De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 4

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 3 (p. 206-247).
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CHAPITRE IV

De l’inégale capacité d’attention.


J’ai fait voir que ce n’est point de la perfection plus ou moins grande et des organes des sens et de l’organe de la mémoire que dépend la grande inégalité des esprits. On n’en peut donc chercher la cause que dans l’inégale capacité d’attention des hommes.

Comme c’est l’attention plus ou moins grande qui grave plus ou moins profondément les objets dans la mémoire, qui en fait appercevoir mieux ou moins bien les rapports, qui forme la plupart de nos jugements vrais ou faux, et que c’est enfin à cette attention que nous devons presque toutes nos idées ; il est, dira-t-on, évident que c’est de l’inégale capacité d’attention des hommes que dépend la force inégale de leur esprit.

En effet, si le plus foible degré de maladie, auquel on ne donneroit que le nom d’indisposition, suffit pour rendre la plupart des hommes incapables d’une attention suivie, c’est sans doute, ajoutera-t-on, à des maladies pour ainsi dire insensibles, et par conséquent à l’inégalité de force que la nature donne aux divers hommes, qu’on doit principalement attribuer l’incapacité totale d’attention qu’on remarque dans la plupart d’entre eux, et leur inégale disposition à l’esprit ; d’où l’on conclura que l’esprit est purement un don de la nature.

Quelque vraisemblable que soit ce raisonnement, il n’est cependant point confirmé par l’expérience.

Si on en excepte les gens affligés de maladies habituelles, et qui, contraints par la douleur de fixer toute leur attention sur leur état, ne peuvent la porter sur des objets propres à perfectionner leur esprit, ni par conséquent être compris dans le nombre des hommes que j’appelle bien organisés, on verra que tous les autres hommes, même ceux qui, foibles et délicats, devroient, conséquemment au raisonnement précédent, avoir moins d’esprit que les gens bien constitués, paroissent souvent à cet égard les plus favorisés de la nature.

Dans les gens sains et robustes qui s’appliquent aux arts et aux sciences, il semble que la force du tempérament, en leur donnant un besoin pressant du plaisir, les détourne plus souvent de l’étude et de la méditation, que la foiblesse du tempérament, par de légeres et fréquentes indispositions, ne peut en détourner les gens délicats. Tout ce qu’on peut assurer, c’est qu’entre les hommes à-peu-près animés d’un égal amour pour l’étude le succès sur lequel on mesure la force de l’esprit paroît entièrement dépendre, et des distractions plus ou moins grandes occasionnées par la différence des goûts, des fortunes, des états, et du choix plus ou moins heureux des sujets qu’on traite, de la méthode plus ou moins parfaite dont on se sert pour composer, de l’habitude plus ou moins grande qu’on a de méditer, des livres qu’on lit, des gens de goût qu’on voit, et enfin des objets que le hasard présente journellement sous nos yeux. Il semble que, dans le concours des accidents nécessaires pour former un homme d’esprit, la différente capacité d’attention que pourroit produire la force plus ou moins grande du tempérament ne soit d’aucune considération. Aussi l’inégalité d’esprit occasionnée par la différente constitution des hommes est-elle insensible ; aussi n’a-t-on par aucune observation exacte pu jusqu’à présent déterminer l’espece de tempérament le plus propre à former des gens de génie, et ne peut-on encore savoir lesquels des hommes, grands ou petits, gras ou maigres, bilieux ou sanguins, ont le plus d’aptitude à l’esprit.

Au reste, quoique cette réponse sommaire pût suffire pour réfuter un raisonnement qui n’est fondé que sur des vraisemblances, cependant, comme cette question est fort importante, il faut, pour la résoudre avec précision, examiner si le défaut d’attention est, dans les hommes, ou l’effet d’une impuissance physique de s’appliquer, ou d’un desir trop foible de s’instruire.

