins dans un genre sont ceux qui dans ce même genre communément oublient le plus.

Il paroît donc que la grande mémoire est, pour ainsi dire, un phénomene de l’ordre ; qu’elle est presque entièrement factice ; et qu’entre les hommes que j’appelle bien organisés cette grande inégalité de mémoire est moins l’effet d’une inégale perfection dans l’organe qui la produit que d’une inégale attention à la cultiver.

Mais, en supposant même que l’inégale étendue de mémoire qu’on remarque dans les hommes fût entièrement l’ouvrage de la nature, et fût aussi considérable en effet qu’elle l’est en apparence, je dis qu’elle ne pourroit influer en rien sur l’étendue de leur esprit, 1o. parceque le grand esprit, comme je vais le démontrer, ne suppose pas la très grande mémoire, et 2o. parceque tout homme est doué d’une mémoire suffisante pour s’élever au plus haut degré d’esprit.

Avant de prouver la premiere de ces propositions, il faut observer que, si la parfaite ignorance fait la parfaite imbécillité, l’homme d’esprit ne paroît quelquefois manquer de mémoire que parcequ’on donne trop peu d’étendue à ce mot de mémoire, qu’on en restreint la signification au seul souvenir des noms, des dates, des lieux et des personnes, pour lesquels les gens d’esprit sont sans curiosité, et se trouvent souvent sans mémoire. Mais, en comprenant dans la signification de ce mot le souvenir ou des idées, ou des images, ou des raisonnements, aucun d’eux n’en est privé : d’où il résulte qu’il n’est point d’esprit sans mémoire.

Cette observation faite, il faut savoir quelle étendue de mémoire suppose le grand esprit. Choisissons pour exemple deux hommes illustres dans des genres différents, tels que Locke et Milton ; examinons si la grandeur de leur esprit doit être regardée comme l’effet de l’extrême étendue de leur mémoire.

Si l’on jette d’abord les yeux sur Locke, et si l’on suppose qu’éclairé par une idée heureuse, ou par la lecture d’Aristote, de Gassendi, ou de Montaigne, ce philosophe ait apperçu dans les sens l’origine commune de toutes nos idées, on sentira que, pour déduire tout son systême de cette premiere idée, il lui falloit moins d’étendue dans la mémoire que d’opiniâtreté dans la méditation ; que la mémoire la moins étendue suffisoit pour contenir tous les objets de la comparaison desquels devoit résulter la certitude de ses principes, pour lui en développer l’enchaînement, et lui faire par conséquent mériter et obtenir le titre de grand esprit.

À l’égard de Milton, si je le regarde sous le point de vue où, de l’aveu général, il est infiniment supérieur aux autres poëtes ; si je considere uniquement la force, la grandeur, la vérité, et enfin la nouveauté de ses images poétiques ; je suis obligé d’avouer que la supériorité de son esprit en ce genre ne suppose point non plus une grande étendue de mémoire. Quelque grandes en effet que soient les compositions de ses tableaux (telle est celle où, réunissant l’éclat du feu à la solidité de la matiere terrestre, il peint le terrain de l’enfer brûlant d’un feu solide, comme le lac brûloit d’un feu liquide) ; quelque grandes, dis-je, que soient ses compositions, il est évident que le nombre des images hardies propres à former de pareils tableaux doit être extrêmement borné ; que par conséquent la grandeur de l’imagination de ce poëte est moins l’effet d’une grande étendue de mémoire que d’une méditation profonde sur son art. C’est cette méditation qui, lui faisant chercher la source des plaisirs de l’imagination, la lui a fait appercevoir, et dans l’assemblage nouveau des images propres à former des tableaux grands, vrais et bien proportionnés, et dans le choix constant de ces expressions fortes qui sont, pour ainsi dire, les couleurs de la poésie, et par lesquelles il a rendu ses descriptions visibles aux yeux de l’imagination.

Pour dernier exemple du peu d’étendue de mémoire qu’exige la belle imagination je donne en note la traduction d’un morceau de poésie anglaise[2]. Cette traduction et les exemples précédents prouveront, je crois, à ceux qui décomposeront les ouvrages des hommes illustres que le grand esprit ne suppose point la grande mémoire. J’ajouterai même que l’extrême étendue de l’un est absolument exclusive de l’extrême étendue de l’autre. Si l’ignorance fait languir l’esprit faute de nourriture, la vaste érudition, par une surabondance d’aliment, l’a souvent étouffé. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner l’usage différent que doivent faire de leur temps deux hommes qui veulent se rendre supérieurs aux autres, l’un en esprit, et l’autre en mémoire.