Tous les hommes que j’appelle bien organisés sont capables d’attention, puisque tous apprennent à lire, apprennent leur langue, et peuvent concevoir les premieres propositions d’Euclide. Or tout homme capable de concevoir ces propositions a la puissance physique de les entendre toutes. En effet, en géométrie comme en toutes les autres sciences, la facilité plus ou moins grande avec laquelle on saisit une vérité dépend du nombre plus ou moins grand de propositions antécédentes que, pour la concevoir, il faut avoir présentes à la mémoire. Or, si tout homme bien organisé, comme je l’ai prouvé dans le chapitre précédent, peut placer dans sa mémoire un nombre d’idées fort supérieur à celui qu’exige la démonstration de quelque proposition de géométrie que ce soit ; et, si, par le secours de l’ordre et par la représentation fréquente des mêmes idées, on peut, comme l’expérience le prouve, se les rendre assez familieres et assez habituellement présentes pour se les rappeler sans peine ; il s’ensuit que chacun a la puissance physique de suivre la démonstration de toute vérité géométrique, et qu’après s’être élevé, de propositions en propositions et d’idées analogues en idées analogues, jusqu’à la connoissance, par exemple, de quatre-vingt-dix-neuf propositions, tout homme peut concevoir la centieme avec la même facilité que la deuxieme, qui est aussi distante de la premiere que la centieme l’est de la quatre-vingt-dix-neuvieme.

Maintenant il faut examiner si le degré d’attention nécessaire pour concevoir la démonstration d’une vérité géométrique ne suffit pas pour la découverte de ces vérités qui placent un homme au rang des gens illustres. C’est à ce dessein que je prie le lecteur d’observer avec moi la marche que tient l’esprit humain, soit qu’il découvre une vérité, soit qu’il en suive simplement la démonstration. Je ne tire point mon exemple de la géométrie, dont la connoissance est étrangere à la plupart des hommes ; je le prends dans la morale, et je me propose ce problême : Pourquoi les conquêtes injustes ne déshonorent-elles point autant les nations que les vols déshonorent les particuliers ? Pour résoudre ce problême moral, les idées qui se présenteront les premieres à mon esprit sont les idées de justice qui me sont les plus familieres : je la considérerai donc entre particuliers, et je sentirai que des vols qui troublent et renversent l’ordre de la société sont avec justice regardés comme infâmes.

Mais, quelque avantageux qu’il fût d’appliquer aux nations les idées que j’ai de la justice entre citoyens, cependant, à la vue de tant de guerres injustes entreprises de tous les temps par des peuples qui font l’admiration de la terre, je soupçonnerai bientôt que les idées de la justice considérée par rapport à un particulier ne sont point applicables aux nations ; ce soupçon sera le premier pas que fera mon esprit pour parvenir à la découverte qu’il se propose. Pour éclaircir ce soupçon, j’écarterai d’abord les idées de justice qui me sont les plus familieres ; je rappellerai à ma mémoire et j’en rejetterai successivement une infinité d’idées, jusqu’au moment où j’appercevrai que, pour résoudre cette question, il faut d’abord se former des idées nettes et générales de la justice, et pour cet effet remonter jusqu’à l’établissement des sociétés, jusqu’à ces temps reculés où l’on en peut mieux appercevoir l’origine, où d’ailleurs on peut plus facilement découvrir la raison pour laquelle les principes de la justice, considérée par rapport aux citoyens, ne seroient pas applicables aux nations.