Si l’esprit n’est qu’un assemblage d’idées neuves, et si toute idée neuve n’est qu’un rapport nouvellement apperçu entre certains objets, celui qui veut se distinguer par son esprit doit nécessairement employer la plus grande partie de son temps à l’observation des rapports divers que les objets ont entre eux, et n’en consommer que la moindre partie à placer des faits ou des idées dans sa mémoire. Au contraire, celui qui veut surpasser les autres en étendue de mémoire doit, sans perdre son temps à méditer et à comparer les objets entre eux, employer les journées entieres à emmagasiner sans cesse de nouveaux objets dans sa mémoire. Or, par un usage si différent de leur temps, il est évident que le premier de ces deux hommes doit être aussi inférieur en mémoire au second qu’il lui sera supérieur en esprit : vérité qu’avoit vraisemblablement apperçue Descartes, lorsqu’il dit que, pour perfectionner son esprit, il falloit moins apprendre que méditer. D’où je conclus que non seulement le très grand esprit ne suppose pas la très grande mémoire, mais que l’extrême étendue de l’un est toujours exclusive de l’extrême étendue de l’autre.

Pour terminer ce chapitre, et prouver que ce n’est point à l’inégale étendue de la mémoire qu’on doit attribuer la force inégale des esprits, il ne me reste plus qu’à montrer que les hommes communément bien organisés sont tous doués d’une étendue de mémoire suffisante pour s’élever aux plus hautes idées. Tout homme en effet est à cet égard assez favorisé de la nature, si le magasin de sa mémoire est capable de contenir un nombre d’idées ou de faits tel qu’en les comparant sans cesse entre eux il puisse toujours y appercevoir quelque rapport nouveau, toujours accroître le nombre de ses idées, et par conséquent donner toujours plus d’étendue à son esprit. Or, si trente ou quarante objets, comme le démontre la géométrie, peuvent se comparer entre eux de tant de manieres que, dans le cours d’une longue vie, personne ne puisse en observer tous les rapports ni en déduire toutes les idées possibles ; et si, parmi les hommes que j’appelle bien organisés, il n’en est aucun dont la mémoire ne puisse contenir non seulement tous les mots d’une langue, mais encore une infinité de dates, de faits, de noms, de lieux et de personnes, et enfin un nombre d’objets beaucoup plus considérable que celui de six ou sept mille ; j’en conclurai hardiment que tout homme bien organisé est doué d’une capacité de mémoire bien supérieure à celle dont il peut faire usage pour l’accroissement de ses idées ; que plus d’étendue de mémoire ne donneroit pas plus d’étendue à son esprit ; et qu’ainsi, loin de regarder l’inégalité de mémoire des hommes comme la cause de l’inégalité de leur esprit, cette derniere inégalité est uniquement l’effet, ou de l’attention plus ou moins grande avec laquelle ils observent les rapports des objets entre eux, ou du mauvais choix des objets dont ils chargent leur souvenir. Il est en effet des objets stériles, et qui, tels que les dates, les noms des lieux, des personnes, ou autres pareils, tiennent une grande place dans la mémoire, sans pouvoir produire ni idée neuve, ni idée intéressante pour le public. L’inégalité des esprits dépend donc en partie du choix des objets qu’on place dans la mémoire. Si les jeunes gens dont les succès ont été les plus brillants dans les colleges n’en ont pas toujours de pareils dans un age plus avancé, c’est que la comparaison et l’application heureuse des regles du Despautere, qui font les bons écoliers, ne prouvent nullement que dans la suite ces mêmes jeunes gens portent leur vue sur des objets de la comparaison desquels résultent des idées intéressantes pour le public : et c’est pourquoi l’on est rarement grand homme si l’on n’a le courage d’ignorer une infinité de choses inutiles.


  1. La mémoire, dit M. Locke, est une table d’airain remplie de caracteres que le temps efface insensiblement, si l’on n’y repasse quelquefois le burin.
  2. C’est une jeune fille que l’amour éveille et conduit avant l’aurore dans un vallon : elle y attend son amant, chargé, au lever du soleil, d’offrir un sacrifice aux dieux. Son ame, dans la situation où la met l’espoir d’un bonheur prochain, se prête, en l’attendant, au plaisir de contempler les beautés de la nature et du lever de l’astre qui doit ramener près d’elle l’objet de sa tendresse. Elle s’exprime ainsi :