Tel sera, si je l’ose dire, le second pas de mon esprit. Je me représenterai en conséquence les hommes absolument privés de la connoissance des lois, des arts, et à-peu-près tels qu’ils devoient être aux premiers jours du monde. Alors je les vois dispersés dans les bois comme les autres animaux voraces ; je vois que, trop foibles avant l’invention des armes pour résister aux bêtes féroces, ces premiers hommes, instruits par le danger, le besoin ou la crainte, ont senti qu’il étoit de l’intérêt de chacun d’eux en particulier de se rassembler en société, et de former une ligue contre les animaux, leurs ennemis communs. J’apperçois ensuite que ces hommes ainsi rassemblés, et devenus bientôt ennemis par le desir qu’ils eurent de posséder les mêmes choses, durent s’armer pour se les ravir mutuellement ; que le plus vigoureux les enleva d’abord au plus spirituel, qui inventa des armes et lui dressa des embûches pour lui reprendre les mêmes biens ; que la force et l’adresse furent par conséquent les premiers titres de propriété ; que la terre appartint premièrement au plus fort, et ensuite au plus fin ; que ce fut d’abord à ces seuls titres qu’on posséda tout : mais qu’enfin, éclairés par leur malheur commun, les hommes sentirent que leur réunion ne leur seroit point avantageuse, et que les sociétés ne pourroient subsister, si à leurs premieres conventions ils n’en ajoutoient de nouvelles par lesquelles chacun en particulier renonçât au droit de la force et de l’adresse, et tous en général se garantissent réciproquement la conservation de leur vie et de leurs biens, et s’engageassent à s’armer contre l’infracteur de ces conventions ; que ce fut ainsi que de tous les intérêts des particuliers se forma un intérêt commun, qui dut donner aux différentes actions les noms de justes, de permises et d’injustes, selon qu’elles étoient utiles, indifférentes, ou nuisibles aux sociétés.

Une fois parvenu à cette vérité, je découvre facilement la source des vertus humaines ; je vois que, sans la sensibilité à la douleur et au plaisir physique, les hommes, sans desirs, sans passions, également indifférents à tout, n’eussent point connu d’intérêt personnel ; que sans intérêt personnel ils ne se fussent point rassemblés en société, n’eussent point fait entre eux de conventions ; qu’il n’y eût point eu d’intérêt général, par conséquent point d’actions justes ou injustes ; et qu’ainsi la sensibilité physique et l’intérêt personnel ont été les auteurs de toute justice[1].

Cette vérité, appuyée sur cet axiome de jurisprudence, L’intérêt est la mesure des actions des hommes, et confirmée d’ailleurs par mille faits, me prouve que, vertueux ou vicieux, selon que nos passions ou nos goûts particuliers sont conformes ou contraires à l’intérêt général, nous tendons si nécessairement à notre bien particulier, que le législateur divin lui-même a cru, pour engager les hommes à la pratique de la vertu, devoir leur promettre un bonheur éternel, en échange des plaisirs temporels qu’ils sont quelquefois obligés d’y sacrifier.

Ce principe établi, mon esprit en tire les conséquences : et j’apperçois que toute convention où l’intérêt particulier se trouve en opposition avec l’intérêt général eût toujours été violée, si les législateurs n’eussent toujours proposé de grandes récompenses à la vertu, et qu’au penchant naturel qui porte tous les hommes à l’usurpation ils n’eussent sans cesse opposé la digue du déshonneur et du supplice. Je vois donc que la peine et la récompense sont les deux seuls liens par lesquels ils ont pu tenir l’intérêt particulier uni à l’intérêt général ; et j’en conclus que les lois, faites pour le bonheur de tous, ne seroient observées par aucun, si les magistrats n’étoient armés de la puissance nécessaire pour en assurer l’exécution. Sans cette puissance, les lois, violées par le plus grand nombre, seroient avec justice enfreintes par chaque particulier ; parceque les lois n’ayant que l’utilité publique pour fondement, sitôt que, par une infraction générale, ces lois deviennent inutiles, dès lors elles sont nulles, et cessent d’être des lois ; chacun rentre en ses premiers droits ; chacun ne prend conseil que de son intérêt particulier, qui lui défend avec raison d’observer des lois qui deviendroient préjudiciables à celui qui en seroit l’observateur unique. Et c’est pourquoi, si, pour la sûreté des grandes routes, on eût défendu d’y marcher avec des armes, et que, faute de maréchaussée, les grands chemins fussent infestés de voleurs ; que cette loi, par conséquent, n’eût point rempli son objet ; je dis qu’un homme pourroit non seulement y voyager avec des armes, et violer cette convention ou cette loi sans injustice, mais qu’il ne pourroit même l’observer sans folie.

Après que mon esprit est ainsi, de degrés en degrés, parvenu à se former des idées nettes et générales de la justice ; après avoir reconnu qu’elle consiste dans l’observation exacte des conventions que l’intérêt commun, c’est-à-dire l’assemblage de tous les intérêts particuliers, leur a fait faire, il ne reste à mon esprit qu’à faire aux nations l’application de ces idées de la justice. Éclairé par les principes ci-dessus établis, j’apperçois d’abord que toutes les nations n’ont point fait entre elles de conventions par lesquelles elles se garantissent réciproquement la possession des pays qu’elles occupent et des biens qu’elles possedent. Si j’en veux découvrir la cause, ma mémoire, en me retraçant la carte générale du monde, m’apprend que les peuples n’ont point fait entre eux de ces sortes de conventions, parcequ’ils n’ont point eu à les faire un intérêt aussi pressant que les particuliers ; parceque les nations peuvent subsister sans conventions entre elles, et que les sociétés ne peuvent se maintenir sans lois. D’où je conclus que les idées de la justice, considérée de nation à nation, ou de particulier à particulier, doivent être extrêmement différentes.

Si l’église et les rois permettent la traite des negres ; si le chrétien, qui maudit au nom de Dieu celui qui porte le trouble et la dissension dans les familles, bénit le négociant qui court la Côte-d’Or ou le Sénégal pour échanger contre des negres les marchandises dont les Africains sont avides ; si par ce commerce les Européans entretiennent sans remords des guerres éternelles entre ces peuples ; c’est que, sauf les traités particuliers et des usages généralement reconnus auxquels on donne le nom de droit des gens, l’église et les rois pensent que les peuples sont, les uns à l’égard des autres, précisément dans le cas des premiers hommes avant qu’ils eussent formé des sociétés, qu’ils connussent d’autres droits que la force et l’adresse, qu’il y eût entre eux aucune convention, aucune loi, aucune propriété, et qu’il pût par conséquent y avoir aucun vol et aucune injustice. À l’égard même des traités particuliers que les nations contractent entre elles, ces traités n’ayant jamais été garantis par un assez grand nombre de nations, je vois qu’ils n’ont presque jamais pu se maintenir par la force, et qu’ils ont par conséquent, comme des lois sans force, dû souvent rester sans exécution.

Lorsqu’en appliquant aux nations les idées générales de la justice mon esprit aura réduit la question à ce point, pour découvrir ensuite pourquoi le peuple qui enfreint les traités faits avec un autre peuple est moins coupable que le particulier qui viole les conventions faites avec la société, et pourquoi, conformément à l’opinion publique, les conquêtes injustes déshonorent moins une nation que les vols n’avilissent un particulier, il suffit de rappeler à ma mémoire la liste de tous les traités violés de tous les temps et par tous les peuples ; alors je vois qu’il y a toujours une grande probabilité que, sans égard à ses traités, toute nation profitera des temps de trouble et de calamités pour attaquer ses voisins à son avantage, les conquérir, ou du moins les mettre hors d’état de lui nuire. Or chaque nation, instruite par l’histoire, peut considérer cette probabilité comme assez grande pour se persuader que l’infraction d’un traité qu’il est avantageux de violer est une clause tacite de tous les traités, qui ne sont proprement que des treves, et qu’en saisissant, par conséquent, l’occasion favorable d’abaisser ses voisins, elle ne fait que les prévenir ; puisque tous les peuples, forcés de s’exposer au reproche d’injustice ou au joug de la servitude, sont réduits à l’alternative d’être esclaves ou souverains.

D’ailleurs, si dans toute nation l’état de conservation est un état dans lequel il est presque impossible de se maintenir, et si le terme de l’agrandissement d’un empire doit, ainsi que le prouve l’histoire des Romains, être regardé comme un présage presque certain de sa décadence, il est évident que chaque nation peut même se croire d’autant plus autorisée à ces conquêtes qu’on appelle injustes, que ne trouvant point dans la garantie, par exemple, de deux nations contre une troisieme autant de sûreté qu’un particulier en trouve dans la garantie de sa nation contre un autre particulier, le traité en doit être d’autant moins sacré que l’exécution en est plus incertaine.