    « Déja le soleil dore la cime de ces chênes antiques, et les flots de ces torrents précipités qui mugissent entre les rochers sont brillantés par sa lumiere. J’apperçois déja le sommet de ces montagnes velues d’où s’élancent ces voûtes qui, à demi jetées dans les airs, offrent un abri formidable au solitaire qui s’y retire. Nuit, acheve de replier tes voiles. Feux folets, qui égarez le voyageur incertain, retirez-vous dans les fondrieres et les fanges marécageuses. Et toi, soleil, dieu des cieux, qui remplis l’air d’une chaleur vivifiante, qui semes les perles de la rosée sur les fleurs de ces prairies, et qui rends la couleur aux beautés variées de la nature, reçois mon premier hommage ; hâte ta course : ton retour m’annonce celui de mon amant. Libre des soins pieux qui le retiennent encore aux pieds des autels, l’amour va bientôt le ramener aux miens. Que tout se ressente de ma joie ! que tout bénisse le lever de l’astre qui nous éclaire ! Fleurs, qui renfermez dans votre sein les odeurs que la froide nuit y condense, ouvrez vos calices, exhalez dans les airs vos vapeurs embaumées. Je ne sais si la voluptueuse ivresse qui remplit mon ame embellit tout ce que mes yeux apperçoivent ; mais le ruisseau qui serpente dans les contours de ces vallées m’enchante par son murmure. Le zéphyr me caresse de son souffle. Les plantes ambrées, pressées sous mes pas, portent à mon odorat des bouffées de parfums. Ah ! si le bonheur daigne quelquefois visiter le séjour des mortels, c’est sans doute en ces lieux qu’il se retire…… Mais quel trouble secret m’agite ? Déja l’impatience mêle son poison aux douceurs de mon attente ; déja ce vallon a perdu de ses beautés. La joie est-elle donc si passagere ? Nous est-elle aussi facilement enlevée que le duvet léger de ces plantes l’est par le souffle du zéphyr ? C’est en vain que j’ai recours à l’espérance flatteuse : chaque instant accroît mon trouble… Il ne vient point… Qui le retient loin de moi ? Quel devoir plus sacré que celui de calmer les inquiétudes d’une amante ?… Mais, que dis-je ? Fuyez, soupçons jaloux, injurieux à sa fidélité, et faits pour éteindre sa tendresse. Si la jalousie croît près de l’amour, elle l’étouffe si on ne l’en détache : c’est le lierre qui, d’une chaîne verte, embrasse mais desseche le tronc qui lui sert d’appui. Je connois trop mon amant pour douter de sa tendresse. Il a, comme moi, loin de la pompe des cours, cherché l’asyle tranquille des campagnes : la simplicité de mon cœur et de ma beauté l’a touché ; mes voluptueuses rivales le rappelleroient vainement dans leurs bras. Seroit-il séduit par les avances d’une coquetterie qui ternit sur les joues d’une jeune fille la neige de l’innocence et l’incarnat de la pudeur, et qui les peint du blanc de l’art et du fard de l’effronterie ? Que sais-je ? Son mépris pour elles n’est peut-être qu’un piege pour moi. Puis-je ignorer les préjugés des hommes, et l’art qu’ils emploient pour nous séduire ? Nourris dans le mépris de notre sexe, ce n’est point nous, c’est leurs plaisirs qu’ils aiment. Les cruels qu’ils sont ! ils ont mis au rang des vertus et les fureurs barbares de la vengeance, et l’amour forcené de la patrie ; et jamais parmi les vertus ils n’ont compté la fidélité ! C’est sans remords qu’ils abusent l’innocence. Souvent leur vanité contemple avec délices le spectacle de nos douleurs. Mais non ; éloignez-vous de moi, odieuses pensées ; mon amant va se rendre en ces lieux. Je l’ai mille fois éprouvé : dès que je l’apperçois, mon ame agitée se calme ; j’oublie souvent de trop justes sujets de plainte ; près de lui je ne sais qu’être heureuse….. Cependant, s’il me trahissoit ! si, dans le moment que mon amour l’excuse, il consommoit entre les bras d’une autre le crime de l’infidélité… Que toute la nature s’arme pour ma vengeance ! qu’il périsse !…… Que dis-je ? Éléments, soyez sourds à mes cris ; terre, n’ouvre point tes gouffres profonds ; laisse ce monstre marcher le temps prescrit sur ta brillante surface. Qu’il commette encore de nouveaux crimes ; qu’il fasse couler encore les larmes des amantes trop crédules ; et, si le ciel les venge et le punit, que ce soit du moins à la priere d’une autre infortunée ! etc. »