C’est lorsque mon esprit a percé jusqu’à cette derniere idée que je découvre la solution du problême de morale que je m’étois proposé. Alors je sens que l’infraction des traités, et cette espece de brigandage entre les nations, doit, comme le prouve le passé, garant en ceci de l’avenir, subsister jusqu’à ce que tous les peuples, ou du moins le plus grand nombre d’entre eux, aient fait des conventions générales ; jusqu’à ce que les nations, conformément au projet de Henri IV ou de l’abbé de S.-Pierre, se soient réciproquement garanti leurs possessions, se soient engagées à s’armer contre le peuple qui voudroit en assujettir un autre, et qu’enfin le hasard ait mis une telle disproportion entre la puissance de chaque état en particulier et celle de tous les autres réunis, que ces conventions puissent se maintenir par la force, que les peuples puissent établir entre eux la même police qu’un sage législateur met entre les citoyens, lorsque, par la récompense attachée aux bonnes actions, et les peines infligées aux mauvaises, il nécessite les citoyens à la vertu, en donnant à leur probité l’intérêt personnel pour appui.

Il est donc certain que, conformément à l’opinion publique, les conquêtes injustes, moins contraires aux lois de l’équité, et par conséquent moins criminelles, que les vols entre particuliers, ne doivent point autant déshonorer une nation que les vols déshonorent un citoyen.

Ce problême moral résolu, si l’on observe la marche que mon esprit a tenue pour le résoudre, on verra que je me suis d’abord rappelé les idées qui m’étoient les plus familieres ; que je les ai comparées entre elles, observé leurs convenances et leurs disconvenances relativement à l’objet de mon examen ; que j’ai ensuite rejeté ces idées ; que je m’en suis rappelé d’autres ; et que j’ai répété ce même procédé jusqu’à ce qu’enfin ma mémoire m’ait présenté les objets de la comparaison desquels devoit résulter la vérité que je cherchois.

Or, comme la marche de l’esprit est toujours la même, ce que je dis sur la maniere de découvrir une vérité doit s’appliquer généralement à toutes les vérités. Je remarquerai seulement à ce sujet que, pour faire une découverte, il faut nécessairement avoir dans la mémoire les objets dont les rapports contiennent cette vérité.

Si l’on se rappelle ce que j’ai dit précédemment à l’exemple que je viens de donner, et qu’en conséquence on veuille savoir si tous les hommes bien organisés sont réellement doués d’une attention suffisante pour s’élever aux plus hautes idées, il faut comparer les opérations de l’esprit lorsqu’il fait la découverte ou qu’il suit simplement la démonstration d’une vérité, et examiner laquelle de ces opérations suppose le plus d’attention.

Pour suivre la démonstration d’une proposition de géométrie il est inutile de rappeler beaucoup d’objets à son esprit : c’est au maître à présenter aux yeux de son éleve les objets propres à donner la solution du problême qu’il lui propose. Mais, soit qu’un homme découvre une vérité, soit qu’il en suive la démonstration, il doit, dans l’un et l’autre cas, observer également les rapports qu’ont entre eux les objets que sa mémoire ou son maître lui présentent. Or, comme on ne peut sans un hasard singulier se représenter uniquement les idées nécessaires à la découverte d’une vérité, et n’en considérer précisément que les faces sous lesquelles on doit les comparer entre elles, il est évident que, pour faire une découverte, il faut rappeler à son esprit une multitude d’idées étrangeres à l’objet de la recherche, et en faire une infinité de comparaisons inutiles ; comparaisons dont la multiplicité peut rebuter. On doit consommer infiniment plus de temps pour découvrir une vérité que pour en suivre la démonstration ; mais la découverte de cette vérité n’exige en aucun instant plus d’effort d’attention que n’en suppose la suite d’une démonstration.

Si, pour s’en assurer, on observe l’étudiant en géométrie, on verra qu’il doit porter d’autant plus d’attention à considérer les figures géométriques que le maître met sous ses yeux, que, ces objets lui étant moins familiers que ceux que lui présenteroit sa mémoire, son esprit est à-la-fois occupé du double soin, et de considérer ces figures, et de découvrir les rapports qu’elles ont entre elles : d’où il suit que l’attention nécessaire pour suivre la démonstration d’une proposition de géométrie suffit pour découvrir une vérité. Il est vrai que, dans ce dernier cas, l’attention doit être plus continue ; mais cette continuité d’attention n’est proprement que la répétition des mêmes actes d’attention. D’ailleurs, si tous les hommes, comme je l’ai dit plus haut, sont capables d’apprendre à lire et d’apprendre leur langue, ils sont tous capables, non seulement de l’attention vive mais encore de l’attention continue qu’exige la découverte d’une vérité.

Quelle continuité d’attention ne faut-il pas pour connoître les lettres, les rassembler, en former des syllabes, en composer des mots, ou pour unir dans sa mémoire des objets d’une nature différente, et qui n’ont entre eux que des rapports arbitraires, comme les mots chêne, grandeur, amour, qui n’ont aucun rapport réel avec l’idée, l’image ou le sentiment qu’ils expriment ! Il est donc certain que, si, par la continuité d’attention, c’est-à-dire par la répétition fréquente des mêmes actes d’attention, tous les hommes parviennent à graver successivement dans leur mémoire tous les mots d’une langue, ils sont tous doués de la force et de la continuité d’attention nécessaire pour s’élever à ces grandes idées dont la découverte les place au rang des hommes illustres.

Mais, dira-t-on, si tous les hommes sont doués de l’attention nécessaire pour exceller dans un genre lorsque l’inhabitude ne les en a point rendu incapables, il est encore certain que cette attention coûte plus aux uns qu’aux autres. Or à quelle autre cause, si ce n’est à la perfection plus ou moins grande de l’organisation, attribuer cette attention plus ou moins facile ?

Avant de répondre directement à cette objection, j’observerai que l’attention n’est pas étrangere à la nature de l’homme ; qu’en général, lorsque nous croyons l’attention difficile à supporter, c’est que nous prenons la fatigue de l’ennui et de l’impatience pour la fatigue de l’application. En effet, s’il n’est point d’homme sans desirs, il n’est point d’homme sans attention. Lorsque l’habitude en est prise, l’attention devient même un besoin. Ce qui rend l’attention fatigante, c’est le motif qui nous y détermine. Est-ce le besoin, l’indigence, ou la crainte ? l’attention est alors une peine. Est-ce l’espoir du plaisir ? l’attention devient alors elle-même un plaisir. Qu’on présente au même homme deux écrits difficiles à déchiffrer ; l’un est un procès verbal, l’autre est la lettre d’une maîtresse : qui doute que l’attention ne soit aussi pénible dans le premier cas qu’agréable dans le second ? Conséquemment à cette observation, l’on peut facilement expliquer pourquoi l’attention coûte plus aux uns qu’aux autres. Il n’est pas nécessaire pour cet effet de supposer en eux aucune différence d’organisation : il suffit de remarquer qu’en ce genre la peine de l’attention est toujours plus ou moins grande, proportionnément au degré plus ou moins grand de plaisir que chacun regarde comme la récompense de cette peine. Or, si les mêmes objets n’ont jamais le même prix à des yeux différents, il est évident qu’en proposant à divers hommes le même objet de récompense, on ne leur propose pas réellement la même récompense ; et que, s’ils sont forcés de faire les mêmes efforts d’attention, ces efforts doivent être, en conséquence, plus pénibles aux uns qu’aux autres. L’on peut donc résoudre le problême d’une attention plus ou moins facile sans avoir recours au mystere d’une inégale perfection dans les organes qui la produisent. Mais, en admettant même à cet égard une certaine différence dans l’organisation des hommes, je dis qu’en supposant en eux un desir vif de s’instruire, desir dont tous les hommes sont susceptibles, il n’en est aucun qui ne se trouve alors doué de la capacité d’attention nécessaire pour se distinguer dans un art. En effet, si le desir du bonheur est commun à tous les hommes, s’il est en eux le sentiment le plus vif, il est évident que, pour obtenir ce bonheur, chacun fera toujours tout ce qu’il est en sa puissance de faire. Or tout homme, comme je viens de le prouver, est capable du degré d’attention suffisant pour s’élever aux plus hautes idées. Il fera donc usage de cette capacité d’attention lorsque, par la législation de son pays, son goût particulier ou son éducation, le bonheur deviendra le prix de cette attention. Il sera, je crois, difficile de résister à cette conclusion, sur-tout si, comme je puis le prouver, il n’est pas même nécessaire, pour se rendre supérieur en un genre, d’y donner toute l’attention dont on est capable.

Pour ne laisser aucun doute sur cette vérité, consultons l’expérience ; interrogeons les gens de lettres : ils ont tous éprouvé que ce n’est pas aux plus pénibles efforts d’attention qu’ils doivent les plus beaux vers de leurs poëmes, les plus singulieres situations de leurs romans, et les principes les plus lumineux de leurs ouvrages philosophiques. Ils avoueront qu’ils les doivent à la rencontre heureuse de certains objets que le hasard ou met sous leurs yeux, ou présente à leur mémoire, et de la comparaison desquels ont résulté ces beaux vers, ces situations frappantes, et ces grandes idées philosophiques ; idées que l’esprit conçoit toujours avec d’autant plus de promptitude et de facilité, qu’elles sont plus vraies et plus générales. Or, dans tout ouvrage, si ces belles idées, de quelque genre qu’elles soient, sont, pour ainsi dire, le trait du génie ; si l’art de les employer n’est que l’œuvre du temps et de la patience, et ce qu’on appelle le travail du manœuvre ; il est donc certain que le génie est moins le prix de l’attention qu’un don du hasard qui présente à tous les hommes de ces idées heureuses dont celui-là seul profite qui, sensible à la gloire, est attentif à les saisir. Si le hasard est, dans presque tous les arts, généralement reconnu pour l’auteur de la plupart des découvertes ; et si, dans les sciences spéculatives, sa puissance est moins sensiblement apperçue, elle n’en est peut-être pas moins réelle ; il n’en préside pas moins à la découverte des plus belles idées. Aussi ne sont-elles pas, comme je viens de le dire, le prix des plus pénibles efforts d’attention, et peut-on assurer que l’attention qu’exige l’ordre des idées, la maniere de les exprimer, et l’art de passer d’un sujet à l’autre[2], est, sans contredit, beaucoup plus fatigante ; et qu’enfin la plus pénible de toutes est celle que suppose la comparaison des objets qui ne nous sont point familiers. C’est pourquoi le philosophe capable de six ou sept heures des plus hautes méditations ne pourra, sans une fatigue extrême d’attention, passer ces six à sept heures, soit à l’examen d’une procédure, soit à copier fidèlement et correctement un manuscrit ; et c’est pourquoi les commencements de chaque science sont toujours épineux. Aussi n’est-ce qu’à l’habitude que nous avons de considérer certains objets que nous devons, non seulement la facilité avec laquelle nous les comparons, mais encore la comparaison juste et rapide que nous faisons de ces objets entre eux. Voilà pourquoi, du premier coup-d’œil, le peintre apperçoit dans un tableau des défauts de dessin ou de coloris invisibles aux yeux ordinaires ; pourquoi le berger, accoutumé à considérer ses moutons, découvre entre eux des ressemblances et des différences qui les lui font distinguer ; et pourquoi l’on n’est proprement le maître que des matieres que l’on a long-temps méditées. C’est à l’application plus ou moins constante avec laquelle nous examinons un sujet que nous devons les idées superficielles ou profondes que nous avons sur ce même sujet. Il semble que les ouvrages long-temps médités et longs à composer en soient plus forts de choses, et que, dans les ouvrages d’esprit comme dans la méchanique, on gagne en force ce que l’on perd en temps.

Mais, pour ne pas m’écarter de mon sujet, je répéterai donc que, si l’attention la plus pénible est celle que suppose la comparaison des objets qui nous sont peu familiers, et si cette attention est précisément de l’espece de celle qu’exige l’étude des langues, tous les hommes étant capables d’apprendre leur langue, tous par conséquent sont doués d’une force et d’une continuité d’attention suffisantes pour s’élever au rang des hommes illustres.

Il ne me reste, pour derniere preuve de cette vérité, qu’à rappeller ici que l’erreur, comme je l’ai dit dans mon premier discours, toujours accidentelle, n’est point inhérente à la nature particuliere de certains esprits ; que tous nos faux jugements sont l’effet ou de nos passions ou de notre ignorance : d’où il suit que tous les hommes sont par la nature doués d’un esprit également juste, et qu’en leur présentant les mêmes objets ils en porteroient tous les mêmes jugements. Or, comme ce mot d’esprit juste, pris dans sa signification étendue, renferme toutes sortes d’esprits, le résultat de ce que j’ai dit ci-dessus c’est que tous les hommes que j’appelle bien organisés étant nés avec l’esprit juste, ils ont tous en eux la puissance physique de s’élever aux plus hautes idées[3].

Mais, répliquera-t-on, pourquoi donc voit-on si peu d’hommes illustres ? C’est que l’étude est une petite peine ; c’est que, pour vaincre le dégoût de l’étude, il faut, comme je l’ai déja insinué, être animé d’une passion.

Dans la premiere jeunesse, la crainte des châtiments suffit pour forcer les jeunes gens à l’étude ; mais, dans un âge plus avancé, où l’on n’éprouve pas les mêmes traitements, il faut alors, pour s’exposer à la fatigue de l’application, être échauffé d’une passion telle, par exemple, que l’amour de la gloire. La force de notre attention est alors proportionnée à la force de notre passion. Considérons les enfants : s’ils font dans leur langue naturelle des progrès moins inégaux que dans une langue étrangere, c’est qu’ils y sont excités par des besoins à-peu-près pareils, c’est-à-dire, et par la gourmandise, et par l’amour du jeu, et par le desir de faire connoître les objets de leur amour et de leur aversion. Or, des besoins à-peu-près pareils doivent produire des effets à-peu-près égaux. Au contraire, comme les progrès dans une langue étrangere dépendent, et de la méthode dont se servent les maîtres, et de la crainte qu’ils inspirent à leurs écoliers, et de l’intérêt que les parents prennent aux études de leurs enfants, on sent que des progrès dépendants de causes si variées, qui agissent et se combinent si diversement, doivent par cette raison être extrêmement inégaux. D’où je conclus que la grande inégalité d’esprit qu’on remarque entre les hommes dépend peut-être du desir inégal qu’ils ont de s’instruire. Mais, dira-t-on, ce desir est l’effet d’une passion. Or, si nous ne devons qu’à la nature la force plus ou moins grande de nos passions, il s’ensuit que l’esprit doit en conséquence être considéré comme un don de la nature.

C’est à ce point, véritablement délicat et décisif, que se réduit toute cette question. Pour la résoudre il faut connoître et les passions et leurs effets, et entrer à ce sujet dans un examen profond et détaillé.


  1. On ne peut nier cette proposition sans admettre les idées innées.
  2. Tantum series juncturaque pollet.
  3. Il faut toujours se ressouvenir, comme je l’ai dit dans mon second discours, que les idées ne sont en soi ni hautes, ni grandes, ni petites ; que souvent la découverte d’une idée qu’on appelle petite ne suppose pas moins d’esprit que la découverte d’une grande ; qu’il en faut quelquefois autant pour saisir finement le ridicule d’un homme que pour appercevoir le vice d’un gouvernement ; et que, si l’on donne par préférence le nom de grandes aux découvertes du dernier genre, c’est qu’on ne désigne jamais par les épithètes de hautes, de grandes, et de petites, que des idées plus ou moins généralement intéressantes.